Janvier – Février – Mars 1917

Textes et lettres de 1917.Textes intégraux non modifiés, y compris pour l'orthographe et la syntaxe. Les mots illisibles ou noms propres non reconnus sont suivis d'un(?).

Le 1 janvier 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

J'ai reçu aujourd'hui lundi ta trop courte lettre. Mais enfin, je suis rassuré sur votre santé, c'est l'essentiel. Tu me dis l'air impérieux de Tchaman à ton retour et en te lisant j'ai ri nerveusement, emballé par ce sentiment de gosse pour son papa si rare. Ne crois-tu pas qu'il se figure les pires monstruosités en te rendant coupable de mes disparitions fantomatiques ? moi aussi, va je l'aime bien ! Ma journée de l'an s'est passée de la façon la plus agréable, en brossant un grand décor de fond avec l'ami Bastien. Dix mètres sur quatre. Je faisais le gros et lui le fin, et ma foi j'ai appris et je me suis amusé. Je suis moulu en vérité, mais d'une bonne fatigue, rajeunissante. Le mieux est que nous avons terminé, à fond, ce décor dans la journée même : commencé à 9 heures, à 7 heures il était terminé. Demain nous exécuterons les portants, le manteau d'Arlequin et le rideau. Entre temps je donne quelques coups de brosse à mon accordéoniste dont je suis satisfait. Samedi, l'opéra de Paris donne une représentation à Cabourg, et je me suis entendu avec le commandant de l’hôpital pour pouvoir faire l'étude d'un grand tableau, dont j'ai déjà l'esquisse, d'une part la scène et sa joie de parade, de l'autre la salle et ses lits de souffrance et de vraie joie. C'est un sujet magnifique et je ne regrette qu'une chose, c'est que les circonstances mêmes qui l'ont fait naître ne me permettent pas d'en tirer le grand parti qu'en tout autres temps j'aurais travaillé avec plaisir et persévérance. Ici les sujets sont nombreux et il faut les effleurer tous et malheureusement ne pas s'attacher longuement à un seul. 

Je viens de faire une opération délicate, le transvasement du pétrole d'une lampe dans une autre. Tu vois ça ! ou plutôt te souviens-tu de ces petites misères de jadis ! As-tu lu les journaux mon enfant ? Non ? Eh bien, ceux-ci annoncent simplement que j'ai vendu au Gt français un tableau intitulé "Corvée de café" et qui se trouve au Salon de l'Art belge au front. Ne t'emballe surtout pas, ce n'est que 250 balles, si mes souvenirs sont bons, et dieu sait quand on les touchera. Je te prie de répandre ce bruit le plus que tu pourras et Demettre se décidera peut-être à venir faire la bonne affaire en compagnie de Robbe qui doit toujours venir choisir un dessin. Je suis allé présenter mes souhaits au Lt H. rentré hier soir. Il a l'air ennuyé, absent, et si certains bruits sont exacts, je sais le motif de son ennui... Je t'en reparlerai. En attendant, je partage son ennui et me fais des tracas à son insu. Ur..(illisible) est venu me revoir plusieurs fois depuis notre retour, il se souvient avec délices de la soirée de Noël, les pommes de terre frites mêmes lui étaient sympathiques, grâce à la présence de Madurant sans doute. Madame C... lui a fait de l’œil parait-il... Est-ce vrai ? Elle en donne parfois l'impression et je suis un homme très infatué, bien entendu, qui l'a crû, pendant dix minutes. Sur cette belle parole je te quitte ma petite femme. Embrasse bien Nounou, dis lui mille histoires de son papa. Pour toi, mille baisers toujours jeunes et amoureux. 

Fernand

Le 6 janvier 1917

De Fernand à Juliette

Chère petite Juliette, 

Je ne suis plus à la page, je ne sais plus ce que je t'ai dit précédemment : il suffit que je passe un jour sans t'écrire pour que ma pauvre mémoire embrumée de tabac me trahisse. Me voilà parlant comme un vieux et je ne me suis jamais senti aussi jeune, aussi sain, aussi fort. Mon tableau marche et il fait un vent printanier. Ces deux éléments me mettent seuls le cœur en liesse. Et cependant, je viens de faire un rude sacrifice à l'art et à l'armée... puisque je suis soldat. Voici : l'exposition s'ouvre le 1 février et mon congé régulier à partir du 18 de ce mois. Que faire ? J'ai balancé et j'ai choisi, après réflexion, le chemin de la sagesse plutôt que celui du cœur. Je reporte mon congé à un mois. Je suis le plus à plaindre dans la combinaison car si mon absence vous coûte, la vôtre étant double me coûte doublement. Mais voilà, il s'agit d'avenir, d'amour-propre, de devoir et de toutes sortes de babioles de ce genre qui, en réalité, ne devraient jamais entrer en compétition avec les choses du cœur. Mais voilà : c'est la guerre. Mon autre congé n'est pas reculé de ce fait, car il y a gros à parier que de toute façon il sera fauché. Dès avril, je donne mon petit doigt à couper que les congés seront clos... alors... mieux vaut reculer un tantinet celui-ci et rapprocher ainsi le définitif, celui, espérons-le, de la paix dans la victoire. 

Je suis tout à fait confus de recevoir des souhaits, moi qui n'en ai présenté à personne... je vais devoir mettre la main-z-à la plume, pour ce motif aggravé d'explications et d'excuses. Je dis personne car vous autres êtes aussi "moi" que moi-même. Merci chérie pour tes bons souhaits, quant à la lettre de Nounou, c'est un exquis poème, de facture, de souvenirs pour plus tard et d'intention. 

J'ai vu ce matin le Roi et le Président de la République en manteau bleu sombre à pèlerine ; ils m'ont donné l'impression de s'embêter tous deux présidentiellement et royalement. Un pauvre soldat a, sous sa casquette crasseuse, plus de joie et de gaieté que tous les grands sous leur képi chamarré. 

Et Tchamanou entretient-il sa bonne et bruyante joie de vivre ? Pour dieu qu'il fasse enrager le plus possible le chanteur du plus bas étage (!) je saurai au nombre de ses réclamations si Nounou est bien ou mal portant. Un jour pour le bouquet, je ferai un précieux don, un tambour à notre garnement si il est bien "pas sage". 

Je vous embrasse tendrement chers deux ½ (toi, Nounou et elle) 

Fernand

 

Jeudi 9 janvier

De Fernand à Juliette 

Mon Ptit Loup

Quel livre exquis j'ai lu hier et qui en me faisant penser à vous deux mieux et plus sereinement que jamais m'a cependant empêché de vous écrire ! "Monsieur, madame et bébé", achète ce livre de Gustave Droz (https://fr.wikipedia.org/wiki/Gustave_Droz) chez Ollendorff et lis le attentivement. Il est bien écrit, un tantinet vétuste quant à la religion qu'on sent établie malgré un scepticisme de bon ton mondain, mais il exprime si noblement les noblesses du cœur. Je vais peut-être commettre un gros péché d'immodestie... mais à toi je peux dire, chère petite femme, que bien des choses sont exprimées dans ces pages et que j'ai senti confusément que j'aurais écrites peut-être si le talent m'en avait été donné. 

Je ne sais rien de plus assommant qu'une lampe qui baisse... on se fourre les doigts dans le pétrole et on perd le fil... je reprends... oui je serais heureux que tu lises ce livre, il t'avertira sur mes sentiments et peut-être allégera-t-il les incommodités de l'état dans lequel tu te trouves en te remémorant les joies qu'il procure par la suite et que tu connais par la grâce de Tchaman Nou. Ce livre en fin de compte et pour clore ce chapitre est à l'amour dans la famille ce que le livre de Mauclair (https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Mauclair) est à l'amour hors de la famille... il semblait que Mauclair en terminant celui-là et en disant "oui... mais..." appelait une réponse : la voici par Droz qui doit dater un peu mais qui est exquis. 

Voudrais-tu regarder au dictionnaire à ce nom et me dire qui il est ? 

Une carte de toi ce matin, ma chérie dans laquelle je te sens languide et pas tout à fait d'aplomb. Tu fais bien de dormir beaucoup, fais faire du feu dans la chambre, restes-y la matinée et sors l'après-midi notre gros patapouf qui a autant besoin d'air que toi. J'ai tout lieu de croire qu'une saison à la campagne te sera utile, à lui aussi, et comme l'événement heureux sera pour septembre, ce sera vers mai-juin qu'il vous faudra coûte que coûte allez vous "prom". 

Dans ma retraite le moindre événement prend des proportions, hier la visite de De Mot. ce cher ami tient beaucoup à moi je pense et je lui rends bien cette amitié. Il part en congé dans deux jours, et je me rappelle que nous fûmes ensemble à Paris il y a trois mois. Comme le temps passe ! Et voilà que volontairement, je laisse passer mon temps de congé ; comment ferais-je autrement ? Je me dois au travail, à mon avenir et à l'amitié d'H. qui compte sur mon labeur. À ce propos, je te dirai que mon tableau prend sa forme définitive. Je suis dessus du matin au soir et si je fais une boulette, elle sera tassée avec ce procédé... au contraire, si... Mais ne te fais pas
d'illusions, je ne crois nullement faire ici ce qui pourrait me situer dans l'avenir. J'ai tous les éléments, sauf le talent militaire. Je tourne d'ailleurs l'objectif puisque mes sujets, loin de comporter les éléments qui font d'un tableau un "tableau militaire" les supprime tous pour ne parler que de l'homme civil qui vit sous la capote malgré tout. La nostalgie, voilà ce qui revient aussi fréquemment que les sonneries de rata, de vaguemestre ou d'ordres. 

Il neige et la neige semble vouloir tenir. J'aime mieux ce temps que celui d'hier et d'avant hier. Ma chambrette est faite de bric et de broc, la fenêtre sans verrou se pousse à fond et tient fermée tant bien que mal. Le poêle minuscule juché sur une caisse tire tant qu'il peut dans la cheminée asthmatique... tout cela s'est fait bien voir dans la nuit d'avant-hier, les bourrasques étaient telles que d'un seul coup tout a pété, fenêtre, porte et avec cela le poêle qui crachait sa suie et ses restes de fumée. Quel réveil ! Si la neige continuait je me propose une randonnée dans les tranchées.  

J'ai reçu une longue, longue lettre de Jeanne (? nom raturé et illisible) , elle me parle de mes prodigieux succès, de mon brillant avenir, de ma modestie qui lui cache tout cela... Où a-t-elle été chercher tout ça ?
Quels bons amis... Je fais des comparaisons avec ceux qu'on trouve dans le monde des arts, où la simplicité, la cordiale simplicité n'arrive plus à trouver place... il y a tant d'intérêts à être désintéressé ! et le désintéressement est si bien porté ! La guerre finie, je rentre parmi nous... quatre  et je ne forme plus qu'un souhait : avoir le nécessaire pour vivre comme nous le faisons, sans plus et pouvoir travailler solidement, sérieusement "afin que si mon nom..." comme dit Baudelaire.

En voilà  du bavardage ! Il est vrai que je ne parle qu'avec toi pour ainsi dire, les autres se réunissent au café et je suis vraiment trop sage pour ne boire que le sage verre de l'habitude... je préfère m'abstenir et puis c'est plus économique en argent et en bêtises débitées. 

Je rêve d'une partie de maindo avec Tchamant. Fait-il des progrès au bilboquet ? "Tomme papa" (voir le livre précité). Je t'embrasse et t'embrasse de tout mon cœur replié pour cet élan. 

Fernand 

14 janvier 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chérie, 

Hier soir je m'étais mis en tête de me fabriquer un portefeuille pour mes croquis et tu sais comment je suis ça devient l'idée fixe et j'ai bricolé fort tard sans prendre le temps de ne t'écrire que quelques lignes que j'ai déchirées d'ailleurs. Mais je me rattrape en me levant tôt, le temps est encore trop sombre pour peindre et c'est à toi que vont mes pensées matinales et à Tchaman Nou aussi bien entendu. 

Hier rien de toi, et avant-hier non plus. Il se peut que j'aie le gros paquet aujourd'hui et je n'en serai pas fâché car te sachant un peu patraque, un peu d'inquiétude se joint au désir, très amoureux, ma chérie, de recevoir quotidiennement votre baiser par lettre. 

Hier j'ai entendu de la musique, de la bonne. Le vendredi toute la fleur artistique du pays se réunit chez madame de Cléry et c'est deux heures exquises qu'on passe béatement en jouissant des oreilles. Et je repense à nos réunions de jadis où la musique était si pauvre puisque j'en étais le maestro, mais c'était bon tout de même ; pour ma part, ta présence ajoutait là ce qui me manque ici, le charme des choses également senties par deux cœurs l'un près de l'autre. Il fait un temps terrible, la tempête souffle encore et mes fenêtres mal closes distillent des lames de vent qui entrent dans la peau... mais je m'en fiche, je suis bien portant et le travail marche. 

Et chez nous ? Ça va-t-il mon cher petit chat ? Fin de ce mois, retour. ce soir, en t'écrivant plus longuement je t'expliquerai cela, pour le moment le temps se lève, il fait plus clair et ma palette m'appelle. 

Je t'embrasse tendrement et je fais mille caresses au Tchamanou. 

Fernand

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Retour de Fernand à Paris, dates inconnues

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Le 1er février 1917

De Fernand à Juliette

Chère petite, 

Comment vas-tu, as-tu du charbon ? Et Tchamanou n'a-t-il pas attrapé ta grippe au moins ? J'étais si émotionné en vous quittant et avouons-le il y avait de quoi : je vous quitte chers aimés (pour quel long temps ? ) et je vous quitte en te laissant toi au lit, souffrante, et notre gamin bleu de froid. Je te redis encore ma chérie qu'il faut avant tout bien vous soigner, au diable toutes les économies si c'est au détriment de la santé. 

Mon voyage s'est bien passé, je ne dirais pas agréablement, mais supportablement, en troisième et en dix neuf heures, dans un wagon complet. À midi, je débarquais ici, un peu ahuri, par une nuit de fumée et de hurlements anticafardeux. Et la longue route à faire, pedibus en ruminant tout ce qui hier avait de bon et tout ce qu'aujourd'hui a de maussade ! Malgré tout je suis en comparaison en très bonne forme, les autres ont des mines allongées... ici comme ailleurs je crois que la question d'argent y est pour quelque chose. Pendant ma courte absence que j'ai dû faire ce matin, Pelzer est venu me rapporter la peinture qu'il m'avait achetée et qu'il me change pour une autre de 150 plus chère. Nous voici donc de quelques louis plus riches (ou moins pauvres). Je continue ma cure de froid pour avoir sans doute comme un arrière-goût savoureux des 9 derniers jours. Plus de charbon ici et les mains dans les poches je parcours les campagnes blanches mijotant une escapade de quelques jours dans les paysages neigeux. Déjà, je suis allé à Furnes cet après-midi même.  Quelles bonnes émotions dans ces vieilles et calmes villes de chez nous et quand la neige a coiffé toutes ces petites façades à pignon, on a l'impression que ce sont autant de petites vieilles à bonnet, marmottant des choses de résignation dans un livre d'heures. Je ne suis que poète... hein ça ? Te moqueras-tu encore de moi quand je lirai mes vers ? 

Mon tableau me dégoûte autant que le froid et je me demande lequel des deux s'y entend le mieux à me faire fuir vers des ailleurs. Je viens d'écrire quatre cartes à Tournai par le mot du soldat, nous allons voir si ça va rendre. As-tu revu Robert ? T'a-t-il écrit à propos de son sursis ? Croirais-tu chère Juliette que je suis encore sous l'impression heureuse des bonnes journées passées près de toi et de Nou ? Ce souvenir me fait comme une carapace et les amis me voyant  ainsi sourient et me disent : "... dans quinze jours... "

Je vais cependant faire en sorte de m'armer de la vieille résignation têtue de nos villes de Flandres et tâcher de garder longtemps la joie que vous m'avez mise au coeur. Je vous embrasse à vous étouffer. Soigne-toi bien surtout. 

Fernand 

Le 2 février 1917 (La lettre est datée à la réception du 2 février 1916, mais date visiblement de 1917) 

Ma chère petite femme,

J'envie les gens qui n'ont qu'à se mettre à leur secrétaire et écrire : il n'en va pas ainsi pour moi, ma table est tellement surchargée d'objets hétéroclites que je dois renoncer à mon confort de t'écrire sur le pouce. Je suis toujours dans mon grenier, n'ayant trouvé aucun joint pour la petite randonnée que je comptais faire par cette belle neige. Je ne perds cependant pas mon temps et l’œil du peintre prend ses droits sur le service. C'est que la mer est belle avec sa frange neigeuse et les barques donc ! Je me gèle les doigts à vouloir fixer cette féerie et ce matin j'en ai été récompensé par une étude qui peut compter parmi mes bonnes. À m'entendre, on pourrait croire que la guerre est loin et pourtant elle n'a jamais été aussi serrée qu'à l'heure actuelle. Il semblerait que les armées sont comme des fauves tassés sur eux- mêmes et prêts à bondir, ici les coups de pattes sont bruyants et bien des choses se passent en l'air. À part cela et le froid qui est de plus en plus vif, dirait-on, tout va bien, le moral est bon et le travail marche... Je me rattrape de tout ce que j'avais encore à te dire si tu n'avais été souffrante avant mon départ. Je suis très pressé de recevoir de tes nouvelles et de celles du Cher-Nou. Avez-vous du charbon au moins? Ici la crise se fait sentir durement, les canaux sont gelés et la mâne calorante (!) n'arrive plus. Je me suis trouvé deux jours sans un grain de la dite mâne, et mes souhaits étaient que vous ne souffriez pas de la même manière. Je suis fort embêté, en arrivant ici j'ai découvert dans une des profondes la clef de la cave ! Il est inutile je crois de vous l'envoyer maintenant car vous avez dû déjà remédier à son absence. Si ce n'était fait, un bon conseil : cinq ou dix grammes de tonite et tout sautera, tu peux m'en croire. Reçu une copieuse lettre de monsieur Ponchelez Ce monsieur est lyrique et bientôt m'écrira en vers...Je préférerais qu'il m'en paya un bon la guerre finie afin que j'en profite pour lui coller un glorieux souvenir des temps glorieux. 

Ce soir, il y avait grande réunion d'artistes en tous genres : poésie, peinture, architecture, musique, tout était représenté. On a chanté un poème de Wyseur, musique de Desmet, qui va paraître incessamment et qui m'est dédié ; ce poème s'appelle "sagesse" et j'en suis fier. Voilà comment je suis, moi, suppôt de toutes les vertus. Je me réconcilie avec mon tableau, que j'ai repris, ayant trouvé un modèle... le pauvre soldat trouve que c'est pis que la salle de police, la pose. On raconte mille choses sur le choc prochain et si j'en crois les on-dit...cela va barder terriblement. On dit entre autres choses que les hostilités, vu l'envergure des prochaines opérations ne dureront plus bien longtemps. C'est d'ailleurs ma conviction ... du titulaire de "sagesse" ne l'oubliez pas, ma femme. Mais tout ceci ne vaut pas ce que j'ai dans le cœur pour vous deux...(trois pardon !) et que je ne puis exprimer que par les tendres embrassements dont je vous couvre de la tête au talon. 

Fernand

Vite des lettres me disant que tout va bien, qu'il fait chaud chez nous et que le contre-coup de la grippe a disparu. Je t'embrasse encore ainsi que Cher-Nou. 

Le 3 février 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

Demain dimanche et rien de toi encore ! Comme la poste est longue en ce moment ! C'est elle que j'accuse car je pense bien que tu m'as déjà écrit, me sachant dans l'inquiétude. Enfin j'espère que votre santé est bonne et que vous avez comme moi pu dégoter le rarissime charbon. Colleye (http://connaitrelawallonie.wallonie.be/fr/wallons-marquants/dictionnaire/colleye-raymond#.WmS5ta7ibIU) a-t-il donné suite à sa promesse ? Je m'étonnerai qu'il le puisse, ici il y a pénurie complète et on se demande comment vont faire les cuisines militaires, les hôpitaux et tout le tremblement. Mais j'ai bon espoir que ce froid cesse, il serait anormal s'il durait plus longtemps et "l'aimable monsieur Angot du sympathique observatoire" (https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Angot) nous dirait alors pourquoi, ce qui serait déjà quelque chose. 

Un bon conseil ma petite femme, fais des provisions, légumes secs, pâtes, etc. Ne tarde pas et ne recule pas devant la dépense, tout ce qui peut se conserver et qui se vend dans les prix doux, achète-le. Les mois qui vont venir vont être probablement parmi les plus durs de la guerre. J'insiste beaucoup pour que tu suives mon conseil sans retard. J'ai des raisons pour cela. Compris ? 

J'ai fait aujourd'hui une excellente journée. J'ai trouvé un soldat qui me pose mes figures et mon tableau est presque terminé. Si notre exposition a lieu, je pense que j'y tiendrai ma place ... (orgueilleux va !) Eh non ! ce n'est ni orgueil ni rien de tout cela, car je ne travaille que pour ma satisfaction et si je me réjouis d'un succès, c'est souvent avec l'idée qu'il te fera plaisir et fera prospérer notre petite famille.
A propos, voudrais-tu me mettre dans une lettre une feuille volante qui se trouve parmi le dossier que Loumaye m'a rapporté : c'est le récit intitulé "une alerte" je crois et dont la scène se passe à Nieuport. Je te demanderais de t'appuyer la corvée de le recopier en cas de perte : je tiens à cette impression écrite impromptu immédiatement après l'incident dont j'ai échappé. D'autre part, mon ami Desmet, chef d'orchestre, me fait l'offre de transcrire mes musiquettes. Saurais-tu les recopier pour m'en faire l'envoi ? C'est une occasion à saisir par les cheveux, peut-être poussera-t-il la complaisance jusqu’à faire l'accompagnement. Voilà bien du travail autour de mon nombril, ma pauvre petite femme... Mais vois-tu, quand nous serons vieux, ridés et cassés, nous chevretterons peut-être avec délice le chant des "vingt ans". Le présent est bien trouble et on ne sait pas de quoi demain sera fait mais si comme je le pense je franchis le pas, je nous propose une série de bien beaux jours... toujours la hantise de l'arche de Noé dans un déluge de fleurs et de fruits... l'as-tu encore, ou bien la parisienne se regimbe-t-elle déjà ?  Et notre petit homme ? Je revois ses doigts gourds de froid et ses cris plaintifs quand il pensait s'en servir. Pauvre Nou, il aura connu la dure malgré tous mes efforts. Embrasse-le tendrement de la part de poilukaki qui l'adore. Parle-lui souvent de moi, car je commence une période d'absence qui durera dieu sait combien de temps, et il ne faudrait pas qu'à mon retour ce monsieur boude à mes sentiments inchangés. Et toi ? Et elle (?) ? Soigne-toi bien, sors avec Nou c'est le mieux que tu puisses faire, tu te feras du bien autant qu'à lui, car il sera le régulateur de ta propre fatigue. La vie est bien faite, va, et si on veut être solide et bien portant et par le fait, heureux, le mieux est je crois de suivre ses lois, philosophiquement. 

Je t'embrasse de tout mon cœur. 

Fernand

Le 4 février 1917

De Fernand à Juliette

Chère petite femme, 

Je reçois ta bonne longue lettre. Eh ! quoi encore triste ! Il faut te secouer chère petite, prendre l'air, aller au Jardin des Plantes, au cirque, avec Nou, puis lire, lire beaucoup de bonnes et saines choses. Ce sera la première promenade et le premier bouquin qui coûteront. Tu t'affineras aussi la lecture du livre de cuisine pour "après" comme dit Tchaman Nou et nous ferons une belle petite famille où la table est aimable, le lit douillet, les enfants gais et polissons : pour nous deux, nous cultiverons sous nos dehors bourgeois tous les orages de l'art et de la... oui tu me comprends. En vivant ainsi nous rapprocherons des vertes prairies de l'Arche et de toute les choses saines et belles. Et le début de toute cette perspective doit être votre guérison complète, madame. Ne te figure pas que les distractions abondent ici. je quitte à peine mes quatre murs, les trouvant plus accueillants que les mines allongées et les faux airs de bonne camaraderie que je trouve à certains moments vraiment insupportables. Aurais-je mauvais caractère ? Je ne le pense pas et les choses que je devine ont toujours un fond qui tôt ou tard se découvre. Et je devine tant de choses désagréables ! Ainsi n'ai-je pas bien fait en ne revoyant plus V.d.G (??). Je devinais les suites à sa manière d'agir et il ne fallait pas être sorcier pour cela. Je le plains comme jamais je ne plaindrai Boët parce que V.d.G. avait l'étoffe pour faire mieux dans la vie. Sa dernière femme et sa première auront été les causes de sa vie gâchée. Tu me demandes si j'étais heureux pendant ma perm... Je l'ai été parfaitement avec le seul ennui de te voir souffrante. Quant à l'histoire de dimanche, je n'y pensais même plus. Les torts n'étaient ni ici, ni là, tu avais autant raison que moi et nous avions tort tous les deux d'être séparés dix minutes quand nous sommes au fond si entièrement unis. 

Je vais écrire à College, bien que je sois un peu embrassé de le faire à cause de la fameuse invitation oubliée... Je vais lui dire, ce qui est exact en somme, que tu étais souffrante et que dans cet ennui la chose nous a échappé. prends ce thème si tu vois l'un ou l'autre. Pour les dix francs à Honorine, cela n'a aucune importance, j'ai trouvé de l'argent ici et j'ai même pu payer mes dettes. Je réserve le reliquat de la somme touchée pour renouveler tes fonds fin mars. Nous avons dit ? Fais des provisions, encore une fois, hâte-toi. Tout va devenir un problème pendant trois qu quatre mois, selon toute vraisemblance. Dans la conversation, jette cela à Lucien(https://fr.wikipedia.org/wiki/Lucien_Brasseur son beau-frère) pour qu'il s'empresse de tirer tout ce qu'il peut s'il lui arrive d'avoir quelque chose chez B. 

Voici en quoi consiste l'histoire Jérusalem. Robert m'a dit que celui-ci pouvait,à l'occasion, voir Ballot et lui soumettre des dessins du front : le tout serait de décider Jérusalem à faire cela non en indifférent, mais en cordialité, ce qui est très possible. Qu'il n'aille pas s'imaginer non plus que nous attendons après cela... C'est la guerre et les affaires sont plus difficiles, mais nous ne demandons pas de secours. Ballot profite, en somme, des prix très réduits et c'est tout. À la première occasion, je te fais remettre une dizaine de dessins. Pour ta part, tu vas collationner tout ce qui est épars, chez Lucien et dans mes cartons : dessins et aquarelles du front, et les déposer chez Demettre (?) avec une lettre que je vais écrire et que tu recevras au prochain courrier. (Tu me donneras la liste de tous ces dessins et tu feras un prix approximatif réduit pour chacun d'eux en l'inscrivant derrière au crayon.) Après, nous nous occuperons de Jéru.

Je te quitte ma chérie, remonte-toi pour mille raisons, Nou, Quiquine et surtout toi, qui la première souffre de cette lassitude... Elle s'entretient elle-même, il faut être plus forte qu'elle, ne serait-ce qu'un jour..; et une fois partie, c'est le printemps qui renaîtra... le soleil n'est pas tant au ciel que dans notre cœur. Il faut l'y mettre. 

Je t'embrasse tendrement et j'embrasse ce petit Loup adoré qui m'a appelé, je m'en souviens très bien, sacré salaud (ce dont j'ai pris une extrême joie). 

Fernand 210-C.

6 février 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Je reçois ta lettre, ainsi toujours des pleurs ? des vagues ennuis. Comme je te plains ma pauvre Juliette et comme je voudrais être à tes côtés pour essayer de te faire remonter le courant. Tu as raison de me conter tes états d'âme, nul ne peut les partager et les comprendre mieux que moi. cependant il te faut décider à écouter ton vieux dab qui t'aime bien et faire un effort dans le sens que je t'écrivais avant-hier. Lis et promène Nounou malgré le froid vif, en vous couvrant bien surtout ! Et quand tu rentreras après une bonne trotte hygiénique, tu m'en diras des nouvelles de mon conseil. Ton sang aura circulé joyeusement et le fauteuil et le bon lit seront meilleurs encore avec leur trop accueillante tiédeur. Fais cela et dans une semaine tu m'écriras que le cafard est au diable et que si tu regrettes ma présence, c'est au moins avec la force de caractère qu'il faut avoir et que je m'efforce de gagner. 

Pour moi, je sais, j'ai le dérivatif d'un métier qui tourne à la passion et sur lequel je suis du matin au soir. J'ai encore (que Bacchus intervienne pour moi ! ) un autre dérivatif qui de loin en loin me garde dans le chemin de la VERTU....... Mais pour l'instant je suis si sage ! Il est vrai que je n'aurais guère le temps d'être autrement. L'exposition approche et mon tableau m'accapare. J'ai vingt autres toiles commencées à finir et de plus j'entreprends pour être fini le 5 mars une épopée de la guerre de Belgique, en ombres, en collaboration avec Gauchez et Desmet pour la musique. j'ai pour ce travail une trentaine de tableaux à faire le soir et je te prie de croire qu'il ne faudra pas chômer. C'est pour ce travail que je te demande de m'envoyer par Raoul Cornez via Gauchez le livre de Morin sur les ombres et projections lumineuses. (peut-être ce Morin là ? https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Morin_(peintre))  Quel boulot ! J'ai été appelé pour cela chez un major qui se montre enchanté (j'te crois !) de l'envergure que je donne aux silhouettes bêbêtes qu'il me demandait. Pour nous trois, les artisses, ce sera peut-être une heureuse affaire d'édition "pour après" comme dit Nou.
Tu me diras encore que j'ai le délire de la persécution ! Suze ! Je remarquais que Meunier me faisait la tête depuis mon retour et sur mon interrogation, il m'a dit tenir de source sûre que j'aurais, étant au placement à Paris, voulu prendre la place d'honneur que ses collègues Bastien et Huygens lui réservaient. Rien qu'ça ! J'appelle cela une calomnie, et toi ma petite femme ? J'ai pu convaincre Meunier de l'ineptie de ce racontar dont je voudrais pénétrer les mobiles. La chose, à la longue, m'apparaît si effarante de la part de B... que je me demande si je ne suis pas fou et si, véritablement, agissant à l'inverse de ma nature, dans un accès je n'aurais pas fait cela ? Enfin !.. Voilà la bonne camaraderie dans laquelle je patauge comme pour mieux me faire sentir l'isolement. Mais j'ai mes pinceaux et mes vieux rêves, avec cela je peux encore aller assez loin si Dieu me prête vie, comme au petit poisson.
Lu le mot de Dommartin. Je lui écris sur l'heure et te prie de lui faire porter, avec une notice et en marquant derrière chaque toile : pour Bordeaux - le nom - l'adresse à Paris - le sujet et le prix (la notice à part sera le double de tes inscriptions). Les toiles suivantes au Petit Palais pour M. Dommartin.

- Le grand nu debout, le dos appuyé sur une roche (Nu) : 650.-
- Ou, si c'est en bon état et signé, à mettre dans le même cadre : Le bain du soir : 650.-
- Ferme en Normandie (pommier rouge) : 250.-
- Ferme en Normandie (pommier jaune) : 250.-

Je préférerais que ce fût le Bain du soir que tu envoies et si tu avais deux cadres propres dans cette dimension, tu enverrais quatre numéros au lieu de trois. Si le Bain n'était pas signé, fais-le à la plume en m'imitant et ce sera très bien.

Je t'embrasse bien tendrement ainsi que le très charmant. J'ai bien peu parlé de lui (j'avais tant à te dire) mais j'y pense sans cesse. Encore des baisers à vous partager. 

Fernand 

Il est dix heures et je vais me remettre à mes ombres. J'écrirai pour Demettre demain sans fautes. 

Le 8 février 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Je t'écris hâtivement à seule fin que tu saches que je pense à vous et que je reçois tes bonnes lettres journalières avec joie. Je t'ai dit je pense le travail que je m'étais mis bénévolement sur les bras. Je suis dedans jusque là, la date de livraison était déjà fort proche et voici qu'on me rogne encore cinq jours. De cette manière je travaille tard dans la nuit et me lève de bonne heure. J'ai plus de cinquante planches d'ombres à faire pour le 1 mars ! J'espère que tu auras reçu ma lettre relative au livre de Morin et que je vais le recevoir incessamment. Hier je recevais enfin de meilleures nouvelles de toi ma chère petite, tu me disais tes se-proms avec Nounou. À la bonne heure. C'est ainsi que tu retrouveras entièrement ta belle santé et ta bonne humeur. Est-ce que cela pousse ? C'est dommage que tu n'as pas le bras suffisamment long pour déclencher une photo intime de ton ventre. Je t'en demanderais une tous les mois pour me congratuler des progrès que tu fais.... grâce à Moooâ. Oui je pense que tu as eu là une fameuse grippe et j'espère que tu vas manger, manger jusque là pour rattraper une belle mine. Et notre asticot ? Embrasse-le, dis lui mille choses de son papa, du sacré S...

En passant au Salon des Armées tu voudras bien demander quand elle ferme, et ce qu'on fait des œuvres. car je souhaiterais que celles qui sont là restent à Paris, de même que l'eau-forte en noir de Meunier dont le cadre m'appartient et qui doit être portée chez Georges Petit

Hier soir, pendant deux heures nous avons été sérieusement arrangés par les avions boches, n'étant pas encore sorti j'ignore s'il y a eu beaucoup de victimes. Que dit-on des Américains et des Espagnols ? Les voilà brouillés avec le Kaiser. Je plains nos pauvres parents et la population de la Belgique envahie qui devaient compter sur ceux-là pour le ravitaillement. Que vont-ils faire maintenant ? Je mets la clef de la cave dans une enveloppe à part. Arrivera-t-elle ? J'en doute. Je remets encore d'écrire à Demettre. Je n'ai pas le temps. Je vous embrasse tendrement chers aimés de mon cœur. 

Fernand 

 

12 février 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Je profite d'un peu de tiédeur qui me reste aux doigts pour t'écrire. Je rentre dans ma chambre glacée après une soirée au café. Comme celle d'hier d'ailleurs. Je me suis laissé entraîner là en cherchant un refuge contre le froid. Je travaille depuis 8 heures ce matin à mes dessins minuscules d'ombres... si encore c'était du soleil... mais des ombres par quelques degrés sous zéro... suze ! Et si tu me plains en me lisant cesse de le faire. J'aurai d'ici que tu recevras ma lettre trouvé un joint et même demain peut-être m'apportera -t-on cinquante kilos bénis. J'ai reçu aujourd'hui mes premières épreuves pour les dites ombres et ce n'est pas trop mauvais et j'espère que si tout continue à marcher de cette façon j'obtiendrai un résultat potable. Pas de lettres depuis deux jours ma chérie, j'en suis au numéro sept : enfin je n'ai pas le droit de bougonner je suis en retard moi-même... Tu me pardonnerais volontiers si tu pouvais te rendre compte de vive voix du travail que j'abats en une journée. J'ai fait trente cinq dessins en quatre jours ! Indépendamment des petites retouches que je fais parfois pour me distraire à mes peintures pour la prochaine exposition. Entre deux coups de pinceaux ma pensée vous visite j'ai des regrets, le cafard tente de s'introduire dans la place... et vite ! Je le refoule en me recollant à la besogne. Toujours pas le temps d'écrire à Demettre, attends moi pour le petit colis à déposer chez lui comme je t'ai dit... d'ailleurs tu m'enverras la nomenclature de ce qui reste de dessins et ainsi je pourrai mieux opérer. J'espère que tu as fait le nécessaire pour le Petit Palais, dis ? Je n'ai toujours pas le livre des projections, mais j'espère le recevoir demain. Je te quitte, chère petite, je gèle et vais me coller au pieu où je rattrape difficilement la température de l'oranger... qui me pèse. 

Embrasse notre chère petite tête crollée, parle le lui beaucoup de moi, dis lui que son papa l'adôôôôre. À toi, mes tendres baisers chère petite femme aimée. 

Fernand 

14 février 1917

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme,  

Eh quoi ? Tu relâches ta correspondance ? Voilà quelques jours que je fais un nez comme ça après avoir été gâté journellement. Ne prends pas exemple sur moi ou alors fais des ombres chinoises du matin au soir, fort tard, et dans le froid. Je ne peux plus invoquer le froid, mon atelier a une atmosphère de serre grâce à cent kilos de coke que j'ai pu obtenir après de nombreuses démarches et je m'en mets jusque là tu sais, de la chaleur ! C'est que j'en ai été si privé... et si je laissais parler mon égoïsme il regretterait presque que le temps s’adoucisse et me donne moins de joie d'avoir chaud chez moi. Et vous, mes petits trésors, avez-vous bon au moins ? Et College le prometteur a-t-il donné signe de vie ? Il se fait un peu tard pour faire rentrer cinq cent kilos maintenant si ce n'est fait, ne trouves-tu pas ? As-tu reçu la clef de la cave ? J'ai reçu un mot de Robert qui m'annonce être versé dans la marine. Dans la marine ? Les voilà bien les veinards les chançards, dans la marine !!! peut-être bien qu'il ira prendre Euden (?)... on a vu des choses si drôles durant cette guerre. Aussi des nouvelles de Morin. il m'envoie une coupure d'un journal, la "Grimace" (http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/cb32784054d/date ; http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5603789j/f4.itemhttp://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5603791m/f3.item ) article ainsi conçu : "avez-vous vu  Bis Bur ? Allez voir BisBur au Democratic-Palace. Bis-Bur est naturellement de Gabriel Tristan Franconi (https://fr.wikipedia.org/wiki/Gabriel-Tristan_Franconi) et Morin semble me deviner en m'exprimant les regrets que je ressens d'avoir perdu ce vivant camarade. Je ne sais si je t'avais dit que si je connaissais son hopital j'irai certainement évoquer près de lui les vieux souvenirs si chers. Si tu découvres le Democratic-Palace, je ne doute pas que tu t'arrangeras pour aller applaudir Bisbur. 

Et mon travail actuel qui me rappelle un peu nos vingt ans, avec en plus, un certain passé qu'il faut faire respecter, (l'art est chatouilleux) prend corps. Mes ombres sont toutes dessinées et pour l'instant chez le photographe, qui tient en main le succès ou le four. Tout marche si bien que j'ai de vagues craintes mystiques. Nous aurons la lanterne à trois foyers, nous l'aurons pour répéter, nous trouvons les plaques voulues, les couleurs, bref il manquera peut-être l'essentiel : la qualité artistique, à mes compositions. Quant au musicien, il fait merveille et je crains même qu'il n'écrase mon effort. Enfin, je suis tout à fait dans l'état de l'auteur qui va faire sa "première". Ceci n'empêche pas que je travaille ma peinture et la retrouvant ainsi de temps en temps, comme un délassement. Elle ne s'en trouve que mieux et mon grand tableau prend tout à fait bonne tournure. J'ai reçu hier le reliquat de la créance Pelzer, mais je garde cette somme pour l'économie suivant nos conventions. Cependant s'il y avait urgence tu m'avertirais. Je compte sur toute ta raison pour envisager le problématique avenir et agir sans trop de faste malgré la confidence ci-dessus. T'ai-je dit que je me suis livré au travail embêtant du recensement des peintures que j'exposerai ici ? Trente-cinq ! Trente-cinq cadres... vais-je récupérer mes frais ? Je me le demande. On sent que l'argent devient de plus en plus rare et, dame, je me figure que cette exposition ne marchera pas comme la précédente... je me déclarerais même fort satisfait si j'arrivais à faire le tiers d'affaires. La chose ne me préoccuperait qu'à demi si j'étais seul ou fortuné comme les camarades qui m'entourent et semblent, n'ayant pas mes besoins, se soucier de la galette comme d'une guigne. Mais vous êtes là et pour mon bonheur : je le disais encore à Wagemans, malgré les soucis que donne le ménage, je me réjouis chaque jour à la pensée du bonheur d'avoir un TchamanTiloup, un autre en perspective et leur petite maman. Je plains ceux qui ignorent ces joies-là. Et comment va l'autre en perspective ? J'espère qu'il te laisse entièrement tranquille maintenant. Et notre moustique tapageur ? Je fais recette en racontant l'histoire de la queue à Bernot. Tire lui les tifs de ma part, mais doucement sans le faire crier, il te regardera peut-être un peu saisi et tu lui diras que c'est de la part de Poilu kaki... Je lui fais cette blague là de temps en temps. Wagemans soupire après avril... et moi aussi. Pour l'instant nous sommes les piliers de la section, presque tous ont pris leurs vols vers des ailleurs. 

J'ai, ma chère petite, une infernale queue de lettres à écrire et je ne sais pas me décider, à la lecture de celle-ci que j'écris tu bon coeur tu jugeras que je ne suis pas en forme pour cette besogne et cela devient une véritable hantise... si encore ça pouvait me fait C... à propos, soigne toi bien de ce côté, hein, pas de blague et plus de (petit dessin) zul ! (N.B. : texte incompréhensible, mais conforme à l'original)

Fernand 

Compliments à Madurant. Si tu veux faire l'essai des dessins chez Jéru... En attendant le retour de Demettre. Indique-moi ce que tu as mis à l'exposition de Bordeaux et le prix. 

Si Pelzer va à Orival, ce qui me parait possible d'ici quelques temps, tu en seras avertie et tu t'arrangeras alors pour faire rentrer mes grands boulots par Bedel. Dis que d'ouvrages embêtants je te donne ! Je t'embrasse bien, ma petite femme. 

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Il ne reste aucune lettre de Fernand pendant presque un mois. Retour probable à Paris à la fin février. 

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Mars 1917 (sans autre précision) (probablement le mardi 6 mars)

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

Quel voyage ! je suis arrivé ici lundi matin vers cinq heures sans avoir lâché mon wagon. Tu devines comme j'étais fourbu, triste aussi. enfin c'est la ...erre. Pas une observation, tout pour le mieux dans le meilleur des mondes. Par exemple, les caisses qui m'on lâché à Calais ne sont pas encore arrivées. Ce qui me vaut des galopades sans nombre alors que j'ai tant à faire d'ici le 15. 

Hier, j'ai été accosté par un major qui m'a félicité pour mon succès de Londres. Il paraîtrait que j'ai vendu une œuvre à une personne de la famille royale... à la reine ? à une duchesse ? Je ne sais ; c'était, dit-on, annoncé dans le journal l'"Indépendance" d'hier. Nous sommes trois à partager cet "honneur". Pour ma part je ne vois là qu'une épine de moins dans le pied car je pense bien que cette fine dame aura eu l'esprit de m'acheter quelque chose de très cher. Mais ne vendons pas la peau de l'ours. 

Mes ombres sont un succès près des soldats et le régiment pour lequel j'ai travaillé fait salle comble tous les jours. Ceci ne laisse pas de me faire un gros plaisir et j'ai la plus vive reconnaissance pour ceux qui m'ont aidé dans ce travail. Comme j'avais à être présent à la réunion proposée pour le cinq par le lieutenant en vue d'organiser l'exposition du 15, je n'ai pu assister à la représentation d'hier. Mais aujourd'hui je me mêlerai au public et je saurai par moi-même si les compliments reçus sont mérités. 

J'ai mille choses à faire et suis obligé de te quitter, chère petite femme de mon coeur, je t'embrasse et tendrement tu sais. Je bise mille fois notre très charmant Nou. 

Fernand 

Le 10 mars 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

C'est sur quatre pouces libres d'une table encombrée que je t'écris .. Nous sommes sur les dents : l'exposition s'ouvre dans cinq jours et tout est à faire. À tous bouts de champ, on vient me chercher, ce sont les invitations à écrire, l'affiche à faire, voir la salle et pendant ce temps-là, mes peintures, que je comptais revoir posément, restent là dans leur encadrement ignoble, en panne. Or comme, par camaraderie, je partage momentanément ma chambre-atelier avec un peintre de la section, rares sont les minutes d'isolement et de répit. En ce moment, c'est le nettoyage, il faut bien que je me mette dans un petit coin et c'est ainsi que j'arrive à t'écrire ce mot. Hélas, il se passera peut-être quelques jours avant que je puisse t'écrire à nouveau, ne m'en veut pas et, dès que l'exposition sera ouverte, je t'écrirai longuement pour te donner mes impressions. Je garderai une affiche-épreuve de celle que j'ai faite hier, commençant à 3 heures sur pierre à l'envers et qui était tirée à 6 h... j'ai fait vinaigre, aussi n'est-ce que "pas mal", mais en fait pas fameux alors que notre annonce devrait être ce qu'il y a de meilleur. J'ai une bonne nouvelle à t'annoncer, mon amie, c'est la reine, mère du roi, la reine Alexandra d'Angleterre qui m'a acheté un tableau à l'exposition de Londres. Comme j'en ai vendu un autre, je ne suis pas fâché d'avoir exposé. Me voilà fournisseur des Cours... Qu'en dis-tu ? Tu peux dire la chose, elle ne peut que faire du bien aux petites affaires et Robbe se décidera peut-être à suivre un si noble exemple ! Merci pour tes deux cartes... je faisais bien de m'effrayer en les voyant et cependant tu m'avais juré tes grand dieux qu'elles ne m'étaient pas réservées, il est vrai que mes lettres à moi brillent pour l'instant par leur absence.

Comme je te le disais, mes ombres ont eu un certain succès et il se peut que tu puisses les voir, il est question, en effet, de donner l'ensemble au théâtre Albert Ier à Paris. Cette perspective est loin de m'enchanter, il y tant d'imperfections dans ce travail qu'il faut avoir toute l'indulgence des soldats pour l'apprécier. L'exposition que nous préparons s'annonce intéressante, les amis, comme moi, apportent un travail considérable et varié. Pour ma part, avec une inconscience rare j'esquinte tout mon apport avec des cadres hors mesure et d'un goût douteux : il est vrai que j'en avais trente-cinq à faire exécuter, que mes frais sont déjà énormes et que je n'ai nulle idée s'ils seront récupérés.

L'atmosphère actuelle est pleine de promesses, on compte sur du nouveau incessamment, sera-ce pour aller vers une nouvelle déception ?... L'hiver se prolonge, il neige presque chaque jour, heureusement nous avons du feu maintenant, et vous ma chère petite famille ?  Etes-vous en bonne santé ? Quiquine, Nounou et toi ? 

Je vous embrasse tendrement. 

Allard l'Olivier 

Le 16 mars 1917

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme, 

Combien de temps suis-je resté sans t'écrire ?... peut-être trois jours, peut-être plus... Je n'ose pas trop y penser à cause des foudres de ma conscience plus sévère pour moi que toi-même. Mais aussi quelle vie ! D'abord la cohabitation... pour lui éviter des frais de chambre durant son séjour à L.P. j'ai installé mon ami Berchmans (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Berchmans) sur un matelas dans ma chambre et de là, découlent mille raisons qui font perdre le temps sans raisons. Et si ce n'était que cela, mais c'est qu'il a fallu travailler d'arrache-pied pour mettre debout l'exposition et sa mise en train. J'ai la tête farcie d'histoires de cadres, affiches, clous, placement, jusque des 1 et deux heures du matin. Nous avons donné du coton et je me sens fort abattu. Mon ensemble n'est pas tel que je le souhaiterais, nombreux sont mes camarades dont le talent a plus d'assiette que le mien... et par le fait des dimensions extrêmement variées de mes œuvres, j'ai l'air d'avoir installé un bazar riche, un choix de mauvais goût. J'ai tout lieu de croire que mon four sera plus complet encore que je le croyais avant-hier. Comme c'est dur de se mettre tout nu sur la paroi d'un mur. Évidemment, mon grand tableau est très regardé, c'est une composition un peu là, qui me fera un riche plaisir le jour où elle partira à n'importe quel prix loin de ma vue. Ne me crois pas désolé, je suis au contraire très convaincu que demain je ferai un pur chef-d’œuvre qui me fera excuser mon gros tas d'immondices.
À titre de souvenir, j'ai mis de côté pour toi deux exemplaires de l'affiche que j'ai exécutée pour notre exposition. Ce travail a été fait en deux heures et demie : commencé à 3 ½, tiré à 6 h. C'est un record, aussi n'est-ce pas très fameux. Houben est rentré de Londres, j'ai vendu (c'est certain) deux œuvres dont l'une à S.M. la Reine Alexandra, une autre à X ?...C'est une somme de 900 ( ou 500?) fr environ qui rentrera. Ce n'est pas épais et si cette exposition ne rend rien je ne nous vois pas blancs. Je t'ai expédié un mandat de cent francs, comme ça au galop, après lecture de ta lettre, j'espère que tu auras eu cette pauvre somme... quoique toute petite, elle m'a cependant nettoyé de fond en comble, mais que ceci ne t'inquiète pas je puis emprunter et je l'ai fait déjà. 

Le temps qui était si vif hier s'est adouci subitement et j'entends dans la rue les bruits printaniers, si nostalgiques. Comme tu me manques et combien serais-je heureux aussi d'avoir ici le très Tchamanou. Embrasse-le à l'étouffer, comme je t'embrasse ma chérie. Une nouvelle, je change de mess et puis de ce fait restreindre encore un peu ma dépense sans être moins bien servi, au contraire ! Pour t'en donner une idée : aujourd'hui j'ai mangé une excellente soupe puis un rôti, un vrai, avec une sauce exquise et qui ne doit rien qu'au rôti paternel, des pommes de terre, des haricots, le tout à profusion et bien servi. Voilà les nouvelles. À toi de m'en donner, de toi, du très Tchaman, de Quiquine et de la vie courante. Dans une huitaine je lâche l'exposition et file vers le front pour un temps indéterminé. Je te rembrasse de tout mon cœur de poulet que le printemps attendrit encore. 

Fernand

Le 19 mars 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Je t'écris de l'exposition, elle n'est pas encore, vu l'heure matinale, accessible au public et il fait ici un calme exquis propice aux épanchements amoureux. Et je t'écris, ayant sur la main un rayon de jeune soleil....Comme il fait beau ! Quel temps radieux et c'est précisément celui-ci qui fait le plus de morts... Les hommes sont stupides de s’entretuer alors qu'il ferait si bon de vivre et d'aimer.

Deux jours d'exposition et rien vendu encore, peu de monde, argent rare. As-tu rappelé à Lucien d'écrire à Roganeau pour mon exposition de Bordeaux ? Il est temps aussi que la toile de Lynen soit chez Mme Horms, il ne s'agit pas que ce garçon rate une vente par ma faute, le comité qui doit l'acheter se réunit le 25 de ce mois et il est plus que temps.
J'ai acheté, pour te l'offrir, une petite esquisse de Verdegem (https://nl.wikipedia.org/wiki/Jos_Verdegem); pour toi qui aimes les Holbein, je crois n'avoir pu mieux choisir. Me voilà acheteur, ne trouves-tu pas la chose plaisante par les temps qui courent ? Heureusement que je ne me suis pas trop fendu et que l’œuvre vaut trois ou trente fois ce que je l'ai payée. Représente-toi en original la photo de dessin ancien que nous avons achetée au pouilleux. Enfin, je suis content de mon achat... beaucoup plus que de mes propres affaires.

Et vous chers amis, prenez-vous bien l'air ? Il le faut pour toi, Nounou et la soeur Quiquine. on me dit que les congés sont rouverts. Le 20 avril j'aurai donc mes congés réguliers à moins que d'ici là on ne les ferme à nouveau, ce qui serait parfaitement d'accord avec les imprévus du métier militaire. 

Accuse-moi réception du mandat dis ? Dans 15 jours, trois semaines, je t'enverrai une petite provision sur mes ventes à Londres. Et Robbe ? n'en entend plus parler ! Madame est-elle revenue avec son mari, comme il était dit ? 

Voilà des visiteurs qui s'amènent comme je suis seul dans la salle, je me vois forcé d'être leur cicérone, je te quitte. Milliers de bizes pour vous deux et tendrement à vous. 

Fernand

Le 20 mars 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Un moment de calme et je t'écris. Il faut bien que tu saches que toute la section est réunie ici en ce moment et que c'est une fois l'un une fois l'autre dont la camaraderie tyrannique m'absorbe. Encore n'ai-je pas la tranquillité de mes soirées puisque Berchmans est toujours chez moi et que sa présence a emmené petit à petit l'habitude des petites réunions à grand bruit autour de mon feu. ce matin j'ai reçu ta carte et tu te plains de mon silence, c'est la première fois si je ne me trompe... Je vais réparer cela ma chérie et coûte que coûte t'écrire, même hâtivement s'il le faut. Tous les amis sont ce soir réunis en un petit dîner où par heureux oubli je ne suis pas invité. Je m'en réjouis et c'est pourquoi je dis "heureux oubli". Ma philosophie devient grande et je me loue maintenant des petits heurts dont ma sensibilité faisait état. Je suis heureux chers amis de vous savoir en bonne santé... j'espère que la sœur Quiquine ne s'est pas trop ressentie de mon abandon épistolaire, malgré les dires de la maman... dis ? petit Grosboulot, chérie ? 

Quelques nouvelles.Trois maigres, très maigres ventes, au total cinq cent cinquante francs. Comme j'ai pour plus de deux cent francs de cadres et que j'ai fait de "l'amateur" je dois encore escompter quelques ventes pour me déclarer satisfait. 

S.M. le Roi est venu nous visiter. Comme précédemment sans doute aurons-nous aussi la visite de la Reine momentanément absente. La veine a voulu que le photographe amateur qui m'avait photographié précédemment avec la Reine m'a fait la surprise de me faire avec le Roi. Ce sont des souvenirs. Aujourd'hui, tout le monde sur le pont : la visite du grand chef, notre major. J'ai été assez chaleureusement félicité et j'ai profité immédiatement de cet avantage pour demander une bicyclette de l'armée, que je vais toucher suivant une promesse formelle et amicale.Comme j'aurais dû m'en acheter une, c'est "comme qui dirait" un nouveau tableau de vendu. J'espère, les lettres mettant assez longtemps à venir qu'au moment où je te lisais tu étais en possession de maigre fafiot que je t'ai fait tenir. Dès que je le pourrai, je vais rééditer. J'attends avec impatience le retour de Thiriar toujours à Londres et qui me remettra sans doute la totalité de mes ventes là-bas. 570 (?) que je t'enverrai presque intégralement. 

Reçu aujourd'hui une aimable lettre de mon cousin Edmond Becque qui, ayant visité l'exposition de Londres où il habite, me parle de ma vie et me demande des nouvelles. Il va beaucoup en Amérique et je me tâte pour savoir si je ne vais  pas le charger de déposer là-bas quelques uns de mes dessins. 

Ne pourrais-tu, dans la conversation, parler chez Lucien de notre embarras momentané... son affaire avec Bouché ? Où en est-elle ? C'est que le voilà détenteur d'une assez jolie somme... et si la guerre doit durer un an encore, comme nous le supposons tous, ne doit-il pas envisager lui-même la nécessité de parer pour lui et nous ? 

Je tire fièrement les ouies à notre cher petit bonhomme que j'adôôôôre et toi, petite femme aimée, reçois mes tendres baisers. 

Fernand 

Le 25 mars 1917 (à la réception) 

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

Je suis seul, Berchmans, mon hôte est avec les autres... un de nos collègues, Cerf, qui était dans le midi pour raisons de santé est revenu parmi nous, et... dame, comme toute la section est réunie, il y aura sans doute du joli ce soir, et prudemment je suis rentré. C'est d'ailleurs le printemps, les ciels profonds entre deux averses et de tout temps je tiens à jouir en toute plénitude du rafraîchissant spectacle et de mes émotions. Il me semble commencer un cahier neuf, comme un écolier et c'est avec joie que je m'entends vibrer après l'infecte somnolence des tons bitumeux de l'hiver... Aussi je me couche tôt et je me lève tôt et ce matin j'étais le nez au vent, ne sachant trop quoi faire de si bonne heure. mais heureux et fier de participer à l'allégresse des nuages qui filent, se dépêchant vers l'été. Je suis lyrique et ma main obéit dirait-on à ma pensée rajeunie. J'ai peint à l'aquarelle en plein air, un de mes amis, Lemayeur, et je suis enchanté de me retrouver loin de toutes les pauvres choses que j'expose.  La période qui va s'ouvrir me réserve quelques bonnes choses, je le sens. Je dessine beaucoup et avec goût. je fais des progrès sensibles, mais si en dessous de ceux que je voudrais faire.

Dieu ! qu'il fait beau, le soleil se glisse dans ma chambre, s'accroche aux pauvres choses qu'il embellit, un rayon frappe ma table par ricochet et je suis enthousiaste. Je serais fort,heureux, et très convaincu de l'être méthodiquement si vous étiez ici chères têtes aimées. Hier ma lettre a été interrompue comme toujours. Ça commence par un petit coup discret frappé à la porte... et Verdegem rentre "tu as du feu"  oui "Je me chauffe alors..." et il s'installe avec des publications d'art qu'il feuillette silencieusement. Tout à coup des jurements "root, root, root Kuist ! " ce qui signifie "Pourrie, pourrie, croûte" en flamand. Je me lève pour voir l'objet de l'indignation ou le cas échéant de l'admiration (exprimé  par "ça c'est beau sais-tu") et de ce fait je suis perdu pour la soirée dans l'exposé d'idées et de considérations sur l'art et les artistes. 

J'ai vendu hier quatre œuvres pour mes camarades et une petite pour moi, cent francs de plus. Par petites secousses j'arrive péniblement à faire six cent cinquante francs, si la reine achète, le Gt (?) on le chuchote et si le baron Empain revient avec les mêmes intentions que précédemment l'honneur sera sauf et les inquiétudes reculées de quelques mois. 

On m'a montré hier une épreuve de la photo où je suis avec le Roi, dès que je le pourrai je te l'enverrai. 

Je t'embrasse de tout mon coeur, chère petite femme et toi aussi Tchaman Ti Loup. Amitiés aux amis. 

Fernand

Le 25 mars 1917 

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Trois jours sans lettres : ce serait à mon tour de me plaindre me semble-t-il car en me noircissant beaucoup je n'arrive pas à être inexcusable comme toi. D'une part je suis livré à l'imprévu continu de la vie en groupe, à mon travail, aux ennuis sans phrases d'une exposition, d'autre part, tu vis chez nous près du Tchaman et dans un calme qui t'oriente vers l'absent... Vous êtes une grande flemme, madame, et aujourd'hui dimanche je me suis débarbouillé d'importance pour vous le dire. 

J'ai passé hier une soirée délicieuse et voici comment : dans un désordre indescriptible l'académie au grand complet se livrait aux ardeurs de l'art, dans ma chambre véritable poubelle. Wagemans venait de poser un buste pour Berchmans, celui-ci jouait du violon et Verdegem et moi nous faisions des croquis à tour de bras. Sur ces entrefaites arrive De Mot, mon excellent ami de Mot que je n'avais pas vu depuis deux mois ! Il m'invite à dîner, et je plante là tout mon bazar. Quelle gabegie en rentrant !... Un couteau à palette, une brosse à dents, un chiffon de peintre, une tartine, de la gouache et des chaussettes, un marteau sur une culotte en équilibre sur un obus, un revolver, des porte plumes... et dire que ce serait ainsi chez nous si je ne t'avais pas chère petite !Il continue à faire un froid de loup malgré que le printemps s'inscrive au calendrier, sous un magnifique et clair soleil, la glace tient bon. Ce temps est favorable aux avions boches qui s'en donnent à cœur joie mais qui sont reçus d'importance, on tire beaucoup et hier à la lorgnette je regardais ce grand oiseau qui évoluait tranquillement an milieu de la nuée de petits flocons blancs meurtriers... quelle émotion intense doivent ressentir ces aviateurs ! C'est en vivant un peu de cette vie que j'aurais des choses intéressantes à te dire. Au contraire, ma vie intérieure fait tout l'intérêt de ma malheureuse personne et en ce moment, tout nu sur les murailles de l'exposition, je me compare au triste et pauvre Job. Avoir travaillé comme je l'ai fait pour un si maigre résultat ! Je me suis remis au dessin et suis prêt à un retour offensif vers l'idéal toujours fuyant. Mon grand tableau est évidemment une œuvre ratée, dans le genre de la "fête du grand-père" de mémorable souvenir et si je ne le vends pas, je me demande où je vais balader ce cauchemar. 

Je suis toujours sans galette, l'ami Thiriar qui devait revenir de Londres avec le magot est toujours là-bas. Si tu te trouvais à court, ne manque pas de me le dire, j'emprunterais ici sur mes créances. 

Je me porte tout à fait bien, les maux de gorge que j'ai eu ont passé successivement à tous les amis et connaissances. C'est une véritable épidémie dont j'ai été le premier bénéficiaire. 

Je vous embrasse de toute mon adoration, toi et Chamant Nou. 

Fernand 

Le 26 mars 1917 (à la réception) 

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme, 

Je suis seul, ayant planté là les autres qui sans doute sont en train de noyer les ennuis de l'exposition.  Je cesse de dessiner, il est dix heures et demie... tu vois que je reprends mes bonnes habitudes laborieuses d'antan. Avec quelle ténacité "je veux" ! et plus je vais, plus il me paraît admirable d'avoir "su" désirer et plus je suis heureux d'avoir entrepris ce sacré métier avec la fougue jeune qui m'empêchait d'en mesurer l'effrayante difficulté. J'ai deux portraits (gratis, hélas) que je travaille durant le jour et je m'applique à réapprendre tout, me faisant tout petit devant la nature. Ce matin, je me suis éveillé pour vendre une petite étude à des prix défiant toute concurrence : 75 francs ! C'est terriblement peu quand on considère l'apport que je fais et les quinze années de travail assidu que j'ai données. Mais voilà,c'est toujours cela en plus et l'idée qu'ainsi, par petits morceaux, j'arriverai à faire en sorte que vous ne manquiez de rien m'emplit de joie. Pour ma part personnelle, ne crains rien, je mange comme un ogre et d'une façon exquise des choses saines, nourrissantes et abondantes. Par exemple le temps laisse à désirer, les trois quarts des amis sont grippés et ce n'est que toux et crachats. Comme j'ai un vieux reste de charbon les grandes réunions se tiennent autour de ma cheminée : cet après-midi nous étions neuf et il était difficile de remuer dans mon atelier d'autant plus que chaque objet tient en équilibre sur un autre. Le hasard des conversations amène des choses drôles sur lesquelles nous rions comme des gosses, ainsi si l'un parle de Mozart, un autre le qualifie de rot Kunst, ce qui signifie "sale croûte" et ajoute "apporte moi encore des maîtres que je ch... dessus". C'est évidemment notre benjamin Verdegem qui tient ces propos lapidaires, la jeunesse donne seule ces droits-là. Un de nos amis, extrêmement bavard confie à un autre très silencieux "C'est emm... de rester comme ça... à rien faire" et l'autre de lui répondre "te plains pas, mon vieux, tu as encore la ressource de parler, toi ! Mais nous !... Et c'est ainsi que  je commence à goûter la compagnie des confrères que je fuyais jadis comme peste. À titre de souvenir, j'ai entrepris de les portraiturer tous. C'est d'abord une excellente étude et ce sera pour plus tard une trace de l'existence des peintres au front. La section entre parenthèses est officiellement reconnue, je crois te l'avoir dit déjà, et si nous sommes bien sages, nous passerons à la distribution des armes. Dans la nuit j'ai été réveillé par une canonnade terrible, les vitres tremblaient sous le roulement d'un feu continu et on entend dire ce matin que une fois de plus Dunkerque a pâti. Serait-ce la flotte boche ? On le dit et ce serait ma foi un fait extraordinaire attendu que le Pas de Calais doit être depuis longtemps considéré comme purgé ou du moins défendu contre l'ennemi. Un de ces quatre matins nous y passerons peut-être aussi mais alors rassure-toi, je serai sans doute embusqué quelque part, au vrai front. Le vent souffle en tempête, la mer est démontée et offre un spectacle merveilleux ; il continue à geler ou à neiger et le poêle brûle d'une façon pittoresque "à l'intérieur". T'ai-je dit que j'allais peut-être avoir un nouveau portrait de dame ? Pour l'obtenir je suis allé hier soir en réception me crever les yeux sur un cinéma de salon qui n'éclairait pas. J'ai arrondi la bouche dans mes plus gracieux sourires et mes congratulations sans obtenir un accord définitif, mais la partie n'est pas perdue et la rejouerons dans une quinzaine. 

Dans le courant de la nuit, l'oreille aux aguets, je me rendormais pourtant et mes rêves entrecoupés étaient tout à fait édifiants, trois ou quatre femmes inconnues les meublaient et qui faisaient ou me faisaient des choses  telles qu'il fallait le réveil en sursaut pour arrêter... les frais stupides que j'allais faire. À quoi rêvent nos soldats ! Ne va pas établir un rapport entre mes rêves et la soirée précitée, la dame dont je vais commettre le portrait est une personne dans les quarante printemps et dont la bobine ressemble à la tirelire de Tchamanou. Cela me rappelle l'impressionnante quarantaine que j'ai traitée à Pâturages, te souvient-il ? 

Reçu une lettre de toi ! enfin, je sais que tu as touché la galette. Ne te fâche pas sur le Dab et avouons ensemble que dès qu'il le peut, la dimension de ses bavardages l'emporte largement sur le nombre des tiennes. Et puis, ma chère, voilà une semaine que je vous écris chaque jour et cette excellente besogne date précisément du jour même où j'ai été un peu plus libre. Traître, à votre tour, dame Juliette d'être aussi prêt que moi du "parfait secrétaire", et dites moi enfin sur mille tons que vous m'aimez autant que je vous l'ai prouvé cent fois et autant de fois multiplié par cent, écrit. 

Ma pensée d'ailleurs est constamment à vos trousses, je vous aime, je pense à vous, je partage en pensées la joie des petits pâtés dans le terrain vague. Je vois enfin les espérances s’accroître en même temps que la layette de sœur Quiquine. Je compte dans un mois venir considérer cela de mon gros œil attendri. 

Je vous adore et vous embrasse

Fernand 

Une ligne de train dessinée, noté : train chargé de baisers 

Le 28 mars 1917

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme, 

Nous avons eu hier une petite réunion asse joyeuse et comme tu le penses, je me suis montré un peu là. Et ce matin, le temps est si clair et j'ai l'âme et le cœur et le corps si "couleur du temps" que je regrette à peine ce qui d'ordinaire me comble de honte. Maintenant que ma faute est avouée, et que je cours le risque de ton blâme, il me semble avoir acheté ainsi le droit d'être sans remords. J'ai reçu hier ta petite carte grosse de reproches. Non, mon amie, je n'ai pas de folle maîtresse et si j'ai interrompu un moment le cours régulier de ma correspondance ce n'est qu'à l'exposition et à la fréquentation des amis de la section réunie toute entière ici pour l'instant que remonte la faute. Quant à toi, tu n'as pas ces excuses et tes petites cartes assez régulières mais si petites devraient m'inspirer mieux pour l'expression d'une juste colère !

Suis-je lyrique hein ? Dans quatre jours je m'en vais, j'ai hâte que l'exposition soit terminée, le temps est si magnifique. le moment revient où les tranchées vont se couvrir de coquelicots et les trous d'obus de fleurs jaunes, et je suis impatient de ce printemps qui semble aujourd'hui montrer le bout de son nez. Comme je serais heureux si j'étais près de vous mes amours... Je connais maintenant depuis que je suis ici une chose que j'avais toujours ignoré... le paisible plaisir d'être parfois inactif, de se laisser vivre et je me propose des heures magnifiques à ma prochaine perm, dans un mois ! Nous irons à Chaville de Meudon (?) armés de pelles, râteaux et nous ferons de glorieux pâtés. 

Je t'embrasse de tout mon cœur chère petite femme adorée et toi, Nou, je t'étouffe de tendresses. 

Fernand 

Le 30 mars 1917

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme, 

Cette insipide journée de garde à l'exposition est enfin terminée. Comme c'est déprimant et instructif. Je suis à plat, archi à plat, souffrant de tout et de rien. C'est la nausée quoi ! Quand cette vie-ci finira-t-elle ? Et pas de lettre de toi. Voilà trois jours chou-blanc, est-ce pour me punir ? Alors je le suis bien et dès maintenant tu peux me croire mâté. Et cependant qu'ai-je fait... Rien que m'intérioriser un peu dans l'expectative du joli jour présent. Et toi, toi ma petite femme, mon amie de tous les moments tu uses du talon et me prives non pas seulement de tes nouvelles mais encore de celles de Tchaman et de la sœur Quiquine. Allons un bon mouvement, écris-moi longuement. je suis très malheureux... là es-tu contente ? 

Les amis que j'ai quitté après le repas sont à bavarder autour d'un bock et je n'ai pas le courage de les suivre, ma conversation n'est pas la leur. Mes idées sont, dirait-on, systématiquement à l'inverse des leurs qui pensent en groupe en étayant réciproquement leurs sentiments et n'étant pas à la page, à tort ou à raison, mon plaisir dans leur société est très réduit. je rêve de solitude en famille et de peinture généreuse, désintéressée, dans l'intimité de la vraie nature. Aurai-je jamais de quoi pouvoir me donner au travail tel que je le souhaiterais. Vais-je me voir vieillir en additionnant péniblement de maigres gains sur ceux de la veille ? 

Et puis ne parlons pas de tout cela. Il fait gris, aujourd'hui, le temps est cruellement maussade, nostalgique et glaçant. demain apportera peut-être le rayon de soleil qui changera mes idées et me fera regretter cet abandon d'aujourd'hui. 

Une nouvelle. On rapporte que les anglais ont affiché à Poperinghe que quatre mille allemands ont franchi la frontière hollandaise, poussés par la faim. C'est une excellente nouvelles à priori, si l'on songe uniquement à la guerre... Mais les nôtres, mère, père, James et tous ceux de là-bas, que ne souffrent-ils pas ? Car il va de soi que charité bien ordonnée commence là-bas par les Boches... et si ceux-là crèvent de faim... alors ? 

À propos, ma petite femme, tu ne m'as jamais dit ce qu'était devenue l'eau-forte de Meunier. Cette eau-forte, tu le sais, appartient à Georges Petit et le cadre est à moi. Occupe-toi d'arranger cela de même que tu auras fait rentrer, je suppose, mon tableau "La Sentinelle" qui était au Salon de l'Armée. 

Voici le bilan jusqu’à ce jour et vraisemblablement pour une longue période que seule une vente à Paris ou à Bordeaux pourra changer. Dû encore : 100 fr + 150. (portraits faits ici et impayés totalement). 250; Gt Français. 500 f, expo Londres. 525 exposition actuelle. Soit 1525. Sur cette somme, j'ai à payer une facture de 400 f environ et une dette de 100 f à H. Reste 1025. Le tableau acheté à Verdeghem est payé. Ce n'est pas très très brillant si nous comptons encore deux ans de guerre. N'est-ce pas ton avis ? je t'avouerais que cette question entre aussi dans mon cafard. J'aurais tant aimé que nous roulions sur l'or pour la naissance de la petite soeur. Il faut que je dégote ce portrait de la dame Tirelire, il n'y a pas à tortiller. 

Je vous vois, mes chers cœurs, dans notre petite chambre, il est dix heures, lui dort, toi tu lis peut-être... Comme je voudrais être près de vous! 

Je vous adore et vous embrasse. 

Fernand 

Le 31 mars 1917

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

Je pense que tu me croiras maintenant et que tu te diras bien que si mes lettres ont été rares pendant quelques temps c'est que j'étais dans l'impossibilité de joindre deux bouts de phrases sans être interrompu par des corvées ou simplement par les bruyants amis. Aujourd'hui, je suis de garde à la salle d'exposition. Celle-ci sera fermée dans trois jours et la vente a été maigre pour moi. Hier, cependant, j'ai eu une fameuse émotion : j'ai failli vendre mon grand tableau ; l'acheteur éventuel compte revenir mais... je n'ai plus grande confiance. Ci-joint tu trouveras une photo de S.M. le Roi et de ton serviteur qui lui fait suite. C'est un nouveau souvenir qui te sera sans doute agréable. 

Hier j'ai profité d'une petite rentrée pour t'envoyer cent francs dont tu peux avoir besoin. Je suis bien contrarié ma chérie, de ne pouvoir d'un coup t'envoyer de quoi te faire une petite avance. 

J'ai appris que l'exposition de Christiania était ouverte ; des échos me rapportent que quelques ventes sont déjà effectuées. Quelle bonne surprise si cela arrivait ! D'autre part, j'entends parler ici de l'exposition de Bordeaux : elle me paraît être concéquente si j'en crois l'intérêt que chacun montre après coup pour elle. Cependant, j'avais averti mes camarades, l'ayant été par Dommartin. Insiste près de Lucien pour que Roganeau fasse le nécessaire, qu'on sache aussi que je suis soldat : des gens hésitant entre deux œuvres sont plus disposés quand il s'agit de celle d'un militaire. Hier, nous avons reçu le Ministre des Beaux-Arts : il se peut qu'un achat soit fait à chaque artiste... Mais voilà que toute cette lettre est occupée de questions mercantiles et tu vas me croire devenu marchand, en regrettant le peintre peut-être.

C'est que j'ouvre l’œil et comme Clarcke (?) "qui mettait son nez de côté pour l'avenir" je deviens prévoyant pour quatre. Si j'étais seul, je négligerais absolument ces questions-là et mon indépendance serait parfaite. Ne crois pas que je regrette quoi que ce soit. Je suis ainsi qui je devais être et le meilleur de ma vie est en vous mes chéris. 

Quel temps ce matin ! De la pluie ! Nous ne ferons pas un clou et je me trouve fort rigolo tout seul au milieu de ces vastes salles hostiles. il faut ma chérie que tu prennes ton courage à deux mains et que tu me dises ce que tu fais. Non pas vaguement, mais avec des précisions. Que nous fassions de l’égotisme chacun de notre côté voilà je crois la meilleure manière dans nos lettres, de nous plaire le mieux. J'ai mille choses intérieures pour vous deux que je ne puis exprimer et modestement y ayant renoncé je me borne à te dire : voilà comment je vis, voilà mes petites ennuis, voilà mes rares plaisirs. À toi de ton côté de m'écrire aussi longuement, gentiment, comme je l'ai fait dans certains moments. Je t'embrasse de tout mon coeur frénétiquement comme j'embrasse le très Charmant Ptiloup. En voilà un qui peut aiguiser sa joie pour mon retour... je vais lui en servir de nouvelles, je me le promets bien. 

Porte-toi bien mon aimée, promène-toi, prends l'air et fuis toutes fatigues. Nourris-toi bien surtout. Encore mes baisers bien tendres. 

Fernand