Juillet – Août – Septembre 1917
Le 10 juillet 1917 à a réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Je suis rentré : je ne dis pas que j'ai fait un bon voyage, arrivé à midi et demie, il a duré exactement 18 heures. Et quelles 18 heures ! En compagnie de six paires de pieds malodorants à quoi il faut ajouter une insomnie obstinée due sans doute aux petits verres, à une certaine émotion de vous quitter et aussi à l'excellent café de "bois qui flotte". Et toi ma chérie comment s'est passée cette première nuit ? Je pense qu'aujourd'hui maître Le Guern t'aura par ses décisions donné des joies culinaires ou des contraintes. Je vote pour les joies culinaires, mon petit Gros Boulot et d'autant de que si tu les as c'est que ton albumine est au diable : emplacement plus souhaitable que tes sacrés rognons. J'attends avec impatience ta première lettre qui nous reliera. Dès mon arrivée, ma visite faite au lieutenant qui m'a dispensé des kilomètres que je pensais devoir faire, j'ai pris rendez-vous pour ce petit portrait de deux cent balles que j'avais oublié dans nos comptes : il est vrai qu'il est à faire et que je suis loué d'avoir touché. J'apprends que le ministère a écrit à chaque artiste pour l'achat d'un tableau. Je suis le seul auquel semblable proposition n'a pas été faite : l'aurai-je ? Je nous le souhaite car il s'agirait alors d'une affaire de cinq cent balles, ce qui n'est pas le Pérou mais du beurre pour le rata.
Je vous embrasse tendrement, et vais faire dodo.
Fernand
Le 10 juillet 1917, noté à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Deuxième lettre- Bien entendu notre correspondance va se croiser, car si je calcule bien, c'est aujourd'hui même que je recevrai de tes nouvelles. Je souhaite qu'elles soient bonnes, tu le penses, dis. D'ailleurs je t'ai quitté assez rassuré, petite femme, ta mine était bonne et si tu es resté calme et raisonnable, je ne doute pas que ta robuste santé va se ramener à pas de géant pour le plus grand bien du petit poucet que tu portes en même temps que pour toi-même. J'ai assez confiance en le docteur Le Guern et je suis impatient de connaître le résultat de ton analyse.
Pour ma part, j'ai réussi à éviter l'inévitable rhume.J'ai bien le nez "sec et piquant" comme dit Robert mais attribue cela à quelque chose de pas ordinaire pour laquelle je me ferai examiner dès que je m'en sentirai le courage. Je dois avoir des polypes ou quelque chose dans le genre de ce que ,(?) a eu, et une fois ce truc-là dégagé, ça ira comme "les bourgeois à ma lanterne", c'est à dire ni plus ni moins bien que mes portraits. À ce propos, j'ai commencé le portrait de petite fille qui m'était commandé, c'est déjà assez avancé et dans ma bonne manière, ce dont je suis surpris car j'avais une répulsion marquée pour mon fade modèle, petite enfant sans caractère, blondasse et pâlotte : en l'examinant davantage, j'ai découvert de quoi peindre avec assez de plaisir. Quelle différence entre les gosses d'ici et notre cher patapouf, décidément tu avais raison quand tu disais que les enfants de la campagne n'étaient pas toujours plus beaux que ceux des villes. Nous avons à la maison deux jolis échantillons, Nounou et Baballe, ce qui prouve que les Parisiennes avec le concours de nos bons provinciaux savent encore faire de beaux moutards.
Est-ce que tu lis un peu ? Ne t'ennuies-tu pas ? C'est surtout cela qu'il faut éviter petite femme. Tu dois meubler le temps et penser le moins possible aux embêtements, ils se réduisent d'ailleurs maintenant, à peu et dans une huitaine tu entreprendras d'en découvrir un... par exemple de mettre à jour le fameux compte, dis ? Reçu une longue lettre de Robert, rien de neuf, si ce n'est qu'on a demandé des électriciens à sa compagnie. Je ne serai pas fâché qu'il reste encore un mois ou deux là-bas, les choses qu'on flaire ici vont être d'une importance non vue encore. À en croire les "on dit", j'ai vu cet hebdomadaire où Berbloque collabore avec G.T. Franconi (https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel-Tristan_Franconi). Ce n'est pas très fameux et Franconi est resté là-dedans un peu trop ce qu'il était aux Guignolades.
Je t'embrasse, chère petite femme de tout mon cœur aimant, j'embrasse le Tchaman Ti loup.
Fernand
Amitiés à Jeanne et à Madurant
Sans date
De Fernand à Juliette
Chère petite,
J'ai fait une journée magnifique. Je rattrape ma belle confiance. Sans prendre aucun repos, j'ai portraituré un ami et ça a marché, j'ai achevé le portrait de la petite fille et ça a marché et je termine avec le jour un morceau du ciel de ma grande toile et ça a marché. J'avais une sainte frousse de retoucher à ce grand boulot depuis qu'on m'avait dit... mais j'emmielle tout le monde, j'ai du talent je le sens, et je ne dis que ce que je dois dire dès que j'éprouve le besoin de peindre.
J'ai reçu une lettre ce matin, mon petit loup, ça m'a tout l'air d'aller. J'attribue à cela la joie que cette journée m'a accordée, joie comparative bien entendu car elle ne peut être complète loin de vous. En même temps que ta lettre une tuile lourde, cinq ou six pages de Gérard (N.B. il s'agit de https://fr.wikipedia.org/wiki/Émile_Gérard-Gailly, ami d'enfance de Fernand. Celui-ci était marié à un médecin, qui soignait Juliette... jusqu'à sa pleurésie) qui me somme affectueusement au nom de l'amitié de croire que sa femme a beaucoup de talent ! Il me dit que sa morticole n'ignorait rien de ta pleurésie, qu'elle craignait en te le disant que tu ne te frappes et que si elle a convoqué Jeanne chez elle, c'est uniquement pour le lui dire, chose que parait-il elle ne pouvait faire commodément à la maison. Elle apportait le lendemain les instruments à ponction si je l'en crois et c'est alors qu'elle fut accueillie par les regards offensants parce que railleurs de notre concierge. Voilà le thème. D'autre part, dirigeant en majeure une section d'hôpital, ses connaissances sont hors de tous soupçons, elle n'est nullement blessée dans son amour propre de médecin qui ne peut être atteint et il serait odieux de notre part considérant ce fait de croire que'elle n'a pas voulu te soigner convenablement "ce qui serait une offense à la probité et à l'honneur". "Tu n'as pas eu tort tant que tu ne savais pas", dit-il "Tu aurais tort maintenant que je t'ai mis les faits sous les yeux, tu as été frac ne sachant tu dois le rester en sachant."
La bribesse (?) doit être si j'en crois ce long plaidoyer dans une terrible rogne et elle te dévorerait cent fois, ma pauvre petite, si elle pouvait te faire le coup du mandarin. D'autre part ce brave garçon de Gérard sauve coûte que coûte les apparences. il y a du y avoir là des palabres inquiétants, des questionnaires angoissants dont la finaude a su se tirer adroitement. Maintenant qu'elle a eu son paquet et qu'en elle-même elle sait mieux que nous à quoi s'en tenir, que tu es hors de ses pattes, je vais garder un ami et comme auguste rendre son mari à cette femelle. je vais faire amende honorable. Je veux dire, donner à Gérard la sécurité de croire que sa femme n'est pas un T. d. c. mais un grand médecin. Parions qu'il ne me croira pas et qu'il exigera encore des explications là-dessus ? Si je le fais c'est adroitement et non ironiquement, je vais réfléchir deux jours là-dessus et te dirai ce que j'ai fait : de ton côté dis-moi ce que tu aurais écrit à ma place. pour l'affirmative j'ajoute en sa faveur qu'il est inusité de dire à un médecin"vous soignez mal",...on va chez un autre en lui évitant ce que Florent a demandé qu'on fasse, de plus Gérard serait vraiment trop malheureux, c'est un mari qui supporte la triste preuve du danger des femmes médecins et des femmes médecin mariées surtout. Vois-tu un médecin homme se plaignant à sa femme des rouspétances d'un patient ? Vois-tu celle-ci s'indignant et plaidant comme il le fait ?
Quelle longue et triste histoire ! Voila qu'elle prend toute ma lettre ! Je vous embrasse tendrement tous deux.
Fernand
Annotée au crayon : le 13-VI-7, "à supprimer", d'après le contenu, elle interviendrait le lendemain de la précédente.
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Ta pensée m'occupe. Je me tire avec peine d'un rêve où tu occupais une place prépondérante mais cependant assez peu agréable : tu me trompais, à tour de... bras et c'est avec la petite sueur des grands cauchemars que je me suis réveillé pour entendre le canon qui roulait à quelques kil d'ici. Maintenant tout s'est tû par respect dirait-on pour cette magnifique journée, le soleil inonde le papier sur lequel je t'écris et je ris, vu ton état, des terreurs que m'a données ta conduite. Pauvre petite, souffrante, au lit.. Je cherche ce qui a pu me faire rêver ainsi, est-ce les avantages dont ta santé renaissante te pare, tu me le dis dans ton mot d'hier et je vois d'ici toutes les belles choses mamelonnantes et fraîches dont l'éloignement me prive. Quel dommage que tu ne saches pas développer les photos ! Je te prierais de demander à Jeanne de te tirer en déshabillé badin afin que je juge et me régale de ces belles et bonnes choses. Voyez-vous le polisson que je fais, parler ainsi à sa presqu'accouchée ! Du sérieux mon fils ! je t'ai dit hier ma lettre laborieuse à Gérard. En voici quelques passages
"Je reçois ta lettre où tu sembles te plaindre par solidarité d'une blessure d'amour propre que je ne t'ai pas infligée. Je n'ai fait aucun commentaire, j'ai exposé un fait simplement. J'en ferai de même aujourd'hui et me refuse à discuter comme ta lettre m'y invite. je ne retire rien et n'ajoute que ceci : sachant ta femme fort occupée, j'ai pris un médecin qui soignera ma femme et s'occupera de l'accouchement; Je suis loin de ma femme, malade depuis un long mois. Je n'ai pas à tortiller sur les mesures à prendre. Étant artiste tu comprendras que je puisse préférer l'art de celui-ci à l'art de celui-là, fut-il votre ami : pour répondre à un point de ta lettre "... partis sans laisser d'adresse" voici le cas. Ta femme attendait Mme Brasseur pour lui enseigner à faire les piqûres d'huile camphrée ou quelque chose d'approchant, or à l'instant précis un ami médecin en congé que j'avais envoyé exigeait le transport d'urgence de la malade à l’hôpital où on lui extrayait immédiatement une grande quantité d'eau, ce qui lui a sauvé la vie et celle de l'enfant qu'elle porte. Tu comprendras que dans des circonstances semblables il y a des excuses à oublier de décommander un rendez-vous où seule Mme Brasseur prenait le dérangement puisqu'il se faisait chez toi. ce qui forme notre amitié c'est notre forme morale dans la vie, n'est-ce pas. Si je cesse d'être franc nous risquons de nous perdre. Si je le suis en répondant à ta lettre nous courons le même risque. Taisons-nous donc, sur une question, que je désirerais voir laissée au seuil de notre amitié..." etc etc.
Voilà comment j'ai répondu à Gérard, s'il revient amer et exige des explications, je ferais un effort et enverrai tout le paquet. Ce sera un ami de moins, ce dont je souffrirai peut-être mais extrêmement moins que d'être l'objet en famille du soin de sa femme. Troppe (troppe veut dire morticole de Troppman) (https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Baptiste_Troppmann)
Je t'annonce une grande chance sur laquelle je m'étendrai longuement dans une prochaine lettre : il me semble avoir découvert la peinture depuis deux jours. Enfin j'en éprouve un peu de satisfaction ! Outre le grand portrait de madame Take, enlevé je te l'ai dit au fil de l'épée (c'est la guerre !) j'ai commencé un portrait d'ami, venu dans les mêmes conditions. C'est large, plus coloré en même temps que plus sobre que tout ce que j'ai fait jusqu'ici. Pourvu qu'il n'entre pas un obus là-dedans ! je voudrais bien envoyer à Paris une grande partie de ce que j'ai ici et surtout cette toile qui est en plus complet ce que promettait Don Quichotte à qui elle fait penser.
J'attaque le bout du papier sans avoir rien du Tchaman. Une fois pour toute, je l'adôôôre et si ma conversation ne roule pas sur lui, je sais mille pensées quotidiennes qui le visitent. Je t'embrasse comme je l'embrasse et en plus je te bize aux bons endroits que tu sais.
Fernand
Le 14 juillet 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite,
Tes lettres étaient courtes, elles s'absentent. Ce matin, pas de courrier. Il n'en fait pas plus pour que je m'inquiète et me demande si ton mieux progresse. Hier tu me disais que tu pouvais te lever et t'occuper un peu... pourvu que tu n'aies pas été imprudente. Je te sais très capable de t'occuper à des bricoles. Il ne le faut pas et je tiens à te mettre en garde contre toute espèce d'imprudence. Je puis te garantir que si la pleurésie est bénigne en elle-même elle est terriblement traître si on l'oublie, même à un an d'intervalle. Il faut y penser toujours et prendre toutes les précautions voulues contre un retour offensif qui prendrait alors un caractère de véritable gravité. Le médecin d'ailleurs ne te l'a pas caché en te disant qu'il se pourrait que tu ne puisses t'occuper du bébé. Il ne savait sans doute pas qu'Honorine est de tout repos, constamment près de toi et que nous avons, dieu merci, des amis dont les prévenances valent toutes les drogues de la juive apothicaire y morticole. Pas de tourments et beaucoup de soins, toutes les pleurésies se guérissent facilement, sauf celles des gens qui rigolent des petites précautions se fiant à leur bonne santé reconnue. Et c'est ce que je craindrais si tu n'étais intelligente et raisonnable....enfin ...assez pour m'écouter (il fallait que je termine mon homélie grave par une taquinerie, tu ne m'en veux pas, dis ? ).
Je t'annonce que j'ai le cafard, cela m'est venu comme ça tout à coup, sans raison. Ou peut-être parce qu'il fait tiède et que je n'entends pas chanter le rossignol. Cependant j'ai là un bon boulot, peut-être mon meilleur, j'ai même pris note de la façon dont je l'avais exécuté à la seule fin d'avoir toujours cette méthode présente à la mémoire; elle est si je me souviens bien identique au grand tableau de nus de Christiana....tu sais le tableau que j'ai fait en deux ou trois jours. C'est évidemment du portrait de Mme Tack dont je te parle. Je voudrais qu'il soit terminé pour le mettre en lieu sûr, les événements qu'on attend approchent rapidement, déjà des actions de détails ont donné un aperçu de ce que ce sera. Cette longue Guerre est la chose la plus épouvantable qui se soit passée, je crois, depuis le déluge. Plus criminelle que la peste, par le nombre des ses victimes et l'application de sa science exacte.
La nuit tombe, je vais me pieuter, je suis harassé, n'ayant interrompu mon travail que pour aller nager, ce qui me coupe ce soir bras et jambes. Où est le temps où je prenais mes trois bains quotidiens assaisonnés de quelque dix ou douze kilomètres ? Penmarc'h ! Les larmes me montent aux yeux quand je pense au bonheur passé. Il reviendra mais plus avec cette pureté hélas ! Le temps a vieilli nos cœurs et les blessures sont longues à se fermer. Enfin je t'aime bien, et cette affection forte d'amour et d'amitié peut encore bien des choses. Je t'embrasse de tout mon cœur de vieux poulet et je fais un train entier de baisers pour le Tchamanou.
Il fait maintenant tout à fait noir et j'écris à tâtons.
Fernand
Sans date
De Fernand à Juliette
Chère petite
Je reçois ton mot ; tu m'annonces ta santé meilleure et comme pour fêter le droit nouveau qu'on te donne de manger tu dis m'envoyer quelques bonnes choses à déguster. Tu es vraiment gentille, tu es une bonne grande amie que j'affectionne de tout mon être. Tu te plains de n'avoir rien reçu de moi. Sans doute vas-tu recevoir le paquet de lettres en une seule fois : depuis mon retour je t'ai écrit chaque jour et si je ne me trompe, un jour deux fois. Mais voilà, les trains arrivent avec des retards énormes actuellement et la censure, vu les événements doit sans doute garder la correspondance durant quelques jours. Avec des alternatives de beau et de mauvais temps nous allons doucement mais sûrement vers les événements graves et prévus vers ce front. Déjà on expédie la population civile de presque tous les villages qui formaient encore notre pauvre petite Belgique. Il y a des choses navrantes, ici en bas, dans la maison où j'habite, les pauvres gens sont bien à plaindre. Restés parmi les rares non-profiteurs de soldats, les malheureux réfugiés de Nieuport jadis, où ils ont perdu le fruit du travail d'une vie entière, doivent à nouveau s'en aller plus loin. Et dans quelles conditions, un vieux, une vieille cassée de rhumatismes, leurs 2 filles de trente à quarante ans, l'une mère d'un enfant de 7 ans qui se meurt en geignant horriblement, l'autre poitrinaire et qui s'en ira à la chute des feuilles. Ces pauvres gens ont perdu la santé en souffrant leur misère récente. Voilà un aperçu sur les petites conséquences de la guerre. Quelle mort lente et horrible mérite celui qui a déclenché de tels malheurs sur l'Europe !
Mais nous voilà loin de nous trois. De nous quatre voulais-je dire. Comment croît la sœur Quiquine, chère petite madame Dubide ? Et le Tchaman ? J'espère mon p'tit loup que tu t'arranges pour qu'il sorte beaucoup. Au besoin, il vaudrait mieux courir le risque de le confier à l'une ou l'autre des mamans à charge de revanche plutôt que de courir celui de le priver d'air en ne le sortant pas assez. Pour toi, si tu es bien raisonnable, si tu ne commets pas d'imprudence, je te garantis que tu seras forte et solide pour le grand moment. Oui, j'ai assez confiance en Le Guern, et je serais fort heureux que tu me dises en détail ses visites et ce qu'il déclare.
Mon cafard s'est atténué du fait de ta lettre, et aussi de l'espoir que je nourris au sujet de celle que j'ai écrite à Lambotte. J'attends sa réponse avec assez d'optimisme tu sais qu'il s'agit d'un achat du Gt Belge que seul parmi tous je n'ai pas eu. La fausse camaraderie se fait sentir une fois de plus et quelqu'un ici me rapportait les bonnes petites choses qui se colportent à propos de mon grand tableau. La petitesse de ces procédés n'étant pas goûtée de certains, celui-ci qui est franc, grand et blond, m'a déclaré avec assez de nervosité "que ce n'était pas ainsi qu'on travaillait" que mon audace était inconsciente et que si je réussissais c'était un coup de veine, du hasard etc..." je ne lui en demandais pas tant, surtout que mon tableau étant encore inachevé il risque ainsi de m'enlever la fièvre confiante qu'heureusement j'ai pour moi, mais qui malheureusement disparaît aussi facilement qu'elle ne vient. Je suis donc resté deux jours sans travailler à cette toile, vais-je pouvoir la reprendre ? Je le crois, le beau soleil de ce matin m'ayant débarrassé entièrement presque de mes doutes. Décidément je ne suis pas fait pour une vie en colonie d'artistes.
Je t'embrasse de tout mon cœur, chère petite aimée, autant pour le Tchaman, et mes pensées affectueuses pour Jeanne et les amis.
Fernand
Le 16 juillet 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Deux jours sans lettre. On me dit de partout que le courrier est sans doute suspendu pour quelques jours et c'est ce qui me fait lutter victorieusement contre le cafard qui hier matin tentait de prendre des proportions énormes. Oui, tout de suite, revenant sans lettre à l'heure où j'escomptais faire taire mes inquiétudes j'ai appris par surplus que l'envoi des œuvres acquises par le Gt Belge allait être expédié incessamment. Or je suis le seul parmi tous à n'avoir pas d'achat. Y a-t-il là oubli fâcheux, ou volonté marquée de me faire une rosserie ? Dans cinq ou six jours je serai fixé là-dessus car j'ai écrit à Lambotte, lui exprimant d'une façon digne la surprise que j'ai de me trouver dans une sorte d'exception parmi mes confrères. Si c'est un oubli c'est un achat assuré de cinq ou six cents francs. Tu auras vu dans les journaux ce qui se passe ici à proximité de nous. Hier soir, je suis allé m’asseoir sur une dune et j'ai regardé longtemps. Quel impressionnant spectacle et quelle grandeur il prend quand à la vue on ajoute la réflexion. Les Anglais sont d'une bravoure qui friserait l'inconscience, ils font revivre les magnifiques légendes de l'épopée napoléonienne. Les obus pleuvent dru et eux continuent leurs exercices comme au camp. Lassalle qui combattait nu a fait faire de même à ses soldats. Et moi je continue mon tableau... Est-ce mon cafard, est-ce certain reproche qu'un confrère a crû à propos de me faire sur son sujet,... je commence à être un peu désenchanté. La vie, en friction continue avec les confrères ne me vaut rien, élevé seul, le moindre avis de l'un ou l'autre sincère ou pas, compétent ou non, m'inquiète et me désarçonne. Ça ira mieux quand j'aurai de tes nouvelles et de celles du Tchaman adoré. Je vous embrasse tendrement
Fernand
Le 17 juillet 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Mon petit loup,
C'est comme une festivité, l'heure de t'écrire. C'est bon, reposant et un peu de l'intimité de chez nous que je retrouve. Je m'ennuie tant d'être isolé dès que je ne travaille pas. Tiens je quitte à l'instant des camarades joyeux, m'excusant presque de risquer de compromettre leur plaisir par ma présence... ne crois surtout pas que je suis toujours si sage, mais ce soir enfin c'était ainsi. J'avais accompagné un chansonnier de Montmartre, Genval, dont je t'ai parlé déjà et nous nous baladions en devisant, ce qui était à peu près bien, on parle de Paris : comme de juste nous rencontrons de ses connaissances (c'est l'homme le plus connu de l'armée belge après Horlait) et nous allons boire un verre dans un estaminet à soldats. Je n'ai jamais vu ni entendu un milieu pareil. J'étais ébahi, gêné, embêté, et en même temps vivement intéressé. Des hommes saoûls, bruyants, querelleurs, tendus et des chansons ordurières, inouïes, sans sel, stupides et puant à plein nez. Voilà une part de l'humanité quand elle oublie les choses apprises et l'hypocrisie des leçons de conduite me disais-je et j'étais un peu réconforté à la pensée qu'il y a plus à laisser qu'à prendre dans ce que donnent les gens d'un degré supérieur et par cela même plus roués, plus faux et dont les appétits énormes n'en sont pas moins violents. je dis que j'étais réconforté car je me fais tant de mauvais sang par les autres ! et pourquoi ? parce qu'en général je me refuse à les croire tels qu'ils sont, je les pare de mille vertus, je me ravale comme à plaisir et finalement après maints déboires je les devine... et c'est à recommencer avec d'autres, n'ayant jamais appris malgré de sévères leçons. Je crois qu'en général on appelle ça être "poire". Cependant il y a une nuance une "poire" ne voit pas et moi les trois quarts du temps je me refuse à moi-même de voir, soit par indulgence, soit par mépris et le plus souvent pour ne pas faire de peine.
Parlons de toi, chérie. Deux bonnes lettres ce matin. le mieux progresse, allons je suis content : mais ne va surtout pas te figurer guérie. Tiens-toi à la lettre à ce que dira le Guern, je le tiens pour un médecin consciencieux et sachant bien ce qu'il sait.
Oui, voila douze ans ! Comme ça passe ! te souviens-tu comment tu pleurais ? C'est d'ailleurs la seule fois, madame, que je vous ai donné des raisons de le faire, ne croyez-vous pas ? À propos je fais des yeux grands comme ça ! Maintenant que nous allons être des papa et maman il y a des traditions à observer. Votre poulet, un vieux coq maintenant est né le 12 juillet 1883. Inscrivez ça sur vos tablettes pour l'année prochaine afin de mettre ce jour-là les petits plats dans les grands et un bouquet avec un compliment entre les mains du Tchamanou... Alors je m’essuierai une larme qui roulera dans feue ma moustache et j’essuierai mes babines, après le bon repas, pour vous bécotter tous les trois d'importance.
Ce soir, le calme est provocateur, je me doute que je serai réveillé de boum-boum, on a, quand on est "chevronné", des presciences et je m'étonnerais fort si je me trompais cette fois-ci. j'ai travaillé sérieusement aujourd'hui, je termine le plus vite possible le portrait cependant intéressant de la petite fille... C'est que la famille peut déguerpir et alors ?... C'est la baize, la baize, la baize qu'il nous faut ôôoo... Je n'ai plus touché au portrait de la vieille madame T, si on poursuivait ce but en m'en parlant comme je t'ai dit c'est réussi et j'enrage sachant que j'ai sept chances sur dix d'être moi, dans le vrai.
Allons chérie, petite femme, je vais me pieuter, je suis las et j'ai du vague à l'âme. Je t'embrasse tendrement à percutant, pour que Nounou en ait des éclats.
Fernand
Le 25 juillet à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
À moi le mea culpa. Deux jours sans t'écrire et cependant deux jours de pensées continues à vous. Un cafard monstrueux qui me coupe bras et jambes, qui annihile mes efforts et qui malheureusement m'a fait attraper deux cuites (oui je l'avoue) que j'ai positivement honte de t'avouer. Sales moments que ceux que nous vivons. Me pardonnes-tu ? Ma tendresse pour vous est infinie, en rêve je suis près de vous, à l'état de veille d'avantage encore et les canons qui tonnent presque sans arrêt me rappellent assez sévèrement que l'heure n'est pas aux faibles tendresses qui m'envahissent. cependant qu'il serait bon de vous aimer, de vous voir vivre heureux entourés de mes soins, couvés de mon prévenant labeur ! J'aurais crû qu'un peu de repos, le soleil et... une accidentelle intempérance m'aurait remis d'aplomb et pour éviter de t'écrire en noir, j'avais remis de le faire... Ça va mieux mais ce n'est pas fini... encore un long mois ! Voici maintenant le détail de ma mauvaise conduite. Samedi soir, satisfait d'avoir travaillé beaucoup et relativement bien j'ai cru pouvoir m'octroyer une bouteille de vin blanc. J'avais d'ailleurs appris ma vente et j'étais à l'amende près des amis ce qui est juste... le hasard a voulu que d'autres avaient aussi des amendes et dame ! tu devines le reste. Le lendemain je m'éveillais frais, en bon état, et le poil de la même bête m'a tendu un traquenard... jamais je n'ai été aussi bien portant, mes contractions (que je crois nerveuses décidément) ont disparu et si ce n'était un peu gênant de devoir avouer ses frasques à sa petite femme, je dirais que ma méthode oméopathique est très recommandable.
Parlons de choses plus intéressantes, veux-tu ? D'abord j'ai reçu du Gt belge un chèque de trois mille cent cinquante fr, montant intégral de mes demandes à Christiana. Cette somme te parviendra amputée de trois cent francs : j'ai remis le chèque à Horlait qui te le fera parvenir par une banque de Dunkerque soit deux mille huit cent cinquante. Sois bien prudente avec cet argent, peut-être ferais-tu bien d'en faire déposer une partie chez Blondel à mon compte, après avoir liquidé notre dette chez B. Ne raconte pas cette vente chez Lucien. S'il peut nous rendre sans trop en souffrir, ce sera toujours cela de gagné et pour nous et pour lui aussi après tout. je suis enchanté des nouvelles que tu me donnes de ta santé, ne te tracasse surtout pas si quelque reste d'albumine se découvre, c'est assez fréquent et cela ne peut en rien compromettre la facilité de ton accouchement. Tu es saine, solide, construite pour la maternité, ton enfant sera beau et tu l'auras facilement comme le premier, je t'en donne mon billet... Les peintres eux aussi ont un sens du physique qui ne trompe pas.
Je ne puis, ma petite femme, pour te parler de moi, te dire certaines choses. La censure ne manquerait pas de me clore le bec et avec quelque raison. Il se passe évidemment du nouveau ici, c'est la vie de l'oiseau sur la branche : si cette métaphore convient aux tristes chocs de la guerre. Je fais mes bagages et mes malles pour rejoindre une batterie ou plutôt un régiment d'artillerie. Je te donnerai ma nouvelle adresse. Ne va pas te mettre martel en tête. Je serai là, comme j'ai toujours été, un mois sur deux depuis un an. Donc, rien de changé, sauf que je serai près du colonel et à demeure, très probablement. Celui-ci est un homme charmant, frère du mari de la dame que tu as reçu, tu devines ? cet état de choses n'empêchera pas mon congé d'urgence quand il sera nécessaire. Je m'en tiens à Le Guern qui me fera un certificat comme précédemment. lui seul saura la date opportune et si tout va bien d'ici il y a lieu de croire que j'obtiendrai quinze jours, le lieutenant m'en donne l'assurance. Je n'ai toujours pas le colis et suis très privé de ma montre. J'espère avoir tout cela avant mon départ, soit samedi. je t'embrasse tendrement ainsi que le Très Tchamant adoré. Genval m'a dit combien il était beau et amusant. J'aimais mieux cet ami de songer qu'il l'avait vu !
Fernand
Le 25 juillet 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Je retrouve cet article ci-joint paru dans l'Indépendance Belge, journal édité à Londres. C'est un souvenir de guerre. J'avais oublié de te faire part de cet article dont j'ignore l'auteur qui garde l'anonymat. En même temps je t'accuse réception de la lettre de Dupuis, si c'est pour novembre, nous avons encore le temps de songer à cela. Cependant, je me propose un envoi en partie double, guerre et paix, et peut-être vendrons-nous quelque chose. Quand je reviendrai dans un mois je rapporterai tout un stock d'aquarelles et de peintures que nous ferons encadrer, pour entretenir la veine.
Je reviens à mon départ prochain. J'ai peur que tu ne puisses te faire du mauvais sang à ce propos. Il fallait que je te l'annonce cependant. Il me revient que dans une précédente lettre tu me demandais d'être prudent. La guerre est une chose dangereuse ceci n'est pas une blague, et il suffit qu'un zeppelin ou deux visitent Paris pour que les inquiétudes affectueuses permuttent et que ce soit à mon tour de les prendre. Le hasard, la mauvaise chance font plus que la plus folle imprudence : par conséquent il est bon d'avoir une dose de philosophie et de fatalisme confiant. À nous deux de ne pas faire faute. Je pense d'avantage à notre frère soldat d'infanterie qui lui entrera dans le métier jusque là d'un seul coup dès que la nouvelle classe appelée (celle de mon âge, tiens) s'amènera à Auvours pour l'instruction. Ce qui ne tardera plus.
Je vous embrasse de tout mon coeur, Tchaman et toi, chère femme. Ce soir, je t'écrirai plus longuement.
Fernand
Le 27 juillet 1917
De Fernand à Juliette,
Mon petit Loup chéri,
Je m'en doutais un peu, c'était la poste qui hier me faisait faux bond : aujourd'hui j'ai reçu deux bonnes lettres. elles me donnent des nouvelles rassurantes et je suis à la joie. Il est tard, je termine mes bagages z'et mes malles. À poids d'or (vingt-cinq francs !) je me suis fait faire un coffre d'artilleur je te l'ai dit et je viens de terminer le "tassement". Tu ne peux croire combien il est compliqué de ne rien oublier, depuis le linge de rechange jusqu'à la cuillère et la fourchette. Outre cela qui n'intéresse que le physique, il y a les nécessités intellectuelles et morales, papier, crayons, couleurs, jus et aussi la lecture, pour les heures vides. Le milieu je te l'ai dit n'est plus ou moins troublant quant au danger, il l'est à cause des inconnus qu'il comporte. J'ai refusé l'offre gracieuse qui m'était faite de faire mess avec les officiers et de ce fait je dois compter sur la complaisance de gens qui parait-il sont très sociables. On dit... de là, à l'épreuve et au courant quotidien il y a loin. Bref, je quitte la vie libre pour la vie purement militaire et cela de but en blanc, sans préparation. Si je le supporte, c'est tant mieux j'y aurai gagné, si je ne puis le supporter, alors, dame, j'ai une porte de sortie, in extremis bien entendu. Je pars demain samedi, le lieutenant m'accompagnera et me présentera officiellement au colonel, j'entends dire qu'il me remettra en ses mains en lui faisant comprendre mon rôle de peintre et en me situant dans ma qualité telle. Dès que je serai arrivé, je mettrai à la porte un mot te donnant ma nouvelle adresse. je regrette n'avoir pas mon colis et surtout ma montre, celle-ci va me manquer sérieusement. Hâte-toi de me la faire parvenir, dis chère petite.
Ma chambre est quasi-vide. Mes peintures mises soigneusement dans des gobelins sera évacuée en cas de bombardement, quant au reste et bien, ce sera la part des risques de guerre. Ce matin j'ai mis en recommandé à ton adresse un chèque de deux mille huit cent cinquante francs que tu toucheras au comptoir d'escompte, sur cette somme, tu payeras Louisa et tu feras le plus longtemps possible. j'ai pour ma part deux cent balles, tous frais payés et s'il me manquait un jour, c'est toi en bonne marraine qui me fournirais.
Je te quitte, petite aimée, je vous embrasse tous deux longuement avec une demi-longueur de supplément pour la sœur Quiquine. J'ai encore à écrire et je suis littéralement fourbu par ce déménagement infime et important à la fois.
Les réticences que la censure m'impose pourraient peut-être te faire interpréter mon départ de telle manière que tu en prennes inquiétude, encore une fois, pas la moindre émotion. Je fais pour une durée plus longue ce que j'ai fait ici couramment, un mois sur deux, ni plus ni moins.
Bon baisers, zul
Fernand
Le 31 juillet 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Ce matin je t'ai écrit fort rapidement. je devais attraper le courrier et j'ignorais son heure. je vais maintenant reprendre mes bonnes habitudes et t'écrire souvent pour peu que mes bruyants voisins de lit me fichent la paix. Ce sont presque tous des jeunes gens chics et tu peux te figurer dans quelle gabegie, dans quelle misère ils vivent. Je suis logé dans une cagna contiguë habitée par un télégraphiste, celui-ci habitué à ne pas être servi sait soigner, nettoyer et je partage ces petites corvées avec lui. C'est un fort bave homme avec qui je suis enchanté de vivre. Cependant il me faudra le quitter pour rejoindre nos jeunes gens élégants, la place que j'ai ici et qui me convient fort, est parait-il occupée par un homme en congé. Je me suis hâté aujourd'hui de faire une petite étude de l'endroit que tu joindras à ta collection. Me voilà donc en plein coeur de l'artillerie. D'un bout à l'autre de l'horizon circulairement, le canon "en met". Ça barde, et c'est très sympathique quand le chambard est fait de départs et non d'arrivées. Sais-tu que je suis à l'ordinaire de la troupe ? Et ma foi je ne m'en trouve pas mal du tout. J'ai même déjeuné délicieusement ce midi, et abondant que c'était... je me rappelle les soirées chez Beullok où les gens grincheux vitupéraient et prétendaient que les soldats mourraient de faim...
Je m'aperçois que je n'y suis pas du tout, je bavarde et suis sans cesse distrait par les conversations voisines. Je vais non plus te parler de moi mais de vous. je suis sans nouvelles naturellement ; je n'avais pas ma nouvelle adresse avant d'être ici et je croyais pouvoir téléphoner à Horlait pour recevoir ma correspondance, ce que je n'ai pas eu l'autorisation de faire et j'en suis réduit à attendre que le motocycliste aille là-bas à moins que je ne fasse le trajet moi-même en vélo, ce que je ne résisterais à faire si le temps le permet.
J'ai hâte que cette foutue guerre soit finie, que je sois enfin près de vous, dans la douce quiétude de notre petit milieu. De n'être pas toujours pour mes appétits de tendresse à la merci d'un chiffon de papier qui arrive quand il peut. Cependant comme je l'aime ce chiffon de papier c'est le trait d'union entre nos lointaines.
Je t'embrasse de tout mon cœur et notre Tchaman avec la même passion
Fernand
PS Tu me montreras cette lettre à mon retour, je serais assez curieux de la revoir.
Le 2 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
J'ai fait mon lit, c'est à dire que j'ai tiré ma couverture proprement pour la journée, après quoi, le torse nu je suis allé en vrai soudard me laver à la rivière proche. Maintenant ayant été chercher ma gourde de jus, je me suis envoyé quelques fameuses tartines. Et c'est ainsi que j'ai fait depuis trois jours et que je ferai dorénavant, si comme au petit poisson, dieu me prête vie et si ma fantaisie ne me conduit pas ailleurs ce qui est très possible quoique difficile. je suis sans nouvelles de toi, tes lettres sont à L.P. et comme je te l'ai dit, n'ayant pu téléphoner j'en suis réduit à attendre que quelqu'un aille me les chercher. Les dernières nouvelles reçues me laissaient sans inquiétude à ton propos et je me doute que si il y avait urgence Horlait soignerait à me faire tenir le teleg. coûte que coûte.
Je ne te cacherai pas que ce pays est assez inhospitalier et si je dois m'expliquer de l'avoir choisi, je te dirais qu'il n'y a plus un morceau grand comme ça de la Belgique qui le soit. C'est la guerre qui se rallume un peu partout avec une intensité sérieuse après une stagnation de deux ans et demi.
Je croyais avant de venir que le milieu grave m'inspirerait de t'écrire avec la tendresse pure de mon cœur pour vous, et c'est précisément le contraire qui se produit. Ma tendresse est vive, mais mes pensées sont rares, je ne sais rien exprimer soit à cause des distractions... célestes, soit tout simplement à cause du changement de milieu et des contingences extérieures. Pas plus, je ne travaille, j'ai fait quelques dessins et une peinture de ma cagna. C'est tout. Ne m'en veux donc pas si mes lettres pour l'instant sont courtes. je vous aime de tout mon cœur, je pense sans cesse à vous : c'est tout ce que je peux dire pour l'instant. Ma santé est excellente et je fais des voeux pour que ta prochaine lettre que j'attends avec impatience m'apporte d'aussi bonnes nouvelles.
Mille baisers passionnés.
Fernand
Le 3 août 1917 à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite Juliette,
Trois jours sans nouvelles. C'est dur, mais malgré cela, le moral est bon encore. Il fait un froid de canard, cette saute de temps a peut-être des répercussions à Paris, sois surtout bien prudente ma petite chérie, il ne s'agit pas de plaisanter avec ce qui n'est plus qu'un bobo, mais un bobo un peu rosse, à la manière d'une jolie femme qui ne veut pas qu'on l'oublie. Mes bruyants voisins m'envoient des projectiles parce que je prétends faire une soirée solitaire et mondaine. C'est très difficile d'écrire, je t'assure. Cette gaieté ordinaire au front est vraiment très philosophique, alternée d'émotions assez violentes, elle forme avec celles-ci le masque de Janus qui pleure d'un côté et rigole de l'autre. Le temps qui se fait venteux, pluvieux, prédispose peut-être davantage à la gaieté. Il y a peu de chances, en effet, que notre nuit soit troublée, comme elles le sont depuis notre arrivée. Je te raconterai mon petit, des heures très curieuses, pour les amateurs de sensations le moment et les lieux sont un peu là. J'ai commencé aujourd'hui la série de mes nouvelles impressions de guerre. C'est assez piteux, je tourne comme un écureuil en cage, refaisant les mêmes gestes dans les mêmes colorations. En vérité, j'en ai plein le dos et les souvenirs de bons et braves nus me tourmentent. Mes nuits entrecoupées en sont emplies et si je me réveille, je reprends en repiquant mon somme la jolie fille qui me visitait à l'endroit même où je l'avais quittée, shoking !
Demain sans doute aurai-je enfin tes lettres, je suis allé faire des bassesses près du motocycliste et il se peut que cet homme important cède à mes prières en allant faire une course ou l'autre. Je vais avoir une bonne heure de lecture... au moins, dis ? N'oublie pas si tu t'étais montrée avare que tes lettres sont ma seule véritable joie ici, que vos nouvelles sont l'unique lien qui existe pour moi entre le monde civilisé et celui d'ici qui ne ressemble à plus rien de semblable.
T'ai-je décrit ma cagna ? T'ai-je dit la sobriété extraordinaire de mon régime ?
Je viens de te quitter un instant pour aller voir la nuit. C'est un homme qui est venu me chercher à seule fin de goûter avec moi le vue d'un tel spectacle. C'est féerique, l'horizon entier est sillonné d'éclairs, de fulgurances vertes, rouges, de chandelles romaines, de signaux lumineux. Il fait chaud du côté des Anglais et aussi du côté d'où se trouve le frère d'Honorine. Ne lui dis pas, mais j'ai les plus grandes craintes pour lui. Chez nous, c'est assez calme aujourd'hui. Des bruits circulent d'avances anglaises et françaises. J'espère qu'ils sont fondés et alors ce sera bientôt notre tour à nous en aller de l'avant.
Je vais me coucher mon petit Loup, ma soirée mondaine se termine avec la bougie. Je vous embrasse tous trois tendrement.
Fernand
Le 4 août 1917
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Le temps continue à être maussade. Il fait gris, venteux, froid et cela n'arrange pas précisément les bidons en ce qui concerne les espoirs alliés : le canon n'aime pas les intempéries et cesse son gros bavardage ce qui est contrariant au point où en sont les choses. Pour mon humble part, je grelotte la nuit, ma toile sans matelas laisse filtrer un incommode zéphyr contre lequel ma chaleur naturelle n'a qu'un faible effet. À part cela, tout va bien, le moral serait archi-bon si j'avais de tes nouvelles. Tes lettres sont toujours à L.P. lieu béni que je ne puis rejoindre malgré mon désir, le temps ne se prêtant vraiment pas à cette longue randonnée, sans doute vais-je commencer à recevoir aujourd'hui de tes nouvelles directement adressées ici.
Hier grise journée. Je l'ai commencée en faisant la revue de tous les chers souvenirs de mon portefeuille, cheveux, photos, etc. Ce qui n'est pas une façon de se créer du courage.... l'eau froide et un peu salée de la rivière m'a remis d'humeur riante et a chassé le cafard, sur quoi je me suis attelé à une esquisse dont je suis content "sous la rafale" trois homme sur une route bombardée guettent la venue du pèpère et se couchent sur le signal impérieux du sifflement. C'est vécu et c'est très bien venu. C'est la seule chose faite ici qui vale la peine d'ailleurs. Les environs sont sans intérêt, plaines sans fin, dont surgissent inopinément à droite, à gauche, par centaines les gueules monstrueuses des canons, un peu là ! L'après-midi j'ai bricolé et vers le soir me suis institué champion de dames et d'échecs en restant imbattable sous les assauts divers... ainsi passe le temps... et le début de ma trente quatrième année ! Avoue que c'est du temps gâché !
Tchaman Nou ! Tchaman Nou ! Je vous adôôôre. je pense à vous et me demande la tête que vous feriez petit innocent dans les fracas de la guerre. pourvu qu'il ne sache jamais ce que c'est. Je préférerais mille fois rester deux ans de plus ici et qu'on soit entièrement assuré qu'il ne saura jamais. Je pense à Robert aussi, sans nul doute il tiquera au début... mais c'est un philosophe et on se fait à tout, même à ça.
Et ta santé, chère petite ? J'espère que tu te soignes toujours bien et que tu suis scrupuleusement le régime imposé. Bien des précautions contre le froid, pas de fatigues. As-tu reçu le chèque ? As-tu fait le compte ? As-tu rendu à Louisa ? Et ma montre mon petit loup, voilà presque un mois que j'en suis privé et quelle privation ! Je termine ce mot en te racontant ce qu'un homme soldat laboureur me disait hier ; on parlait des nids d'hirondelles qui se détachent par suite des déflagrations. "À moins que ce soit elles-mêmes qui les détruisent dit-il. Comment ça ? Mais ooui, les moineaux quelquefois se battent avec les hirondelles pour prendre leur nid. S'ils sont vainqueurs l'hirondelle les laisse couver et quand les œufs sont pondus, elle vient emmurer la mère ou détacher le nid pour détruire son contenant." Ne trouves-tu pas cela extraordinaire, cette férocité ? Je me figurais les hommes seuls méchants et capables d'une vengeance aussi terrible.
Je vous embrasse tendrement, passionnément
Fernand
Le 5 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Quel temps ! Gris ! Triste, de l'eau dessus, dessous, partout. La boue colle aux pieds et forme des clottes énormes qui vous élèvent de dix centimètres, elles ne restent pas là, ce qui serait supportable, elles se promènent partout, sur le pain, sur le peigne, dans les mains, dans les couvertures, de la boue partout. Et nous sommes en août ! Avec ça il fait un vent froid, tempétueux, désagréable. C'est tout ce qu'il y a de fin comme dernier confort. C'es comme qui dirait un vaste pansement humide. De plus, ma face, comme un transatlantique "se couvre de boutons". Est-ce vertu ? Sont-ce les moustiques ? Est-ce la nourriture pourtant bonne ? Toujours est-il qu'à en juger par mes fluorescences je parais carrément la moitié de mes trente-quatre années ! Je me suis éveillé tôt ce matin et j'ai soigné longuement ma toilette d'ordinaire assez sommaire et c'est ainsi que j'ai fait cette triste découverte d'avarie faciale. Va, tu peux dormir tes deux oreilles jalouses à mon retour, le succès me manquera totalement tu peux m'en croire.
Je suis toujours sans lettres et je vous H. aux gémonies, s'il le voulait, s'il y pensait, plutôt, je les aurais déjà. Mais voilà, je le crois fort troublé, indécis, quant à sa famille qui décidément doit se résoudre à quitter L.P. le territoire belge tout entier étant devenu plus que jamais zone de guerre... et pas pour rire. cette nuit, malgré le temps j'ai dû mettre ma tête sous les couvertures pour ne plus entendre et pouvoir dormir. Ah ! Je t'assure que les Boches prennent quelque chose en ce moment ! Je me demande comment sont les communiqués, loin de tout , nous n'avons pas les journaux... peut-être voudrais-tu me les mettre chaque jour sous bande, dis ? mis avant cinq heures, j'aurais le journal en relecture trois jours après et ce serait déjà un écho bien accueilli de Paris que j'aime d'autant plus que j'en suis éloigné et que vous y êtes.
Le travail marche. je profite du mauvais temps pour faire des intérieurs de cagnas ce qui me fait dessiner scrupuleusement et ce n'est pas du temps perdu. Petit à petit ma collection se complète et j'aurai peut-être "si dieu me prête vie" de quoi faire une intéressante expo d’œuvres de guerre – surtout si comme je le crois nous pouvons avancer. Cette sacrée pluie tombe bien mal à ce propos, le sol est détrempé et le charroi de l'artillerie se fait mal... souviens-toi de Waterloo et de Grouchy.
Comment te portes-tu, mon petit loup ? Et le Tchaman des Tchaman ? Soignez-vus bien, ne vous laissez pas attraper par l'humeur traître du temps humide. Pour ma part, je jouis d'une excellente santé et d'un moral idem. Les sucreries me manquent bien un peu et j'attends mon colis avec une impatience de gosse. Et ma montre donc !
Je t'embrasse tendrement en te tenant étroitement enlacée avec le Tchaman Ti Nou que je baise dans ses boucles blondes. Je vous adôôre.
Fernand
Amitiés à Jeanne, Lucien, Maduran.
PS Plus rien de Gérard... à quoi tient l'amitié !
Le dimanche 6 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Enfin j'ai ton courrier ! le temps s'étant montré un peu meilleur j'ai enfourché ma bécane et me voilà. Merci pour tes deux bonnes lettres, merci aussi pour le colis qui est bien arrivé avec ses "chucardes". Délicieux les forestines, zul ! Je mange ça en goinfre, par grosses bouchées. j'ai été tellement privé de douceurs ces derniers jours : plus de chocolat à trouver ou du moins c'est fort difficile. J'en étais réduit à grignoter mes deux sucres réglementaires quotidiens pour me donner une impression de dessert. Sais-tu que les hommes tous, jeunes et vieux, soldats et officiers sont devenus terriblement gourmands ? Les gens qui n'auraient jamais maché autre chose que des chiques s'envoient maintenant des gâteaux à la crème dès que la marraine généreuse en permet l'occasion.
J'ai été très touché par les premiers essais piétinant de notre artiste ; le mouton, par exemple, m'a paru très osé comme conception, ce serait un succès aux indépendants ; nous verrons à mon retour s'il n'y a pas quelque chose à faire.
Sais-tu qui j'ai rencontré ? Moi jasse boueux, crotté à mon arrivée ici, oui ! qui j'ai rencontré ? correct, souriant, tiré à quatre épingles. Bob ! Nous en étions ahuris, nous secouant réciproquement la main qui faisait tous les frais du plaisir inexprimable que nous prenions à nous revoir. il est ici dans une escadrille de bombardement, ici c'est une façon de parler, il est en réalité près de Dunkerque où j'irai le voir, étant plus libre que lui. Il était accompagné de supérieurs, de sorte que notre première entrevue a été courte. je retourne demain matin dans mon auge à pourceaux, ce n'est pas que je délire de joie, les nuits y sont saumâtres, parce que tu le sais, la guerre est une chose assez dangereuse et qu'il faut avoir l’œil, mais les jours y sont moins maussades qu'ici. En effet à L.P. tu as un faux aperçu de la paix, il y a des civils, des intérêts étrangers au grand drame et tout cela fout du vague à l'âme. Au moins, là-bas où je retourne, la pensée crispée est constante. C'est la guerre, et la dure loi appliquée intégralement forme, combinée avec la joie de se sentir toujours vivant une sorte de philosophique bien-être qui fait goûter les choses simples de la vie.
J'apprends que notre grand-peintre, Claus est mourant, cancer de l'intestin. C'était le peintre exquis de la lumière en Flandres. C'est une grande, grande perte. J'avais fait sa connaissance ici, et voir même j'avais été cinématographié avec lui. À ce propos, c'est rien drôle tu sais, de se voir agir sur un écran ! On se dit, "Est-ce donc ainsi que je suis ?" "Comme je suis grand !"" Quelle gueule infecte." On voit le trou noir de ma bouche brèche-dents. Je dételle : mon nez frappé d'insolation a pris des teintes de teinture d'iode qui ne m'avantagent pas... Je deviens horrible et si il n'était de me faire la barbe, je supprimerais radicalement l'emploi du miroir vraiment trop cruel. Enfin, tu verras cela ma chère petite, c'est un triste cadeau à rapporter à sa femme, en permission. Ça avance hein ? Dans une quinzaine, pourvu que tout aille bien ! d'ici là pour toi, comme pour moi. suis bien ton régime, toi. je vous embrasse de toute la force de mon amour, Tchamanou et toi et je vous aime, vous pouvez m'en croire.
Fernand
Le 8 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Deux lettres à L.P., trois en revenant ici, c'est plus qu'il ne m'en faut pour reprendre courage et chasser le maudit cafard dont les visites sont de plus en plus fréquentes. La meilleure façon de supporter notre trop longue séparation c'est encore ici que je la trouve. Vie saine, variée, pas d'heures, camaraderie de simples, l'embêtant c'est le danger et la pensée, parfois un peu lâche de garder un père à ses enfants. Je dois même dire que j'y pense maintenant beaucoup plus que je ne l'ai jamais fait, est-ce usure d'énergie, est-ce la durée de tout ce bazar ? Je ne cherche pas car je découvrirai peut-être tout simplement que je vieillis, et cette constatation me serait désagréable au suprême "dedgré". je suis content des nouvelles que tu me donnes, n'attrape pas froid, ne sens jamais même un atome de fraîcheur, le médecin d'ailleurs a dû te le dire. Pour l'albumine, c'est évidemment fort fâcheux, cela t'empêche de manger et de faire prospérer la sœur Quiquine mais il y a tant de femmes qui en ont durant la grossesse que je ne m'en effraye pas. Tu as un orbuste tempérament et un moral un peu là... C'est l'essentiel.
Dans une huitaine de jours, j'irai sans doute vers des ailleurs : le Lt sur la pression des confrères, je crois (car mes compères ne sont pas précisément satisfaits de ma situation présente) compte venir me rechercher dans quelques jours. Où irai-je ? Certainement au repos, à droite ou à gauche, dans l'impatiente attente de mon congé. Ainsi passera le temps, et peut-être un peu plus vite étant varié. La pluie ici le temps gris genre novembre a emmené une sorte de trêve, cependant samedi à cent pas de chez nous, la nuit a été meurtrière, puissions-nous avoir rendu aux Boches au centuple le mal qu'ils nous ont fait.
Je vais répondre à la lettre d'Adler : c'est bien gentil à lui de secouer son silence et je lui suis reconnaissant des avantages qu'il me donne chez Devambez (?). Je vais essayer d'arranger les bidons pour une bonne carotte et ce sera après tout fort bénéficiable à tous.
Sais-tu ma petite femme que tu me promets sans cesse un relevé de comptes et que je l'attends encore ? Ma patience est chevronnée car voilà un an qu'elle est à ta merci. Comme ce serait bien cependant que cette chose-là soit en ordre, et combien j'en aurais d'apaisement. Allons, un bon mouvement petit loup, mets tes bésicles et en tirant la langue fais-moi un splendide doit et avoir. C'est entendu ?
Au reçu de cette lettre, soit dans quatre jours, écris-moi à l'ancienne adresse. ce sera mieux, car de toutes façons que je reste ici ou que je m'en aille j'aurai toujours l'occasion d'aller à L.P. Je compte, durant mon repos, aller voir Bob un ou deux jours. Celui dont j'avais pris la place est revenu, mais la chose est maintenant arrangée, je garde mon droit de cité, c'est ainsi la guerre. Tu rigolerais de me voir éplucher les patates à la corvée. Je fais des fines pelures, tu sais ! À part cela la peinture que je fais et la magnifique pâture que je donne aux moustiques ! Quelle calamité les moustiques au front belge. Et c'est compréhensible, des marais partout ! Quelle souffrance que ces sales bêtes. As-tu vu les "Annales" du 27 juillet ? Huygens s'y taille une place qui n'est pas dans un sac "Le peintre Huygens au front". Ca vaut la peine d'être lu et apprécié. Je t'embrasse, très Tchaman-ti Nou et toi aussi mon petit gros Boulot adoré.
Fernand
Tu me fais un peu rire dans ta conception du lieu que j'habite, pour un peu tu m'inciterais à manger à la carte plutôt qu'à la table d'hôte. Nous ferons un tour par là à la paix, si tout va bien, et tu m'en diras des nouvelles.
Le 9 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma petite,
Quel temps ! C'est navrant ! Une pluie fine pénétrante, une pluie triste de novembre. Voilà la triste constatation du réveil. je reprends cette lettre commencée et interrompue par l'annonce du jus, ce qui m'a donné idée, ayant mis le nez dehors de prendre un bain sous la pluie, ce que j'ai fait au plus grand mieux du moral. Rien de tel que l'eau vive pour décroûter l'humeur. Ceci n'empêche pas que je vois le temps sombre et gris avec tristesse. Nous tournons dans un cercle vicieux, hier le temps était clair, les avions en profitent, par centaines ! L'observation faite, on tire comme jamais je n'ai entendu tirer, vers le soir j'observe toute cette fumée qui monte en tire-bouchons sur un couchant de sang. Encore une fois c'est de la pluie qui se prépare et c'est encore un atermoiement pour la bonne continuation du bon travail commencé par notre artillerie. Et les journées alternent ainsi, bonnes et mauvaises, les dernières dépendant des premières et vice-versa. C'est du moins ce que j'en crois par l'observation. Mais ceci sont des choses de guerre et nous nous aimions assez pour les considérer au second plan. Cependant tout se tient, un habile lien s'enchevêtre, courant du Tchaman aux buts de guerre, de la couleur du temps à quelques fusées d'obus. J'aimerais tant qu'il fasse beau, que nous entrions enfin dans le lard de la Bocherie et que de ce fait, l'assurance absolue s'établisse que Tchaman Nou ne verra jamais ça. À propos il me vient une nouvelle que je crois vraie. Il parait que les soldats ne pourront plus écrire tous les jours à la même personne : je me demande comment la chose sera contrôlée et ce qu'on fera du supplément de correspondance. pour ma part, je continuerai comme de coutume, estimant que n'ayant d'autre marraine que ma femme (tandis que j'en sais qui en ont dix ou quinze) je n'exagère pas ma correspondance. Si donc tu t'apercevais d'un trou de quelques jours, signale le moi. À partir de ce jour, je vais mettre le jour, car la date m'échappe souvent, toi, si cela t'intéresse, tu la mettras pour plus tard. Ainsi en m'écrivant tu me diras : "reçu ta lettre du..." et je pourrais contrôler.
En dehors de mes heures de peinture je remplis des sacs en bon soldat belge, et je fais le "pluchement" qui consiste tu le devines à rendre à la pomme de terre, grâce à la saleté de ses mains, la carapace de boue dont on veut la nettoyer.
Je te quitte mon petit boulot Bien Aimé, embrasse le Tchaman à qui je promets quelques articles de guerre à mon retour et aussi une instruction complète sur le tir de destruction avec gueuleries et l'enthousiame qu'elles comportent.
À toi de bien tendres baisers
Fernand Samedi 4 (? )
Le 9 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite Juliette,
Je m'éveille trop tard pour t'écrire longuement. Le facteur va venir et je tiens à ce que cette lettre parte. Quelle nuit encore ! Il était deux heures passées quand on a pu fermer l'oeil. Je dis bien l’œil, car il n'est pas question de fermer les deux en ce moment Je m'étais bien imaginé des choses de la guerre mais pas celles-ci. enfin que ce soit ainsi ou autrement les jours et les nuits passent nous rapprochant de la paix, et du retour définitif, si tout va bien. Ma santé est excellente et si je n'étais horriblement piqué par les moustiques qui m'empoisonnent et me défigurent je ne serais pas trop fâché de mon sort. cependant je me sens critiqué par mes confrères d l'avoir accepté, te l'ai-je dit ? le lieutenant compte même m'extraire sous un prétexte quelconque. Je suis le seul, je crois, dans les circonstances actuelles, à avoir bénévolement mis mon titre de peintre au rang très honorable du soldat de seconde classe, vie médiocre, gamelle corvée, confraternité. C'est parait-il une exception déplorable et cela va changer. Au demeurant, je ne suis pas fâché d'avoir fait cette expérience et de m'être prouvé à moi-même en même temps qu'aux autres que le papa du fiston a du poil aux yeux. Comme tu le vois, ma petite femme, il y a certaines émotions de guerre qui, une fois traversées vous donnent une petite satisfaction de soi-même qui ne doit rien à personne. cependant j'ai hâte de ma perme, j'ai hâte d'aller vous embrasser, de voir la sœur Quiquine, de me coucher paisiblement sur le tapis dans la bonne quiétude du foyer retrouvé. je vous aime bien et j'estime que c'est la chose la plus douloureuse, aimer et être séparé sans rien connaitre du lendemain.
J'ai écrit à Robert, pauvre vieux pusillanime, quel début pour lui. j'espère le voir et le réconforter.
Je t'embrasse et Tchaman Nou itou, le facteur is da.
Le 9 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
La nuit a été bonne : à part les moustiques qui m'ont tenu deux ou trois heures éveillé j'ai pu goûter un vrai repos. Ce matin le temps est clair, au loin tous les ballons sont en l'air comme autant de membres voulant violer le ciel duveté de nuages. Un nouvel effort sera sans doute tenté aujourd'hui contre la bocherie. "Il y a des pas au plafond". C'est comme un bruit de chemin de fer. Ce sont nos areos qui travaillent malgré le vent assez vif. Tout cela est merveilleux à priori et cela donne une haute idée du génie humain, mais combien celui-ci est triste et pauvre dans le détail... hier soir on tirait pendant un violent orage les coups de tonnerre se mêlaient ou alternaient avec le bruit des cent cinquante et c'était un peu grotesque. Quoiqu'il fasse, l'homme sera toujours risiblement en-dessous de ce qui l'entoure, en fait et en but. Après avoir été me débarbouiller dans le courant de l'onde pure je suis allé un papier en main, sous la feuillée jalonnée par les soins de nombreux prédécesseurs. C'est là fait courant et quotidien, mais ce qui n'est pas banal, c'est que nous étions là plusieurs opérant sans le moindre souci du voisin... Ne trouves-tu pas là de quoi te tordre, le poulet si pudique qui souffrait qu'on le soupçonne même de se rendre où tu devines et résumant ainsi ses repas sous l'oeil de Dieu et des hommes ? C'est la guerre ! Au tond e ses dernières lignes tu te rends compte de mon état de santé vraiment épatant. j'ai un appétit d'ogre, mangeant à toutes heures, par petits coups la ration journalière vraiment bonne et abondante. je te souhaite, chère petite, cette bonne santé et ce droit au boulottement qui après tout, a son charme. Tu me demandes si je compte assister à l’événement ? Tu parles ! je tiens à être averti un ou deux jours d'avance, ne fut-ce que pour faire changer l'eau et me tenir entre deux portes inquiet et impatient. Pour toi aussi, ce sera meilleur d'avoir ton homme près de toi; n'est-il pas vrai ?
Il faut donc que tu calcules la chose, que tu parles à Le Guern, que la demande d'urgence soit sous enveloppe, prête à être expédiée à D-89 en même temps que le télég. il faut compter trois jours au minimum pour que je sois averti et cinq jours pour que je sois rendu à Paris. Ce sont donc des prévisions de cinq jours que je te demande. Ce n'est pas facile, mais comme je pense bien avoir quinze jours, un peu plus tôt, un peu plus tard,...la soeur Quiquine arrivera bien dans l'espace de cette période. Oui je vois très bien où tu veux en venir avec tes alcools... rien à faire, ma chère, je suis de taille à boire et à... zul...Naturellement je ne suis pas ennemi des dérivatifs et comme je t'aime bien et que...oui.. Nous nous arrangerons, va, vieille jalouse.
Les nouvelles du Tchaman et de ses exploits sont appréciées comme te le penses par un papa attentif, surtout, petite femme ne joue pas trop avec sa sensibilité, ne le gronde pas pour des riens à seule fin d'avoir le plaisir de lui pardonner, petit à petit tu perdrais ton autorité et ce qui est aussi grave, la patience que les enfants mettent à faire "bien" quand ils sont foncièrement bons, et alors c'est la révolte, les répliques et l'affection qui diminue pour la maman nerveuse ou joueuse.
Sur cet aperçu d'élevage, je t'embrasse tendrement et Tchaman Nou itou.
Fernand
Le 10 août 1917
De Fernand à Juliette
Chère petite
J'étais en train de t'écrire un mot rapide quand le facteur est arrivé. Je prends donc un courrier, déchire mon billet et plein de mon sujet par ta lettre que je viens de recevoir je t'écris ceci qui sera plus long. Comment, levé tôt ai-je assez bien perdu mon temps pour qu'à dix heures passées j'en sois encore là ? Je ne sais pas. C'est d'abord le déjeuner, puis le bain le torse nu, à la rivière tiède sous le vent frais du matin, la barbe, car on se soigne au front, le nettoyage méthodique et lent des dents et des ustensiles, serviette, peigne, brosses, essuie-mains, le journal à parcourir, n'ayant rien de mieux comme littérature et voilà trois heures d'assassinées. Ainsi est faite la vie du soldat qui la risque à chaque minute, oisive et puérile. Il est vrai que je me rattrape dès que je m'y mets et ce que je vais ramener de mes trois semaines ici vaudra en quantité tout ce que Paulus, le nouveau a fait dans les trois mois de son séjour parmi nous. Je néglige de parler de la qualité ce n'est pas de ma compétence. Hier j'ai fait une longue promenade à la nuit tombante, le ciel par instant semblait embrasé, à l'ouest le plus tragique des couchers de soleil, à l'est la bagarre, ses incendies, ses explosions, les obus circulaient en gémissant par-dessus cette plaine plate, aux teintes rêveuses et mille sensations me pénétraient, me troublaient plus particulièrement. Un sentiment assez laid me visite parfois, bien que j'ai vécu des moments plus âpres. Deviendrais-je clopeur ? (?) Cette nervosité ne vient-elle pas de l'attente de la chère sœur Quiquine ? Toujours est-il que je me fais cette réflexion que dans cinq jours (on est le 10 parait-il) je serai si tout va bien, dans des lieux plus hospitaliers et n'ayant qu'un but paisible, gagner la date du retour en meublant les heures coûte que coûte. J'irai d'abord voir Bob, puis sans doute Wyseur retiré avec son service dans les lieux "loin des balles".
Ta lettre me suggère quelques idées d'ordre pratique. D'abord, je te conseillerai d'acheter au plus tôt un petit poêle, quelque chose de modeste et de pratique, un de ces petits diables qui deviennent rouges tout de suite (petit dessin) quelque chose dans cet esprit-là, pour la chambre.
Le couvercle se retire et on peut faire chauffer de l'eau dessus. Une pelletée de charbon remplit son ventre qui est économique. Ce n'est pas zozo évidemment mais ce sera chaud à peu de frais. Dans les temps de paix cet instrument à feu coûtait dans les 8 ou dix francs, il coûterait le double ou le triple maintenant qu'il serait encore avantageux. Je propose de rendre le four à gaz de la salle à manger et de le remplacer par un à nous plus économique et chauffant mieux. Si j'étais à ta place je m'occuperais de cela de suite, le ferais placer et tout serait prêt pour les événements. Tu dis d'autre part que tout est payé et Louisa ? L'est-elle aussi ? C'est la dette la plus fâcheuse et tu sembles n'être pas pressée de nous enlever cette épine. Guss ! Guss ! Un peu de courage, aborde Madame Mère, la matrone, ou tout simplement passe, comme par hasard, au magasin. Pour ma montre il est trop tard. je crois, pour me l'envoyer. je la reprendrai à mon retour. J'ai trouvé, je te l'ai dit plus haut, à me procurer le journal, ne te donne donc plus la peine de les envoyer, d'autant plus qu'il ne me parvient pas, la poste militaire, je l'ai appris depuis ma demande, ne fait pas ce service dès qu'il est régulier.
Je te quitte, mon petit loup chéri, je t'embrasse de tout mon cœur enveloppant dans une même et décisive étreinte "notre fameux dessinateur".
Fernand
Le 13 août 1917, à la réception
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
Hier dimanche, j'ai flemmardé et j'ai dignement commencé en ne t'écrivant pas. Instantanément, j'ai été payé de retour en revenant bredouille du facteur. Sans doute, comme je t'en ai prié dans une précédente lettre écris-tu maintenant à D.87. pourvu que l'animal qui là-bas se charge de la correspondance ait le bon esprit de la garder ! C'est que je crois bien, maintenant me faire la paire sous peu. le Lt me disait dans trois ou quatre jours et en voici huit passés sans nouvelles de lui. Son chauffeur est en congé et remplacé par un gentleman peu soucieux peut-être de revenir me chercher là où je suis ? cependant, ayant épuisé ma verve dans mon nouveau milieu je commence par moments à avoir envie de changement. le sentiment assez vilain dont je te faisais l'aveu n'entre pour rien dans ce désir ; il n'existe plus : provoqué sans doute par contagion, il s'est complètement dissipé et la philosophie militaire m'a honorablement remis en place. Ce qui me donne envie de décaler, c'est que d'un instant à l'autre je puis être rappelé d'urgence par toi, et que dans ce cas c'est tout mon fourbi que je dois abandonner ce qui serait désastreux en cas probable d'avance. Quel temps perdu ! Comme je l'assassine sans remords dirait-on. Il est neuf heures, le rare soleil consent à se montrer et je pense au joli nu qu'il serait bon de peindre. Parmi mes mouches, mes odeurs de margarine rancie, de crioline et de purin, j'ai des nostalgies de beau et de magnificences. Le canon et les avions régleurs profitent de l'éclaircie, leur bruit finit par endormir l'oreille et j'aimerais tant l'avoir fine et éveillée dans quelque beau concert champêtre à la Giorgione. Sale guerre ! et dire qu'il n'est pas permis en ce moment d'en souhaiter la fin, sœur quiquine marchera que nous espérerons encore la paix, ne crois-tu pas ?
Enfin ! Pour l'instant l'objectif est celui-ci. Vivement Paris, la soeur Quiquine, ton rétablissement, le tout formant canevas à quinze jours de congé. Après quoi ... nous réespérerons quelque chose... le tuyau d'Adler chez Devambez par exemple.
Je vais essayer de téléphoner à H. et lui demander d'arranger les bidons, de rester d'avantage ici m'est égal si je suis rassuré sur la possibilité de partir à ton premier appel et si je suis soutenu par tes lettres.
Ce que je vais me payer une bonne bosse de bon temps dans quinze jours près de toi, près du Tchaman, ce n'est rien de le dire. il faut être dans les tréfonds de mon coeur pour en avoir une pâle idée. Je vous embrasse de tous ces tréfonds
Fernand
Le 19 août 1917 à la réception
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
je suis rentré à L.P. où j'ai trouvé tes deux bonnes lettres. Merci ! Tu me fais le meilleur plaisir et si tu veux un compliment, tu écris fort gentiment. D'une façon très vivante et pittoresque. Quand tu châtieras tout à fait tes distractions comme tu laisses pousser tes ongles tu seras une femme parfaite. En débarquant j'ai sauvé un pauvre petit moineau des mains sans pitié d'un enfant. J'aurais voulu m'en faire un compagnon, il a refusé ma becquetée en pinçant les lèvres avec fureur (sans doute parce qu'elles sentaient le tabac) comme il volait déjà très bien je lui ai rendu le plein air. C'est dommage. je l'aurais tendrement aimé. Je suis si seul, malgré que je sois entouré de sympathies. Quand l'auto est venue me chercher une cohorte de braves gens m'a fait escorte l'un portant mon caisson, d'autres ma capote, ma gourde, mes attributs guerriers et je suis parti après trois semaines de séjour laissant des regrets moins encore que je n'en emportais. Cependant ces lieux étaient bien moins inhospitaliers et si j'ai laissé transpirer dans mes lettres une petite part de vérité (je m'en aperçois en lisant ce que tu dis de tes inquiétudes) c'est à mon corps défendant et certainement vingt fois en-dessous de la vérité. je puis te dire que ma confiance est absolue maintenant, un peu fétichard comme tous les gens d'ici, j'ai la tranquille certitude qu'ayant vécu ce que j'ai vécu et hier encore précisément, c'est qu'il ne doit rien m'arriver. Tu me dis de n'être pas curieux, nous sommes loin d'être ceci ou cela, on se gare quand on peut, on est là où on doit être, voilà tout. Sorti d'un fort petit trou hier après-midi, j'étais fort gai, en me couchant et dieu sait et le "matin" aussi d'ailleurs, ce qui se passait au-dessus de ma tête et à ma porte, à cent pas. Il me semblait être dans une cage dont les fils de clôture étaient autant de trajectoires, de projectiles... or un seul des ces fils donne le frisson à qui n'est pas accoutumé. Je te raconterai en détail deux ou trois petites aventures qui te donneront une idée de la manière dont les hommes se trempent même sur notre minuscule front belge. Je te dis ces choses parce qu'elles sont passées, qu'elles ne peuvent plus t'inquiéter et qu'après tout, je prends un peu de fierté de les avoir vécues dignement. Hier j'ai vu la "grande maigre aux os blancs" pour la troisième fois et de près, z'yeux à z'yeux. Je suis baptisé et si le service venait à être dissous (on voit tant de choses que celle-ci ne m'étonnerait pas) c'est avec quiétude et joie presque que je ferais mon instruction pour devenir marech-gis d'artillerie. Je prends de plus en plus la passion de vouloir rendre dix pour un, effectivement.
Je te quitte, petit loup, je t'écrirai demain plus longuement. J'ai une abondante toilette à faire, je suis crotté comme un barbet et ma barbe est de deux jours, ce qui ne convient pas pour aller prendre un demi, et j'ai très soif...une soif de quinze jours !
Je vous embrasse d'importance
Fernand
Le 18 août 1917
De Fernand à Juliette
Chère petite,
Il fait magnifique ! C'est la première fois cette année que le soleil réchauffe dès le matin ce qui arrive si souvent à Paris. Alors ça me donne des nostalgies. Je revois des brumes épaisses qu'on découvre vers le Mt Valérien vu de notre pigeonnier. Je travaille d'arrache-pied, traduisant encore dans le feu mes sensations nombreuses et sérieuses de ces trois dernières semaines. C'est ainsi que j'ai sauté la journée de hier sans t'écrire alors que je comptais, plein de zèle à le faire, doubler ma précédente lettre écourtée par le souci du courrier. Oui ma journée d'hier a été bourrée, je me suis heurté à un bec de gaz inattendu ; une machine sur laquelle je comptais qui ne veut pas "venir". C'est une délicieuse petite chapelle installée sous les obus, faite de torchis et de roseau, elle a quelque chose d'humain et de divin que j'aurais voulu rendre, macache. J'ai reçu hier une très longue lettre d'Olivier de la Mazelière. Je lui avais écrit un mot rapide. Il me réclame à cor et à cris pour un déjeuner à mon prochain retour. Il faut que je lui explique "la guerre". Il s'embête, il va avoir un enfant, "le mariage annihile les qualités viriles" dit-il. c'est une lettre tordante, pleine de regrets pour son célibat, sa rue de Monceau et ses nus, qu'il va faire enlever, les nouveaux locataires préférant le papier.
Voilà qu'il y a encore du tirage à notre groupe, les privilégiés Meunier, Wagemans, Huygens en sont réduits pour les congés à la portion congrue de l'ordinaire. Il y en a un parmi nous qui fait des blagues, en retard de deux jours. Pourvu que cela ne soit pas funeste à ce que j'ai demandé, à savoir : une prolongation en raison des grands événements que nous attendons. De toutes façons, ne t'inquiète pas là-dessus, j'ai mon truc que je considère comme légitime, vu les circonstances. Il n'y en a pas beaucoup qui en ce moment osent travailler au repeuplement comme nous le faisons, dis ? Comment vas-tu, exquise dabesse ? Comme je te plains d'être au lait... si encore c'était à la bière... ou au bourgogne. Sans doute reviendrai-je vers le 27 en congé régulier. D'ici là si les événements se précipitaient, il faudrait évidemment que tu m'avertisses et mon congé régulier se transformerait en congé d'urgence. Dans ce cas, je profiterais de celui-ci que je ferais prolonger suivant les nécessités, quitte à prendre un mois plus tard le congé régulier auquel j'ai droit. Je me demande même si ce ne serait pas mieux ainsi... à toi de me répondre vivement à ce propos. Donc sans avis contraire, le 27 je m'embarque, mon titre de congé régulier en poche. Rappelé avant, je fais ce que je t'ai dit plus haut. H. me disait que le mieux était d'avoir mon retour d'urgence après le congé, mais à mon avis, le second serait écourté eu égard au premier. C'est compliqué. Dis, et cette affaire là trotte dans ma tête indécise. Que faire ? Tolstoï ! et le Tchaman ? minute ! Je vais revenir et gare les caramblades. Je vous embrasse tendrement.
Fernand (samedi)
Le 20 août 1917
De Fernand à Juliette
Ma chère petite femme,
Je repousse l'encombrement de ma table pour me faire une place juste comme cette feuille. Je déteste cette conséquence du désordre et je croirais volontiers que c'est par dégoût d'écrire dans de telles conditions que je ne l'ai pas fait hier. Un jour, c'est pardonnable, dis, mais deux !... Aussi, je fais violence à mon capharnaüm. Il est vrai que j'ai donné du coton depuis hier soir. Mon dimanche s'st absorbé dans la confection de trente programmes dessinés et peints, ce qui est un véritable tour de force, vu la qualité que certains de ces programmes, tous dissemblables atteignent. Je fais cela soi-disant à titre d'amitié pour le comte de Bonneval déjà cité et sur lequel je fonde quelques espoirs pour après. C'est un fort brave type et c'est l'essentiel. En meublant le temps celui-ci fait la terrible grâce d'être moins long.... il se rattrape sur ma peau et mes rides du plaisir qu'il fait en rapprochant la date "carrefour" de ton accouchement et du retour du dab. Oui, je vais faire mille choses à ce fameux retour, des tranches comme ça en souffrant de te voir pousser, des marmites d'eau chaude (sans mettre les doigts dedans pour sentir son degré surtout). Des pirouettes et un cerf volant avec une grande queue et une fameuse ficelle pour le tchaman Gri-Mi-Nou. Il fait un temps splendide, cependant l'offensive que j'accusais d'amener la pluie parait s'affirmer de plus en plus : à titre de réplique j'ai même entendu siffler une trentaine de pèpères dans nos parages : un jour ou l'autre c'est à craindre, la gare de retour (et de l'arrivée, malheureusement) n'existera plus qu'à l'état de souvenir. C'est que la transformation est grande ici, peut-être reste-t-il cinquante compatriotes kakis, les anglais petit à petit ont pris la place et dame, les allemands le savent à coup sûr, n'ignorant pas leurs mobiles en venant ici. D'ailleurs tu lis les journaux et tu as pu constater, je crois, que mes prévisions en parlant du cantonnement du frère d'Honorine étaient fondées. A-t-elle des nouvelles ? Je crains pour lui, car c'est le chahut sur toutes les lignes et derrière. Ma santé est bonne et je vais prendre chaque matin un bain paisible de temps de paix qui entretient la souplesse et abat un peu les nerfs. le soir je joue aux échecs et je gagne invariablement ce qui devient embêtant. Reçu un mot de Morin, il souhaite une lettre. Il n'est plus au C.I. où il s'embêtait. Cependant il est redevenu "actif", il couche sur la dure et ne s'emballe pas sur sa nouvelle position. Robert m'a écrit effectivement qu'il viendrait incessamment. Je vais jeudi à Dunkerque où je coucherai probablement, en cas où Robert m'écrirait d'ici là qu'il est à Ardres, je pousserais une pointe jusque là le lendemain. Reçu aussi des nouvelles d'Adler, tu as ses amitiés, il me donne des conseils relatifs à l'exposition éventuelle chez Devandez, si cela marchait c'est quinze jours, trois semaines de bonne carotte pour moi. Je te quitte pour le courrier.
Je t'embrasse tendrement en père, en papa et surtout en amant impatient que tu lui fasses une belle et bonne place "lacelle" qu'il aime. J'embrasse de tout coeur le très Tchaman écrivain-dessinateur-architecte.
Fernand
Le 22 août 1917
De Fernand à Juliette
Chère petite femme,
C'est la dernière lettre avant mon arrivée. Nous sommes mercredi et j'ai encore trois jours, trois longs jours à tirer pour m'embarquer. je me suis arrangé pour les raccourcir en allant passer quelques heures avec Bob demain : rien de tel que les allées et venues pour assassiner le temps. Quelles heures mornes je passe ici ! Un dégoût profond pour le moindre geste que je fais en tant que peintre : c'est consécutif sans doute à l'effort donné sans m'en rendre compte dans les trente programmes faits dimanche. C'est même assez curieux que quand j'entreprends un boulot comme celui-là j'ai l'impression de me jouer positivement ; aucune fatigue, une frénésie facile et puis, le lendemain, un dégoût, une impossibilité matérielle et morale de me remettre au travail sain. Sais-tu que j'aurais un autre motif, voilà deux jours sans lettre. Est-ce toi ? Est-ce ton état de santé ? Est-ce le facteur ? Je me demande si tu ne me fais pas la surprise avant que je n'arrive. Bref, je suis nerveux, impatient, maussade, comme replié sur moi pour mieux me détendre au congé si proche. Dimanche ! Dimanche à midi, madame, je becquerai près de vous. Supportes-tu bien cette abondance de lait , pô petit ? Tu fais très bien en te résignant dès maintenant à ne pas nourrir. Tchaman Nou est splendide et ne l'a pas été. Le docteur m'avait dit d'ailleurs depuis longtemps qu'il ne fallait absolument pas compter le faire. je pensais revenir avec toute ma production, le lieutenant m'engage à ne pas le faire... pourquoi ? Mystère. Notre ami qui était allé en Suisse pour organiser l'exposition est revenu nous chercher d'autres toiles, il me dit que mon envoi a du succès avant la lettre, et qu'il y a déjà quatre de mes œuvres qui peuvent être considérées comme vendues.
Si c'est vrai, il y a du bon, et notre étoile prend une fixité (je touche du bois) qui me fait présager de l'avenir avec un oeil moins noir.
T'ai-je dit qu'il avait paru aux ordres que les congés étaient prolongés de sept à dix jours pleins ? Tout de même ! Ce que ce sera vite passé. j'ai hâte d'être à la maison et j’appréhende en même temps d'entamer mon bonheur. Que dis-tu des bonnes nouvelles ? Les Français sont des soldats magnifiques et si le Tchaman opte plus tard j'espère que ce sera pour le pays du plus beau panache. Si le progrès pouvait s'accentuer à Verdun, la Belgique qui menace ruine est sauvée, notre famille hors danger, la guerre qui prend fin... sans le secours américain, ni celui des Chinois...
Au revoir, petite maman, à bientôt. Je t'embrasse follement et te charge de mes baisers tendres pour notre tête blonde.
Fernand
Le 23 août 1917
De Fernand à Juliette
Mon cher petit
Je suis à Dunkerque et je me rase au-delà de toute expression. L'ami Bob m'a posé un lapin, c. à. d. qu'il a la légitime excuse d'avoir reçu son congé hier. N'empêche que ce genre de contretemps vous coupe la chique aussi bien qu'un rasoir. Oui je me suis enfilé L.P. Dunkerque, puis St Pol puis quelques deux kilom. pedibus cum jambis et là nez de bois. J'avouerais que j'étais trépignant comme un gosse qu'on mène au cirque et que c'est une grosse désillusion. Je ne voulais te dire cette escapade qu'après coup pour que tu ne sois pas inquiète dans ton état... et voilà que cette festivité est remise à plus tard. Et il pleut ma chère, comme vache qui pisse, et tout le monde sait que ce spectacle est déprimant au possible quand on n'est pas d'humeur d'en rire. Et je ne suis pas d'humeur. J'ai été réveillé cette nuit par des tranchées (comme dit Lucien) puis par des bombes et je viens de prendre un élixir parégorique qui m'a donné de vieux souvenirs du pernod. Il est vraiment temps que je retourne près de vous, le moral baisse et je dois dire que L.P y est pour quelque chose... ça ressemble trop dans le courant à la vie du temps de paix. Il y a bien les alertes quotidiennes, les soldats, la cherté des vivres et tout ce qu'on peut rêver de frelaté mais il trotte au-travers tout cela un goût d'avant-guerre qui nostalgise.
Ceci est un supplément de lettre qui ne t'arrivera probablement pas avant mon retour.
je vous embrasse tendrement
Fernand
Ne viens surtout pas à la gare si tu te sens le moins du monde fatiguée.
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Retour de Fernand à Paris, permission et naissance de Paulette