Octobre – Novembre –Décembre 1917
Remarque : il semble sur cette période que beaucoup de lettres manquent.
Le 7 octobre 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère Petite,
Cinq heure et demie et il fait noir. Nous sommes en hiver, il n'y a pas à tortiller et la bataille continue. C'est là, certainement que se joue la grosse partie. Comme c'est curieux l'histoire, un recommencement perpétuel : j'étais allé dernièrement à Hondschoote qui en Somme est sur ce front. Sais-tu bien que cette petite ville fut brûlée une vingtaine de fois au cours des guerres précédentes et il en est de même pour pas mal de nos villes belges avoisinantes. Huygens qui est allé par faveur à Nieuport me dit qu'il n'y a plus rien, mais rien, tout est rasé. les Halles dont tu as vu un croquis étaient encore reconnaissables, il en reste parait-il maintenant à peine 20 mètres carrés de muraille debout. Et ce n'est pas fini, si nous avançons et tout le fait prévoir, je crains pour Tournai, il existe très probablement sur l'Escaut une seconde ligne de défenses qu'il faudra enlever de force et... alors !
Je viens de recevoir un mot de l'officier à qui j'avais parlé de Robert. Il ne peut rien, des instructions nouvelles sont en vigueur. Ce pauvre vieux va s'en faire ! Je vais tâter d'un autre tuyau, moins bon il est vrai mais ce sera toujours cela. Je suis hanté par cette idée qu'il va entrer dans la danse et dans quel moment !
J'ai reçu aussi une lettre de Chigot (?) ; c'est un modèle du genre. Il m'invite, me cajole, veut me prêter de "ce vil métal" (?) etc, bref il parle à C. par-dessus ma tête. C'est charmant. Puisqu'il est si prêteur, si on lui envoyait Lucien, je me tords de la bobine qu'il ferait.
Il pleut comme vache... anglaise (souvenir). J'ai allumé un bon petit feu et me voilà parti pour une longue soirée solitaire qui ne sera interrompue que par la bouffe. Ce n'est pas méchant de faire la guerre comme je la fais présentement. Plus de bombardements, plus d'avions. C'est la plate quiétude. Je ne m'en plains pas.
Je ponds, je ponds, je ponds.
Je, je, je, ... je crois que je parle pas mal de moi. tu as toi la ressource des enfants quand tu donnes des nouvelles tandis que moooâ, étant seul, je n'ai que l'odieux "jejetage".
Ah ! Je reprends ta lettre. Où faire vacciner la Charmante mais sur le gras de la fesse me semble-t-il ? le médecin d'ailleurs qui a l'habitude de prévoir cette coquetterie te le dira lui-même. Qu'il n'aille pas te vacciner par la même occasion zul ! Je m'y oppose formellement !!!
Si un de tes chagrins peut me réjouir c'est bien celui dont tu me parles en me considérant ton "essentiel" absent, tu peux m'en croire je suis aussi comme un amputé, cherchant parfois la moitié de lui-même. Pas peur ! va ! quand nous nous reverrons, nous nous "essentiellerons" d'importance je te le promets... me fais-tu la même promesse ? Tu te peinturlures ? C'est donc que tu souffres encore de ce point ? Et tes piqûres ? Pèse-toi et dis moi si tu grossis toujours. Le quaker Oab est très bon mais peut être difficile à trouver, il peut se remplacer au besoin par du porredge, prononcer "poridge" qui se vend dans les grands magasins. Cela se fait comme le quaker, à l'eau ou au lait et avec du sucre.
Ne me fais pas de colis, petite, mets moi seulement de temps en temps un bouquin à la poste, si tu en as bien entendu.
Le brave Louis Fichelle m'attend à déjeuner pour demain et je vais lui poser un lapin, il faut que je sois lundi ici, grande réunion consultative à cause du changement de la section et puis le temps n'est vraiment pas propice pour les ballades à pied, en voiture ou à cheval. Tant pis, je m'excuserai.
J'embrasse Hou Quinette. J'embrasse Tchaman là, et j'embrasse la petite maman tout partout.
Fernand
Le 21 octobre 1917
De Fernand à Juliette
Chère Petite,
Ceci est ma troisième lettre, une première écrite cette après-midi dans l'état vagalamiste , déchirée, la seconde dans l'état de stupide lassitude après avoir fait effort louable pour me remettre dans le train en travaillant "coûteux que coûte", vais-je être aussi bête dans cette troisième, larmoyant, égoïste et embêtant ? Je ne la ferai pas longue dans tous les cas cette lettre, il y a des jours "où l'on a pas envie de causer". Tout pourrait se dire en regards, en caresses, en... oui je suis dans un de ces jours. Crois-tu que c'est déveinard qu'étant ainsi aujourd'hui il a fallu que je voie un peintre partir en congé pour Paris ? Ça m'a rendu très jaloux et maussade. je me suis five au cloker pour la peine, cela m'a distrait un peu. J'ai rencontré à ce five au clok un interprète qui va donner un joli coup d'épaule à mon exposition projetée, il y a du tuyau, du nouveau riche et je vais entamer sa conquête à fond en lui offrant un bout de croquis. Plus je réfléchis à mon projet et plus je lui vois une chance de réussite. je le vois même en plus grand dans quelque salle publique. J'ai un tel fonds... commercial ! Des peintures, des dessins, des aquarelles !
Demain matin je reçois la visite des Anglais en question. Si je vends, je m'offre quelque chose de riche à cause de l'imprévu. Les copains chansonniers et autres sont d'ailleurs dans la combine et il faudra bien, que je le veuille ou non exécuter une bouteille. Ainsi se tue le temps qui me le rend d'ailleurs. C'est étonnant ce que ce bougre là accentue mes rigoles dans mon charmant visage... comme j'étudie le dessin d'après moi, je peux en juger.
Et vous autres, chers tous, pensez-vous à moi ? Sent-on le vide quand je n'y suis pas ? Vous me manquez tellement que je me vous figure (assez prétentieusement) gémissant tous les trois sur mon absence (quelle phrase ! quand je te disais que j'étais abruti). Je cesse, je reprendrai cette lettre demain quand je pourrai exprimer quelque chose en langage clair ou encore quand j'aurai quelque chose à exprimer.
Chère petite,
J'ajoute quelques mots au feuillet que j'ai dû abandonner hier par abrutissement total. Aujourd'hui, dimanche, le temps est magnifique, je me suis fait coquet et j'attends mes Anglais. Viendront-ils ? Achèteront-ils ? cette lettre partira avant que je puisse la reprendre sur ce sujet. Il faut même avant qu'ils arrivent que je retouche une toile et cette lettre sera brève. Quelle explosion hier soir ! Cette guerre n'a plus rien de positif pour l'entendement.... je venais de me coucher quand un souffle prolongé en même temps qu'un bruit énorme a fait vaciller la maison comme un roseau. J'ignore encore ce que c'était ... mais il se peut que je n'en sache jamais rien, l'oubli et le manque d'intérêt s'allient si bien pour faire considérer comme sans conséquences les choses les plus fantastiques ! C'est ainsi qu'il y a eu ici voici quinze jours, un dimanche après-midi une déflagration telle que les vitres ont été brisées un peu partout. Les uns disaient que c'était un gros obus d'autres un accident, bref, malgré les enquêtes, on ne sait rien, et au demeurant tout le monde s'en fout, sauf ceux qui ont été lésés. Une chose comme celle-là aurait occupé les journaux pendant un mois en temps de paix et tu le vois, c'est incidemment que que t'en parle, et combien de temps après !
Je viens de lire le bouquin, "Au-dessus de la mêlée" de Romain Rolland. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Au-dessus_de_la_m%C3%AAl%C3%A9e_(texte)). (c'est un livre épatant, personnel, courageux, car il ose dire des vérités à l'encontre de la meute stipendiée des journaux hurleurs de faux enthousiasmes. Nous aurons ce livre dans notre bibli.
Je te quitte petit loup. Je vais retoucher mon tableau avant que mes zèbres n'arrivent.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Fernand
Le 25 octobre 1917
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Quatre jours sans lettres. Je me suis enquis aujourd'hui, on les a vues à la 19eme Cie et je les aurai demain à moins qu'elles n'aient repris le chemin de Paris. Voilà ce que c'est que de changer de bazar et surtout de se fier à de feintes bonhomies... C'était un sergent Major qui m'avait juré ses grands dieux qu'il tenait à m'être agréable : il a bien tenu son serment. Enfin ne rouspétons pas trop la vie n'est pas trop cruelle pour nous en ce moment.le défilé des alliés continue et une journée dans l'autre je me fais une centaine de francs... depuis dimanche et nous sommes mercredi (je mets à part la forte somme que je t'ai dit hier). Je suis heureux d'avoir trouvé l'occasion de te faire faire un petit souvenir, ô bien modeste mais auquel tu attacheras quelque prix, je l'espère quand tu sauras dans quelles conditions il t'est offert. Voici : je rentrais le soir, une jeune fille m'attendait. "C'est à vous que je voudrais parler". "Dites" "Voilà Monsieur, j'attendais mon fiancé, fusilier marin, en permission aujourd'hui et il est mort, tué avant-hier" (ici des pleurs) "et je viens vous demander de faire son portrait d'après cette photo ; je ne regarderai pas au prix... Pauvre femme ! J'ai une vive répugnance à travailler d'après photo, tu le sais... que faire ? cette malheureuse d'une part, et d'autre part l'épouvantable compromission dans laquelle je me suis engagé vis-à-vis d'un même cas (portrait de la sœur d'un capitaine anglais) pour gagner quelques livres au mépris de l'art... je me suis dit "flûte, je vais me racheter et j'ai décidé de faire ce fusilier contre un modeste cadeau, un mouchoir brodé, pour toi. N'est-ce pas, petite femme, que, quel qu'il soit ce souvenir te sera précieux ? ... Il y a affaire de cœur là-dessous et comme il bat pour toi et nos lardons, tout va bien, s'pas ?
Dans ta prochaine lettre, tu me diras, exactement ce qu'il te reste comme fonds disponibles. J'ai quelques achats dont je veux te charger et je dois savoir où tu en es. Les couleurs augmentent de prix tous les jours, la toile aussi et il me faudrait avoir une provision pour parer à toute éventualité. De plus il va falloir des cadres et suivant ta réponse en mesurant le temps bienheureux qui nous rapproche, je saurai si je peux te charger de ces commandes. Je te parle "affaires" et uniquement de cela. C'est que je n'ai guère ma tête à moi : les visites se succèdent et je dois me grouiller pour faire face à tout, m'occuper des détails et de sauvegarder ma liberté d'artiste.
Je vous embrasse tendrement, et à dans 20 jours peut-être... Dis-moi aussi quand ça tombe et quand ça finit.
Fernand
à inscrire au livre : Major Juge 175 fr (St Jacques Cappelle), Longham Hotel Portland Palace London, captain C. Wren, Howard Ellendale road, Hampstead London, 2 dessins croquis, 150 fr.
Le 27 octobre 1917
De Fernand à Juliette
Chère Petite,
Je suis à ramasser à la cuillère. Je fais des journées vraiment fatigantes. Ce matin, un portrait, petite esquisse (à marquer, major Juge, sketch. 125) et cet après-midi une séance d'étude pour l'image de Christmas d'un régiment (à marquer Ct Pernel 100 fr). Demain j'aurai encore quelque compte à te signaler très probablement, de plus j'ai une commande ferme assez importante si je vais à Ypres. Il n'y fait pas très bon, entendu !... mais beaucoup, énormément vont à Ypres et en reviennent... alors je tente le coup et fais en ce moment toutes les démarches nécessaires. Si les affaires continuent ainsi je vais mettre un bouchon sur mon cœur récalcitrant et remettre à une semaine ou deux l'espoir de vous revoir... Quand on est papa, il faut savoir faire quelques sacrifices fussent-ils aussi durs que celui-ci (veux-tu te taire polissonne !). je vous embrasse tendrement. Excuse-moi je suis vraiment très flapi et demain journée chargée encore.
Fernand
Je viens d'écrire à la poste pour mes lettres. Je vais les avoir incessamment, d'un bloc... quelle bonne dégustation !
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Retour de Fernand en permission
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Le 12 novembre 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Je comptais partir ce matin : il fait un temps infect, pluie, vent, tempête même. Je reste et je m'ennuie. Quand ce bazar se terminera-t-il ? Comme j'ai hâte de me retrouver près de vous, chère petite famille et de vivre dans la quiétude d'un probe et fructueux labeur. Quelle nuit ! le temps hier soir était lourd, orageux, mais calme, les avions ennemis bien entendu en ont profité et nous avons attrapé une petite dégelée, mais ce n'est pas cela qui fut le pire de ma nuit agitée. Un cauchemar affreux pendant lequel j'ai dû sangloter comme un gosse ! Et pour cause ! Tu ne m'aimais plus et fort froidement tu m'en donnais les raisons en exprimant tes regrets : j'avais pour toi de lâches complaisances et quand enfin je me suis réveillé je suis resté longtemps à me demander si ce n'était qu'un rêve, tant celui-ci avait de cruelles précisions. Je me rendors tant bien que mal et un autre cauchemar me prend, celui-là à l'envers du précédent et me vengeant... jusque là de ce que j'avais souffert. Et cette nuit ne me tient pas quitte de son souvenir. Il me hante et je suis cafardeux. J'ai employé mon temps à des nettoyages stupides, des organisations pratiques pour de rudes et combattifs travaux que je ne ferai pas sans doute. J'ai envie avant tout de vous "possedère" de vous "repossedère" tous trois et longuement. Et je suis seul et comme exilé dans la pluie inexorablement grise et froide.
J'ai reçu tout à l'heure Lyssen (?). Je lui ai dit que sa commission chez Tullis était faite, me fiant à ta promesse. Tu sais les douze ou treize francs à remettre rue de la Gde Chaumière. Puisses-tu avoir pensé à cette corvée nouvelle que je t'ai laissée dans mon égoïsme casanier.
Une semaine depuis mon retour ! Comme le temps m'a paru long ! Je croirais volontiers un mois de séparation ! Comment vont nos chers petits ? La soeur Hou Quinette continue-t-elle à prospérer ? As-tu trouvé une femme à journée convenable ? Je n'ai pas encore revu Robert ni Fichelle. Une longue expérience de nez de bois et des déceptions que j'en éprouve me fait reculer à voyager sans certitude ou rendez-vous et les rendez-vous... maintenant... avec les lenteurs postales au front !...
Je n'entends rien dire de l'exposition de Suisse si ce n'est quelques ventes au travers desquelles je passe.... je me doutais un peu de cela, je manque d'appuis.
Je t'embrasse petite femme bien aimée, aime-moi bien, tu es tout pour moi avec Tchaman et Hou. Embrasse les tendrement de ma part. Quand tournerons-nous tous en rond autour du clair soleil de la vie !
Fernand
Le 14 novembre 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite,
Tu avais le nez creux. Je reçois ta lettre à laquelle tu as joint celle d'Honorine. Elle ne revient pas et tu t'en doutais. Cependant je crois bien que si elle était libre elle rappliquerait vivement. Penmarc'h est bien éprouvé et ce n'est pas fini. Je crains fort pour le frère blessé : nos parages ont fait des coupes sombres parmi les malheureux Bretons. Robert te l'ai-je dit m'annonce son départ pour le vrai front et j'ignore encore le secteur que prendra son unité. Les avis sont partagés, les uns disent blanc les autres noir et il me faudra attendre de ses nouvelles pour aller lui dire bonjour, ce qui sera plus facile pour moi que quand il était à l'arrière. Tu me dis être allé chercher la carte de charbon et tu ne me dis pas si tu as pensé par la même occasion à demander le certificat de résidence pour notre poilu mille pattes.
Ne te fais pas de mouron pour ma capote, Berchmans n'a naturellement trouvé personne pour me la faire remettre et s'en fout comme d'une guigne. Mais malin je m'en suis procuré une autre avec la complicité de Genval et je n'ai rien perdu au change. il a fait aujourd'hui un temps merveilleux qui m'a réconcilié avec la peinture. J'ai vécu dehors et ai brossé deux petites pochades dont l'une vaut je crois mon dérangement. Je pensais partir ce matin avec tout mon bazar en bandoulière mais ma garce de bécane n'a rien voulu savoir, elle a les pneus nickelés... alors je m'en suis consolé en m'étendant sur le sable qui était presque tiédi par le soleil de printemps.
J'ai reçu quelques mots de la Mazelière. Papa !... une fille. sans commentaires : il saute tout de suite à un autre sujet et réclame des nouvelles à cor et à cris. J'ai entendu parler tout à l'heure de Fossoul par des soldats qui me regardaient travailler. Il parait que c'était un brave type qui se foutait un peu du bazar "on l'aimait". Ce qui m'a paru curieux c'est que les soldats faisaient un rapprochement entre son art et le mien "il dessinait en perspective" "au réel" et faisait de "l'esculpture", je ne lui savais pas ces talents et toi ? Il a disparu après une entorse qui l'avait mené à l’hôpital. Si Robert pouvait en attraper une comme cela, c'est ça qui serait chic pour lui. Ainsi tu as vu Yvonne ? Et son fiancé ? A-t-elle embelli, enlaidi ? Quoi ? tu ne me donnes aucun détail. Il est vrai, chère petite que je ne sais pas être exigeant en ce moment pour la correspondance. J'ai pu me rendre compte du boulot que tu t'envoies tous les jours. je suis heureux que Tchaman pense à moi. Je soigne cela aussi quand je reviens ! Je fais même des bassesses, des grimaces de clown pour tenir son affection. Pour toi j'en ferais autant tu sais si cela pouvait t'être agréable carje tiens à te plaire. cependant, sachant que tu aimes le mâle, ton caprice n'ira pas jusque là et me permettra d'être... intégralement à ce que je suis, c'est à dire tyran, brutal, ivrogne et quelque fois satyre.
Rirn de neuf à part cela : la guerre continue on raconte les pires choses sur l'Italie, que Venise serait au pouvoir des Boches etc... Les Russes aussi sont un peu là, les journaux disent maintenant que le rouleau compresseur des cosaques va nous lâcher. Il est loin l'écho du galop des cosaques sur Berlin ! On déchante un peu partout évidemment et la campagne des scandales en France doit avoir des dessous politiques qui s'éclairciront sous peu. Encore trois mois et nous saurons peut-être si la guerre cessera ou durera encore trois ans au bas mot. À ce moment, nou aura sept ans et nous soupirerons d'aise à l'idée qu'il a failli être de la grande guerre.
Embrasse-le, embrasse hou Quinette, comme je t'embrasse chérie, c'est à dire tendrement et de toute la force de mon amour.
Fernand
Le 14 novembre à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Incapable de travailler j'erre solitaire en m'ennuyant mortellement. Je reviens de la plage où j'ai trouvé quelques minutes de répit en ramassant des coquillages pour le Tchaman Nou. Jadis quand j'étais seul je parvenais à penser ou à vibrer sur tel souffle d'air, sur tel joli ton fugitif dans le ciel, dans l'eau ou l'herbe, maintenant comme à bout, je regarde sans émotion véritable recherchant dans le vide le fil ténu imperceptible capable de me relier aux sphères de l’enthousiasme. j'ai changé dix fois d'avis depuis ce matin. Je devais aller voir Robert, au moment de monter dans une auto de fortune, j'apprends par une lettre que le pauvre est décidément en route pour les tranchées. Les tranchées ? lesquels ? il y en a beaucoup. Je renonce donc pour aujourd'hui à aller le voir. À midiune éclaircie, le temps semble se dégager de la pluie, je gonfle mon vélo, j'airai à Hondschoote travailler, je monte à ma chambre et contemple mon matériel à transporter, impossible, trop de vent... j'en prépare, un plus réduit... oui... mais à quoi bon ? ... encore quelques annotations hâtives... je ne partirai pas. J'ouvre un livre, il m'embête... Je vais à la plage et je mange deux moules, deux pauvres petites bestioles grandes comme une dent. Beau résultat !. Et c'est la guerre ! Et pendant combien de temps encore. Tous els jours des blessés, des tués, ici, là, au hasard d'un tir fantaisiste ou du passage capricieux d'un avion. Et je suis seul, inexorablement seul. Les camarades aussi bons soient-ils m'embêtent vivement, je les fuis après quelques instants de conversation. Ils sont impuissants à me distraire du manque de tendresse que j'éprouve. De plus en plus ta présence non seulement m'est chère mais encore m'aide à supporter le vide que les hommes font malgré la nature si belle et si gaie. Oui, je vois, je connais le remède. Retrouver les heures exquises de Penmarc'h. Ton corps au soleil et la joie de ma palette active. Je crois que nous pourrons retrouver ces moments perdus et je m'ingénierai dans cette recherche, dès que nous nous retrouverons. Et les enfants bénéficieront eux aussi de cette vie saine et joyeuse comme un matin de printemps. Tiens : Rien que de parler de cela, je sens mon énergie renaître, il me semble connaitre si bien le chemin du bonheur (pas le bonheur fade tu sais !) que je brûle de me mettre en route.
À propos de route, il me vient un écho tout autre. je vais avoir enfin mes papiers pour Ypres. "Cela ne peut plus tarder" m'a dit le Ct et je pense les avoir fin de cette semaine. Sans doute travaillerai-je là-bas deux semaines après quoi retour ici, mise en route de quelques toiles et demande de congé. Soit un mois pour le tout
Je termine cette lettre ce matin, lundi, un soleil magnifique, mon humeur semble s'être améliorée dans la nuit comme la chicorée. je me suis même surpri à chanter "Musette" en me débarbouillant. Il y a bon. je ne sais plus si je pars ou si je reste, jamais je n'ai été aussi indécis, aussi veule de ma vie.
Je vous embrasse tendrement chère Bienaimée et vous aussi mes charmants Nou et Hou. J'ai hâte de soigner mon cœur à votre soleil.
Fernand
Le 19 novembre la réception
De Fernand à Juliette
Chère Gros Boulot,
Enfin je reçois ta lettre tant attendue et je prends note de ton bénévole serment : à savoir que tu m'écriras tous les deux jours. Tout ce que tu as fait est très bien et je m'épate des ressources que tu as déployées. Au retour je ferai comme les Bulgares qui fument en regardant travailler leur femme. La question du poêle est évidemment mystérieuse et puisque la chose est faite malgré tout, je regrette de ne pas t'avoir donné le coup de main demandé.
Je suis décidément un peu souffrant ma chérie, une grosse grippe qui me fout en bas comme cette indisposition sait le faire à ta connaissance. Rapides ondes de fièvre, des poids dans le dos des membres sans force et avec ça une toux et un nez un peu là ! Zul ! Ce n'est pas grave évidemment, le coffre est solide, mais c'est incommodant. J'ai comme les poissons la gueule ouverte et je prends d'air ce que j'en peux et ce n'est pas lourd. Je me demande si c'est à des imprudences ou au foutu climat d'ici que je dois cela ! Je te disais combien j'avais été péniblement frappé du nombre de toussotant parmi les solides gaillards d'un régiment d'Écosse. je suis dans le genre de ces solides gaillards et je ne supporte pas ces sautes de beau et de mauvais temps, ces brouillards et cette eau salée. Que la guerre finisse et on verra si je serai souvent dans ce patelin... Bien que j'y ai des attaches... oui je dois te l'avouer (me pardonneras-tu les rêves sont pour le moins suspects)... J'ai un enfant ! Un enfant que je n'ai pas fait et que j'ai endossé cependant. Il doit dater du temps où les moricauds ont passé par ici. Cet enfant est noir. Il a les yeux verts et une charmante gouttelette de poils blancs sur son paratonnerre. C'est un chat qui présentement ronronne en partageant ma couche. Il est au chaud et son petit ventre est plein. Il se lèche les babines en me regardant d'un air mystérieux qui en vaut deux. Reconnaissance ? Menfichisme ? Peu importe, je l'ai adopté puisqu'il était orphelin et traînait dans le froid et la boue. En compensation de sa nourriture, il subira ma présence mes taquineries, mes conversations et mes transports caressants. Je ne serai plus seul et son commerce ne pourra me coûter plus qu'un coup de griffe de temps en temps. Où sont les êtres aimés qui ne coûtent pas d'avantage, où sont les amis qui n'ont que cela à se reprocher ? Me voilà donc en société ; je m'organise dans la guerre.
Toi aussi, mon petit loup tu t'organises et je t'approuve fortement de prendre une femme la journée. C'est ça qui va te soulager pour les grosses besognes. Et la couturière, bravo ! Tâches qu'elle soit jolie, les jolies femmes ont plus de goût que les laiderons, et puis c'est plus agréable pour les permissionnaires ! Je me demande comment tu t'organises pour aller au Trocadéro. les enfants ?... Tu demanderas à Jeanne sans doute ? Quelle histoire avec Juleau (?) ! Vraiment je suis navré et décidé à ne plus m'endormir dans les délices de Capoue dans mon prochain retour. C'est que tout est si bon quand on rentre près de vous, chère petite famille, on est si faible devant un mot gentil de la dabesse, un trépignement affectueux du lardon major et un rejet du lardon junior !
Je te quitte, chère amie, chère maîtresse toujours aimée mieux que la veille. Je t'embrasse et j'embrasse nos enfants (très poétique dis ? ! )
Fernand
Le 19 novembre, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite,
Comme chaque jour je quitte mes occupations et t'écris. Quoique je puisse te dire, te redire de bêtises, cela vaut tout de même mieux que d'aller au café. Les soirées sont si longues maintenant ! J'allume ma lampe de si bonne heure, quatre heures et demie, je crois qu'à cinq heures je me demande si l'heure de la bouffe n'est pas encore venue.... sur cette constatation toujours négative, je me livre à la douce habitude de bavarder un peu. C'est la seule habitude que je m'autorise parce qu'elle ne vieillit pas, contrairement à toutes les autres, fussent-elles vertueuses ou hygiéniques !
Je mijote dans une chaleur douce, de serre ou d'orangers et cette chaleur dessèche ma bouche que je continue à ne pouvoir fermer, rapport comme dirait celui-là d'Auvours que j'ai un nez qui n'est pas un nez et quand je tire de l'air je ne tire pas d'air. cependant cela va mieux et je suis un peu moins oppressé. la preuve en est que j'ai commencé un nouveau tableau et dont le début promet. Ces tableaux nouveaux que j'ai l'air de pondre à la grosse, sont en somme le fruit d'une longue gestation des études qui dorment depuis des mois dans mes cartons. J’emploie mes ressources suivant ma méthode personnelle qui fait l'objet de plus d'une parlotte entre bons petits amis. Il m'en vient des échos de loin en loin et je ne m'en fais ni souci ni gloire, sachant ce que je suis et ce que je voudrais être. pas un de ceux-là, vaniteux, ne pourra dire ce que je me dis de moi en toute humilité. Ce serait évidemment assez réconfortant d'avoir un bon frère près de soi, quelqu'un qui croie en vous... au lieu de cela j'ai mon enfant adoptif qui ce matin, le monstre, a pissé sur un dépot sacré, mes lettres que je cache dans une boite en bois sous un sanitaire. le pauvre a confondu autour et alentour, près de cette caissette s'en trouvait une autre contenant du sable. Son appétit est énorme et sa bonne humeur charmante, comme c'est un matou et qu'il est homme de robe parce que greffier, j'ai bien l'intention de le pousser dans le voie de Rabelais.
En voilà beaucoup sur mon réconfort de cénobite. Et les tiens de réconfort, petite maman, ça c'est du nanan ! Comment vont-ils les oisillons ? Les charmantes miniatures de bébés ? Je ne peux que te questionner à leur propos, je t'ai dit si souvent combien ma pensée inquiète et affectueuse les entourait qu'il devient fastidieux de le répéter. n'a-t-on pas encore fait les photos ? Je me tourmente d'avoir une image de leurs têtes réunies. Et de la tienne, donc ! Ne serait-ce que pour me livrer... Non je ne le dis pas, je pensais tout simplement à Rodenbach et à une certaine chevelure... (!) (N.B. semble une référence au livre Bruges le morte de Georges Rodenbach https://fr.wikipedia.org/wiki/Bruges-la-Morte) (Ne me gronde pas, je suis sage).
Je ne sais toujours pas où est Robert, certains me disant que son regt serait dans un nouveau secteur conquis depuis l'avance si faible des derniers temps. Le bruit court aussi qu'un regt de sa division et dont j'ignore le numéro aurait subi d'assez lourdes pertes par le gaz. Qu'est-ce qu'une maman doit souffrir quand son fils est au front ! Et ce n'est que mon frère et j'ai vécu là où il est et je me tourmente comme jamais je ne me suis tourmenté dans les pires éventualités pour moi-même. Il est vrai que son rôle est plus sérieux que le mien.
Lui as-tu envoyé son certificat ? Prends-tu bien régulièrement ton huile ? Ne dois-tu pas revoir le médecin ? Et Hou Quinette ? ne sera-t-il pas temps de la vacciner ? Je lis un livre épatant qu'un camarade m'a prêté. "Souvenirs d'enfance" de Renan. (Souvenirs d'enfance et de jeunesse (1883), d'Ernest Renan) C'est grave et gracieux à la fois, c'est de la raison pure et de l'art enthousiaste. Il me fait comprendre les Bretons, la Bretagne et les Bretonneries. Comme nous pigeons légèrement les choses et les gens d'ordinaire. À lire quelques bouquins comme cela, on demeurerait plus indulgent et surtout plus circonspect dans ses jugements.
Fernand
Sans date (probablement fin novembre 1917)
De Fernand à Juliette
Chère petite Juliette,
Que te dire ? Je vis entre mes quatre murs où je me débats entre les doutes, les incertitudes et un rhume sauvage. Je lutte courageusement en travaillant, n'ayant que cette ressource et un chat. De loin en loin un camarade vient me voir et me dérange, s'il ne m'est pas très très sympathique. Je deviens ainsi par force, ayant acquis la triste expérience des impossibles bonnes humeurs en groupe et la vive répugnance des chapelles en sous-groupe. Ceux-ci ne sont jamais formés que contre l'un ou l'autre ou contre telle tentative généreuse : toujours contre quelque chose et jamais "pour". Comme je suis "pour" en principe étant plutôt altruiste je ne puis me mêler d'aucune coterie. Je dois dire en surplus que celles-ci ne seraient possibles qu'elles me feraient rire malgré tout étant formées aujourd'hui de X et Y contre Z. Demain de Z et de X contre Y et ainsi de suite. Les artistes sont essentiellement versatiles et primesautiers et s'ils se laissent aller à leurs caprices moraux ce sont de véritables poulets sans tête. "Mon coeur à vous" "à toi", ici, là,"Ils ne savent où donner du cœur et le donnent si bien durant ces courses rapides qu'il n'en reste pas une miette pour les absents.
Il est plaisant de constater que je me demandais ce que j'allais te dire. de fil en aiguille et bien sans le vouloir je viens en bon artiste de faire ma chapelle hors laquelle il n'y a pas de salut ; mais c'est qu'ici en toi est ma seule et définitive chapelle. Tu m'as dit un jour où tu démontrais mes défauts que j'étais un tantinet mauvaise langue... ne crois-tu pas que cette observation ne devrait se faire que par toi à qui je dis tout le mal que je pense des autres ? Il en résulte une somme assez estimable mais assez réduite cependant pour que te contredisant, tu me trouves en même temps trop optimiste ?
Parlons d'autre chose. Es-tu contente de ta femme à journée ? Tu me dis qu'elle vient, mais j'ignore si tu en es satisfaite ? Et cette séance au Trocadéro ? Bien aussi ? Qu'est-ce que Tchaman Nou a dit des poilus kakis du ciné ?
Je sais où est Robert. Assez loin, encore au cantonnement dans le secteur de Boesinghe où je suis allé jadis et où je te disais qu'était le frère d'Honorine. je pense qu'il va sauter sur sa perme à pieds joints.
Qu'est-ce que la grenouille doit dire de ses compatriotes ! Son mari paraissait beaucoup moins patriotique la dernière fois que je l'ai vu. Il est vrai que chacun, in petto, sent fondre cette exaltation magnifique.
Je t'annonce puisque tu ne lis pas les journaux que Clémenceau le Tigre est au pouvoir et que ça va barder (N.B. Clémenceau devient Président du conseil le 16/11/1917). Nous allons voir du nouveau.
Dans une quinzaine de jours ce sera la fête du Tchaman (N.B. Son fils André est né le 3 décembre). Je ne serai pas là et je le regrette. Je lui enverrai une belle lettre de fête, illustrée. En attendant en voici une pour le récompenser de demander que je revienne. Et Hou Quinette ? pôôôv petite ! si petite, qu'on ne sait trop quoi dire à son propos. Lui dire qu'on l'aime... s'en fiche et on le sait nous deux... qu'on pense à elle... il ne manquerait plus que ça.
Tout autre est la maman qui se repose vraiment trop sur tel lointain "constant et fidèle". Qu'elle prenne garde la maman ! Qu'elle soigne son poulet si elle y tient. Qu'elle lui écrive longuement maintenant qu'elle a plus de temps. Qu'elle lui dise des choses "même" destinées à tromper les impatiences amoureuses. L'oeil ! l'oeil et la plume... la plume surtout, va.
Je t'embrasse tendrement
Fernand
Sans date
De Fernand à Juliette
Chère petite,
J'ai bien envie de vous tirer les oreilles, pas de lettre aujourd'hui... Par principe égalitaire je tire sérieusement les miennes, je n et'ai pas écrit hier. La faute en est à une fièvre inouïe de production. Je prends à peine le temps de manger et quand je quitte mon boulot je suis absolument réduit. Je fais un effort sérieux pour t'écrire et cependant je t'aime bien. Je vous adore et votre pensée me rendrait cafardeux au suprême "dedgré" en ce moment si je n'avais la ressource de mes boulots. J'ai entamé une série dessins en noir et ça roule tu sais, les idées me viennent comme par miracle, j'ai d'ailleurs une telle somme d'éléments inemployés de documents presqu'oubliés que les ayant ressortis je n'ai qu'à puiser. Quelle variété du blanc au noir, que de tons à exprimer dans mille manières.
Hier journée un peu mouvementée, obus aux alentours le matin et le soir jusque dans la nuit, cela me rappelle la guerre que j'oublie presque par moments. C'est d'ordinaire si quiet ici et comme je n'ai pour l'instant aucune nécessité d'aller là où on écope, je me la roule égoïstement.
Bien reçu le petite mot de Madurant et ses bonnes baises. je lui en donne autant. Elle me parle de sa belle carte, au fait... tu ne m'as jamais dit si tu avais reçu la mienne. Nous nous étions mis en frais Robert et moi.
As-tu vu Berchmans, le bougre a de la chance ! Six semaines de missions et la galette après ! Horlait sort d'ici, voici Genval, je l'entends qui sifflote dans les escaliers, il est très probable que ma lettre ne se fera plus longue. D'ailleurs voici le brouillon de la lettre que tu mettras à la poste pour le Ministre de l'Intérieur à St Adresse.
Madame Allard L'Olivier 1 2 7 5 8 etc (cette ligne d'adresse sous la signature) à Monsieur le Ministre de l'Intérieur (cette ligne en bas de la page).
Monsieur le Ministre,
Je prends la respectueuse liberté de vous demander un certificat de présence sous les armes de mon mari F Allard, engagé volontaire à l'armée belge à la date du X (t'en souviens-tu je crois que c'était le 3 avril ? ). Ce certificat devant me permettre de réclamer l'indemnité allouée à toute femme de soldat.
Veuillez agréer Monsieur le Ministre l'expression de mes sentiments distingués.
Voilà mon petit la lettre à écrire, quant à ses suites elles seront heureuses si j'en crois ce qu'on me dit. je vous embrasse tous très tendrement.
Fernand
Genval me demande que tu lui achètes le recueil des Chansons de Bouchor (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k241242c) avec musique comme celui que nous avons et auquel tu tiens trop je crois pour risquer de le prêter.