Septembre – Octobre –Novembre – Décembre 1916

Textes et lettres de 1916. Textes intégraux non modifiés, y compris pour l'orthographe et la syntaxe. Les mots illisibles ou noms propres non reconnus sont suivis d'un(?).

1er septembre 1916

de Fernand à Juliette

Ma chérie, 

La journée s'est décidée avec les chers cheveux de Tchamanou, et c'est dans le rose... et l'or que je l'ai passée. C'était aujourd'hui l'ouverture de notre exposition. Nous attendions la Reine, elle n'est pas venue. Ce fut pour chacun de nous une grosse déception, mais compensée, si une déception peut l'être, par un acheteur, que je soupçonne malheureusement être envoyé par Elle. Pour ma part, j'ai vendu mon tableau, le seul peut-être que tu n'auras pas vu. Mille francs. Voila la morale qui me permettra de vous donner la quiétude du lendemain, devenu bien précaire depuis que nous touchions aux confins du crédit Blondel. Je te conseille, ma chère petite femme, de ne pas quitter Aix et d'attendre là les événements, soit mon arrivée, soit la nouvelle d'une avance formidable de la Belgique. Il est heureusement à prévoir que le changement de direction chez les Boches, Falkenhayn, Hindenburg, amènera sous peu un retrait des troupes sur le front occidental, au moins jusqu'à la Meuse. En conséquent, Tournai serait dégagé sans combat, et dame, je préférerais que tu attendes là la Fin, qu'à Marseille ou partout ailleurs. Ainsi fais moi l'amitié de demeurer à Aix même si ta damnée proprio ne fait pas de différence. Si mes prévisions ne sont pas réalisées, je vais te voir là-bas, si elles le sont c'est à Paris le bon et définitif rendez-vous avant la Victoire.

Je puis, ma petite femme, t'affirmer mon succès qui se dessinait hier, je suis classé maintenant parmi la jeune école belge où je tiens... mon rang... celui que ton or... oui ton orgueil, et le mien d'ailleurs, souhaitent. Je t'embrasse ainsi que le Tchamanou...

Le reste de la lettre manque 

2 septembre 1916

de Fernand à Juliette 

Ma petite femme bien-aimée

Il est minuit presque et le temps, aujourd'hui et jusque maintenant, s'est passé en discussions orageuses. Motif : "les cubistes et les pompiers". Comme je ne suis ni l'un ni l'autre, que j'abhorre également ceux-ci et ceux-là, j'ai beau jeu. Cette grande fièvre provient naturellement de l'exposition que nous faisons pour la Reine et dont le vernissage a eu lieu aujourd'hui,avec visite officielle du major. Comme toujours, j'ai été moralement en-dessous de tout, affaissé après l'effort du mois, malade et malheureux. Le major s'est attardé assez longuement sur mon envoi et m'a félicité à deux reprises. Horlait, qui était dans ses petits papiers parce que m'ayant fait venir de son chef, m'a violemment frappé sur l'épaule à la sortie : Hé bien ! Content ? (lui). Heu... Heu... (moi) – (Lui) Le major m'a dit : nous avons ici quatre chefs de file... Allard,... B..., un tel et un tel. J'ai senti que tu étais cité d'abord."

Tu penses ma petite femme que j'en ai éprouvé un peu de satisfaction. J'avoue que mon petit amour-propre en a été chatouillé deux minutes. Deux minutes... pas plus et mon insupportable orgueil ose en faire l'aveu parce que c'est à toi et que tu en trouveras du plaisir. Pour clôturer, j'ai deux commandes de portrait. J'ai donc du pain sur la planche. Quand aurai-je le temps de les exécuter, voilà le hic. Dans trois jours, je m'en vais vers des ailleurs et pour le plus de temps que je pourrai. Demain, dîner avec l'ancien vice-roi du Congo chez l'architecte de La Panne, puis visite de la Reine. Je ne suis pas très sûr de ma contenance, cette admirable femme m'épouvantant un peu malgré qu'elle soit précédée d'une réputation de simplicité et de bonté. La grosse affaire d'abord, ce sera le cirage de mes croquenots, indécrottés et indécrottables ; ensuite la décision à prendre pour ma tenue hors d'ordonnance mais chic et l'autre d'ordonnance mais sale ? Il y aura aussi mon ceinturon... Je suis inquiet, veule et mou sauf pour ce que je cultive en moi en fait d'amour et d'art. J'aime et je sens avec force et brutalité, pour le reste je suis une pauvre chiffe et mes amis le sentent si bien dans leur affection pour moi qu'ils sont allés en groupe demander des comptes à mon propos au chef infect de la pétaudière que tu sais. Il paraît qu'il a fait le chevalier de la triste figure, continuant à regarder en-dessous et mentant visiblement sur certaines questions. Je te raconterai cela plus tard, en détail. ...Je reçois avec régularité ton avalanche de lettres et je suis exubérant du bonheur que tu me donnes à parler de Nounou, de toi, de votre vie. Je continue à croire que si les congés sont rouverts en octobre je pourrais dans la seconde quinzaine de ce mois te donner le plaisir de brinquebaler un poilu à Aix et un vrai... pas un d'Amiens ou de Calais. Je te dirai en détail une petite randonnée que nous avons faite et qui fait la conversation du demi-pont de la Panne. Ne crois pas parce que je dois repartir que tu dois t'abstenir de m'écrire, au contraire, tes lettres, c'est le baume à mes violentes ... 

Le reste de la lettre manque. 

4 septembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma chère petite Juliette, 

Est-ce en réponse au silence dont je me suis rendu coupable ? Il est vrai que j'en avais eu deux la veille et que j'ai bon espoir que demain m'apportera la même joie. Comme j'ai fait de la vente, je me suis payé un petit caprice à savoir un encadrement pour vos photos mes chéris. Ce sera l'icone qui me suivra partout et que j’accrocherai dans ma cagna de fortune, là où j'irai au hasard de la guerre et de la peinture. 

Je t'ai dit la visite du Roi et la satisfaction qu'il a exprimée de nos travaux. C'est une heureuse consécration de nos efforts et le cœur à la besogne serait double s'il pouvait être plus entier. Mais quel drôle de pistolet je fais. D'humeur fantasque, ombrageuse, par instant, naïve dans d'autres, bruyant aujourd'hui, silencieux demain. Je m'aperçois ici que ma vie, en somme, s'est passée dans l'ignorance des gens, des petites chapelles et des combinaisons. Comme je ne suis pas bête, je les flaire plutôt que je ne les vois... ou bien, c'est précisément parce que je suis bête que je ne fais que les flairer. Je te reparlerai de cela, préférant ne pas trop écrire à ce sujet, sur lequel d'ailleurs j'ai tort de t'alarmer, n'ayant aucune raison de me plaindre jusqu'ici de qui que ce soit. Mais, voilà, j'ai peut-être eu tort de rester si longtemps loin de notre petite Belgique et si loin surtout de ses artistes. Ils ont grandi ensemble et moi j'arrive seulet, comme on disait jadis, et j'ajoute peut-être à mes torts de tenir une certaine place. Mais qu'est-ce que tout cela près du Boche sans cesse reculé et sur lequel on pense chaque jour mettre la main... Cette lettre est restée quelques instants en suspens. Mon ami Meunier est venu me dire bonsoir et m'a ouvert les yeux sur certains... J'avais vu juste et, malheureusement, les artistes sont gens souvent jaloux et de petite nature en dehors de leur art. Tant pis. Le métier si noble que nous avons demande plus de grandeur d'âme. Nouvel arrêt, Meunier est revenu et voilà qu'il est tard, onze heures passées encore. Meunier s'en retourne pour graver des planches à Londres et je perds là le seul compagnon avec qui j'aurais pu faire quelques randonnées ; il y a bien un autre ami, Houben, bon et brave cœur, mais d'un autre tempérament et sur lequel je ne puis compter dans les heures de fatigue. Il est vrai que dans un mois je pourrai espérer ma permission et ce sera le baume.

Si je relisais cette lettre, j'ai la certitude que je ne te l'enverrais pas aussi vais-je me coucher sans le faire. Si je t'ai dit des choses amères, pense à mes sautes d'humeur parfois injustifiées, dis-toi ce qui est vrai, que le temps est à la pluie et que si un rayon de soleil me visite demain, je serai à la joie de peindre sans autre ennui que de le faire loin de toi et de Tchamanou. Mille baisers

Fernand

5 septembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme,

J'ai tant de choses à te dire ! Je ne sais vraiment par où commencer. Présenté hier à la Reine, aujourd'hui au Roi, je suis bourré d'impressions de joies, de regrets, de nostalgies. Je sens que j'aurai pu faire beaucoup mieux et qu'en somme les compliments que je reçois ne s'adressent qu'à un effort louable, peut-être courageux, mais pour lesquels ma vraie nature, mon talent ne comptent pas. Voilà pour les regrets. pour les nostalgies, c'est de ne pouvoir t'exprimer toutes mes émotions de vive voix, les partager incomplètement à distance, sur du papier aussi, tel que mes pattes de mouches, et d'avoir tardé quatre jours à le faire. Il est vrai que de nombreux incidents m'en ont empêché, incidents dont je te parlerai au fur et à mesure. Voici un résumé de ces quatre derniers jours. D'abord la fièvre de l'accrochage. J'ai vingt trois numéros dont quatre toiles importantes. Visite du major et j'entre immédiatement, comme je te l'ai dt, parmi ceux qu'il considère comme ses étoiles. Horlait me confie la chose. Je l'enterre comme un secret bien cher, on me le répète et... tu le devines à ma plus grande satisfaction. Le midi nous étions invités chez Mr Hobé, architecte de La Panne, avec le Gt Vice Roi du Congo. J'ai mangé là un petit plat nègre dont je te parlerai. Car il m'a laissé un souvenir exquis. Le lendemain un petit banquet nous réunissait tous, présidé par Claus (https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_Claus). Après son départ une bataille rangée... oui le petit poulet si calme s'est emporté (il était en parfait sang froid) s'est battu avec un de ceux que j'estime le plus ici : Wagemans. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Wagemans). J'ai évité trois bouteilles de champagne qui ont fait "brique" sur la muraille derrière moi, sur quoi j'ai maté solidement mon adversaire du moment. Le lendemain matin chacun m'a serré le main en m'exprimant  son estime entière, son affection et tout est fini entre Wagemans et moi. C'est un homme charmant, plein de talent d'une quarantaine d'années et que je ne figurais pas du tout comme il est. Je dois t'avouer que je me suis fort mal conduit avant-hier, m'étant laisser entraîner et tu sais comme j'ai horreur de moi quand j'ai été intempérant. C'est sous cette vilaine impression de ma malheureuse nature que j'ai reçu la visite de notre Reine, femme exquise dans sa simplicité... et si grande. Son impression a été bonne je pense, car le Roi ce matin dès 9 ½ venait voir notre exposition. Il nous a exprimé à tous sa satisfaction. Je me suis entretenu quelques temps avec lui et j'étais heureux de me trouver près d'un homme aussi grand parmi les autres. Voilà les nouvelles. 

Je savoure les tiennes et celles de Tchamanou. Hier je suis rentré chez moi et durant deux heures je suis resté près de vos chères photos. je vous ai dit mille choses que j'aurai dû vous écrire... J'étais malheureusement trop triste pour le faire, et j'ai gardé tout cela en réserve d'énergie pour quand j'airai vous embrasser. Je vous adore et vous embrasse avec passion. 

Fernand

Je m'ennuie ici et dans quelques jours je serai au Sch...(?) pour ma fameuse cure d'isolement et aussi pour recommencer à produire de la bonne et brave besogne. 

 

6 septembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme

Il est minuit et je viens d'assister au tir de nuit, spectacle impressionnant et bien fait pour remonter le moral. J'entends les premières lignes qui sans arrêt s'échangent des balles. Je suis revenu à ma chère batterie près du Ct T. dont je t'ai parlé et que j'affectionne pour ses qualités d'homme et pour l'amour qu'il a de son métier. Si je te peignais la petite gitoune dont je t'écris, tu ne te ferais aucune illusion sur mon confort : une botte de paille dans une carcasse de planches, et quelles planches ! cependant tout cela est beau et bon parce que c'est dans la ligne de fer qui protège les nôtres... pour ma part, Lui et Toi. Comme je vous aime, plus encore ici qu'à La Panne mais est-ce possible d'aimer plus ou moins quand on aime comme j'aime ? Je ne le crois pas.

Je m'inquiète un peu depuis quatre jours que je suis sans lettres et combien de temps vais-je rester ici sans pouvoir faire venir celles qui je l'espère vont arriver d'un coup ? 

Une bonne nouvelle ma chérie. J'ai revu la Reine ce matin et elle a marqué du goût pour deux de mes œuvres. Il y aurait parait-il 99 % de chances qu'elle me les achète. J'en serais plus honoré que fortuné car ces œuvres sont cataloguées à assez bon compte (aquarelle et petite peinture). Avant de venir ici j'ai conduit un ami dans un endroit assez chaud et si j'avais pu y rester j'aurais sans doute pu trouver de quoi te faire la bague des rêves... celle du vrai poilu. 

Je vais faire dodo, les batteries environnantes semblent s'être donné le mot pour mon arrivée et si je ne roupille pas illico je pourrais bien passer une nuit blanche. Au revoir, chérie, je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que le Tchamanou. J'ai hâte de le faire mieux que de pensée. 

Fernand

Ne me néglige pas, tes lettres me sont chères, et je trouverai bien un moyen de me les faire parvenir. 

22 septembre 1916

De Marcel Loumaye à Fernand (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Loumaye)

Mon cher Allard,

Comment allez-vous ? Vous plaisez-vous toujours là-bas ?

Je continue l'étude sur votre art. Pour la mener à bonne fin, j'aurais besoin de vous revoir, d'étudier encore certaines toiles. Je veux faire quelque chose d'important - car entre nos deux arts il y a une telle sympathie ! - de manière à pouvoir le faire publier chez un éditeur sérieux, par exemple dans la collection des peintres belges contemporains, à 7,50 frs. le volume, chez Van Oest(https://fr.wikipedia.org/wiki/Van_Oest). Van Oest est l'éditeur de Destrée(https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Destr%C3%A9e), qui est un ami pour moi et qui, comme président des "Amis de l'Art Wallon", ne pourra qu'aimer votre peinture si lumineusement latine, si riche et si saine. N'y aurait-il pas moyen, tant que je suis à Paris, de voir vos décors de salle à manger ? Enfin, nous reparlerons de toute cela.
Bonne chance, cher ami, et très cordialement vôtre.

27 septembre 1916

De Fernand à Juliette

Mon cher petit loup, 

Je suis enragé. Voilà trois jours que je suis sans nouvelles et le pis c'est qu'il y a une lettre qui court et que je crois égarée. Elle a été imprudemment remise par Horlait à je ne sais quel messager négligent. Je me promets de lui enlever le goût de me refaire cette farce et tu ne dois concevoir de cet incident aucune inquiétude pour notre correspondance future. Je travaille d'arrache-pied, sollicité d'ailleurs par les merveilles de destruction que je rencontre ici. Si tu veux te faire une idée de l'endroit où je gratte et où je gratterai jusque fin de cette semaine, procure toi le journal soit de dimanche 24 soit de lundi 25 et base toi sur les premières lignes du communiqué belge. Enfin je me suis trouvé là dans un moment jugé digne du communiqué. Ne vas pas te faire des idées terribles, l'éloignement et l'ignorance des choses les transfigurant et les augmentant. Sur place le point de vue est tout différent et je taxe de blagueurs ceux parleront autrement. Ce soir j'ai passé en revue vos photos. Toutes vos photos et décidément j'aime mieux mes bonnes et braves images d'amateur que les tripotages professionnels... Mais j'aime aussi, malgré cela vos chères têtes d'Aix. Ai-je bien vu ? Mais il me semble, ma chérie que tu as pensé au misérable essai de peinture que j'avais fait avant mon départ. Sans doute est-ce une attention de ta part. Si c'est ainsi je suis doublement heureux. je vois aussi que notre Tchamanou a grandi. Dans 19 jours et 18 demain matin j'aurai le bonheur de vous entourer de mes bras. J'étais ce matin dans ce qui reste d'un bois, des troncs dénudés, brisés, hachés que les oiseaux ne visitent plus, l'herbe et les fleurs formaient par contre un tapis radieux où je me suis assis pour dessiner un lieutenant aimable tenant ma boîte à eau. J'étais comme un grand seigneur dans un domaine de destruction et tout en travaillant ma pensée absente voltigeait et absorbait les 19 jours qui nous séparent et voici notre conversation. 

-"Dans 19 jours !

- Quoi, qu'est-ce qu'il vous prend ? 

- La fuite

-...Ah c'est ainsi que vous pensez à ce que vous faites ?"

Et c'est vrai, je suis beaucoup moins à ma besogne malgré que je m'applique. J'apprends aujourd'hui que j'ai vendu une nouvelle toile. Ainsi les finances vont en s'améliorant et je pense bien dès maintenant que nous tiendrons sans nouvel emprunt jusqu'à la fin (?) de la guerre.

Une ligne de petits trains dessinée.  

Ce train est plein de  mes baisers pour Tchamanou et sa maman. Le uns sont austères et tendres. Les autres amoureux et polissons. Partagez-les vous. 

Fernand

1er octobre 1916

De Fernand à Juliette

Chérie, 

Je suis dolent et il faut vraiment que je fasse un effort pour rompre mon silence qui s'allonge. Je suis revenu à la villa des Saules et jusqu'au jour de ma perm. C'est ici que je ressens, dès mon arrivée, le fatigue des trente derniers jours passés au front où je travaillais comme un nègre, et me reposais relativement peu. Ma moisson est sensationnelle parait-il sinon par la qualité au moins pour la quantité. J'ai environ trente à trente cinq dessins et autant de peintures. Il et vrai que les sujets sont nombreux et que ma nature aimante et abondante n'a qu'à se laisser aller. Dans ces quinze derniers jours, je compte entamer trois portraits et mettre d'aplomb mon bavardage susdit. J'ai repris mon ancienne chambre que j'avais abandonnée croyant être mieux dans celle que Meunier a laissé vide par son départ. De celle-là j'avais la mer, mais l'incommodité d'être peut-être sans gîte à mon retour car c'est la bagarre ici à L.P. pour se loger et j'estime qu'un tiens vaut mieux que deux tu l'auras. Je joins à ce mot deux fleurs, les pauvres, sans la moindre forme, mais cueillies toutes dans les tranchée à ton intention. 

Mon petit loup, J'ai été interrompu hier par la visite d'un vague comte proprio d'un château démoli que j'au peint ces jours derniers, et je joins à ce mot mon griffonnage d'hier qui et resté en panne. Aujourd'hui dimanche, comme un sage collégien, je me suis débarbouillé des pieds à la tête, j'en avais besoin après avoir pataugé pendant quinze jours dans trois pieds de boue. Les deux petites fleurs, l'une vient de mon premier cantonnement, et l'autre du dernier, c'est te dire que ma pensée ne cesse de vous visiter tous deux. j'ai beaucoup au sujet de ta pudique propriétaire et à l'avance je me réjouis de ce qui l'affole tant ; tu as bien raison de le dire, je serai à mon retour de plus en plus l'homme des transparences. J'attends impatiemment ta lettre en réponse à mes propositions sur la façon d'organiser notre petite vacance. J'aurais beaucoup aimé aller à Aix, mais tant pis, c'est loin, et je m'irrite à la pensée des heures à passer même ensemble en chemin de fer et qui peuvent être mieux occupées, sans doute. Tu aurais peut-être aimé montrer ton soldat ? Si tu insistes beaucoup et si la chose te fait un véritable plaisir, je ferai à ta guise et la lettre que tu dateras du 6 au plus tard, me dira ce que tu auras décidé et à quoi je me conformerai. je crois qu'on ne fabrique plus des maris comme moi : c'est doux madame, et obéissant madame... et c'est solide, vous savez quand ça veut... C'est un mari madame, comme qui dirait un amant.  Mince de coups de pieds, hein ? Cependant je le pense ainsi. Je pense ce bien de moi, même et pour la bonne raison que je m'applique de tout mon coeur à être aimé pour toi, vieille et bonne et chère branche de mon coeur et de mon corps. 

Et notre mangeur de limaces ? dans quel état va-t-il être quand il retrouvera et la maison et ses jouets ? Tuas bien raison de le dire, je vais être fou de revoir ce gamin-là ! le meilleur de mon temps va se passer à embrasser sa mère et à lui fabriquer des "crains". Il me faudra du bois, un marteau et des clous pour faire des tas d'histoires à notre bonhomme et aussi pour bien salir la maison qui j'espère sera coquette et déjà prête pour ma venue. Je me propose aussi de faire des dépenses exagérées avec toi dans les grands magasins où ma mine s'allonge si fort. Nous essayerons des chapeaux coûteux pendant des trois heures et nous achèterons pour un sourire, madame, 6 paires de croquenots à votre convenance. 

Je vous embrasse follement 

Fernand

2 octobre 1926

De Fernand à Juliette 

Chère petite femme, 

Il pleut aujourd'hui, le temps est effroyablement gris et je suis de même. Une vague tristesse m'envahit, je me sens seul, si seul ! Le séjour hospitalier de l'arrière ne me vaut rien ; il me faut la vie animée et accidentée de l'avant. Cependant mon travail exige ma présence ici et les nécessités de l'hiver me l'imposeront sans doute. Je crains l'hiver si je dois rester ici et si je ne trouve pas l'ardeur et la possibilité d'entamer un grand boulot. Pourquoi suis-je morne ? Sans doute parce que les quatorze jours qui nous séparent seront terriblement longs. Si tu pouvais avancer quelque peu ton retour, je pourrais de mon côté... mais non, j'y pense : j'ai des séances de portrait inscrites pour le 12, 13, 14. Au diable ce portrait que j'avais oublié ! De toutes façons, le 15 je file pour arriver le même jour à Paris à 5 heures, que tu y sois ou que tu me réclames à Aix. Chérie, comme je vais t'embrasser et le Ptitloup donc ! Figure- toi que j'ai des nouvelles de Berbloque et d'une manière assez singulière. Un de mes confrères de la section s'est rendu à Paris ; il y rencontre Collin, ami de Masson, qui ne me connaît ni d’Ève ni d'Adam mais qui vitupère sur ma présence à la section... Pourquoi Allard et pas Masson qui le désirait tant ?.... Tous ces braves rêvent d'être maintenant parmi nous, ils se figurent par l'éloignement que nous sommes vaguement embusqués et comme on les réclame avec la nouvelle loi, ils se sentent tous un furieux et soudain désir de s'engager. L'un d'eux m'a fait demander les tuyaux par Des Ombiaux et c'est précisément celui qui m'a pipé le prix de Mons et qui, entre autres considérations sur la guerre, disait "qu'un artiste appartient plus au monde qu'à sa patrie et n'a pas le droit de s'exposer !" C'est assez joli comme conception pour un célibataire et surtout fort précieux pour les dames Bovary pas trop difficiles dans leur choix... elles seront sûres ainsi d'être servies par de fameux larbins.

Ce matin j'ai commencé la retouche de mes documents accumulés ces derniers mois, et j'en ai foutu une dans le pot... ce qu'il me faut ce sont tes bras, tes cheveux pour y enfouir ma tête lourde de vagues tristesses, et aussi le sourire (? illisible); l'accaparement de Tchamanou. J'en..quiquine la peinture. Je m'exaspère à sa pensée et je ne sais pas vivre sans un pinceau en main ! Je vais me coucher, cela vaudra mieux que mes divagations. Je t'embrasse follement, passionnément, ainsi que le Tchaman des Nous 

Fernand Allard

4 octobre 1916 

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme

Quelques mots, je rentre avec ma lettre en poche, j'ai raté le courrier et comme j'ai laissé se passer deux jours sans t'écrire par suite de mon déplacement, j'ai un peu de remords et veux t'en mettre jusque là, de mes pattes de mouche. Je viens de feuilleter les lettres que j'ai reçues et entre autres une de Loumaye (N.B. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Loumaye) qui s'obstine à me vouloir grand homme et qui non content de faire une étude sur mon oeuvre, se propose maintenant de l'éditer chez Van Oest dans la collection des auteurs contemporains à 7.50 le vol if you please. Je ne crois pas qu'il fasse florès mais son intention reste et me flatte un peu. Voilà huit jours que j'ai cette lettre cherchant le ton pour lui répondre. Je m'opère de toute ma correspondance en retard et ce n'et pas peu de chose. Je préférerais faire 15 kil à pied dans des boyaux. Ressasser les mêmes histoires, interroger sans cesse sur des santés qu'on sait excellentes, parler de la sienne, sont choses qui m'assomment au plus haut point. J'ai beaucoup changé à certains point de vue. Ainsi je sais rester longtemps dans une société sans dire un traître mot. Je consens à laisser leur brillant à des étoiles de vingtième grandeur. Je suis plus orgueilleux qu'auparavant et beaucoup plus modeste en société. J'ai réduit à ton instant le nombre de mes affections, les autres m'indifférent. Je concentre toute ma force vive sur mon boulot et deviens fort insouciant de ce que les autres en pensent, en bien ou en mal. Sorti de là ma pensée fixe est de vous revoir, toi et Nounou et... jeter mon bonnet au-dessus... de ton moulin. 

Voilà qui fera rire encore dame Anastasie si elle a la curiosité de lire cette lettre : tant pis pour elle. Son rire est d'avance réciproque et de ma part avec préméditation et quelque chose de plus que je ne dis pas. Ainsi donc, le 6 ou le 7, tu m'écris vos dernières conversations pour le retour de façon à ce que je reçoive ta lettre vers le 12. Si tu reviens d'Aix sans moi, prends surtout une seconde, nous pouvons le faire : c'est une petite dépense en plus mais dont notre santé bénéficiera. J'écris de cette plume aux Villain. 

Je vous embrasse tendrement mes deux petits oiseaux que j'aime. 
Compliments à Jijme

Fernand Poilukaki

samedi 7 octobre

De Fernand à Juliette, lettre envoyée à Aix, puis redirigée à Paris. 

Chère petite femme, 

Je me demande si cette lettre que j'expédie encore à Aix t'arrivera encore avant ton départ. Si tu étais partie à son arrivée, je serais dimanche prochain avant elle à Paris. Comme c'est proche ! j'ai peine à croire au bonheur qui m'attend. Après avoir marché à pas de géants durant ces trois mois c'est encore cet événement de retour près de vous qui m'est le plus sensible. dans huit jours ! Je vais passer ces heures en trépignant littéralement. Demain je retourne une dernière fois au front à N. pour que le temps me paraisse moins long. je vais aller accroître mon bagage de documents de deux ou trois dessins. Le travail est véritablement la panacée et ces derniers jours me sentant fatigué et légèrement souffrant, je fus de fort mauvaise humeur de ma demie inaction. cela va mieux aujourd'hui et comme si j'avais pris un élan, j'ai esquissé trois tableaux dont je crois être satisfait. Je vais peut-être commencer à mon retour un grand grand travail, je me réerve de te dire cette surprise de vive voix, bien que j'aurai réponse ferme demain, ainsi tu auras l'explication des mots soulignés plus haut. Si ma petite femme est bien sage et bien gentille je lui rapporterai quelque chose, un souvenir de guerre... Mais comme il faudra qu'elle m'embrasse ! Pour Tchamanou j'y ai déjà pensé. je lui rapporte un... zeppelin...il aura le droit de dormir avec ... malgré qu'il soit encore bien petit. 

Comme il faut penser à tout, je te prie dès mon retour de te munir de Bhyrr. j'aurai le 17, vers onze heures, la visite d'un de mes amis, un capitaine, jeune et charmant que tu ne seras pas obligé de voir. Zut ! 

Je me tâte pour savoir ce que je rapporterai comme boulot à vendre. Sorti de mes peintures encombrantes et mieux situées ici pour la vente, je n'ai que des dessins, qui intéressent surtout ceux qui ont vécu dans le milieu... je ne vois pas bien Demettre ou Robbe plongeant là-dessus. J'ai écrit aux Boët, pas de réponse, je présume que dans l'affaire c'est moi qui suis le cochon... pour Berloque aussi sans doute. ce que je me fous de tout cela ! Ma nature s'est joliment emphilosophée si je peux dire et avec les nôtres, je dis sans malice, "t'en fais pas on les aura".

Il fait un vent furieux qui me rappelle Vaucottes, mon lit froid mais vide me détrompera, hélas. Dire que nous allons reformer ce groupe uni où chacun veut aimer comme on l'aime , comme il aime qu'on l'aime ! ... 10 jours presque grâce à un petit subterfuge... cette fois les Anglais ne tireront pas les premiers, je te prie de le croire ! 

T'ai-je dit que j'ai fait le portrait de Horlait, il en est ravi, plus que je ne le suis, bien entendu. C'set curieux comme les portraits me laissent peu de satisfaction. J'attribue même à cela la légère entrave à ma glorieuse santé. 

Je te quitte, chère, embrasse à le faire hurler le Tchamanou Bien Aimé. Quant à toi, je te terrasse positivement : prends des forces car nous allons lutter ! Je t'embrasse tendrement à titre de défi.... à bientôt, le gant et... le reste. 

F. Allard L'Olivier

9 octobre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chérie

Tu m'annonces ton arrêt dans la correspondance. Tu calcules mal ton affaire car je reçois ta lettre du 4. Nous sommes le 9 et je pars le 15 au matin. Je vais donc être chocolat pendant six longs jours : les plus longs de ceux que j'aurais passé ici. L'esprit est ainsi fait que le temps qui précède une date heureuse est mortellement long, alors qu'il devrait être employé à savourer en pensée le temps souhaité, qui une fois entamé sera vite parcouru. Tu me donnes de bonnes nouvelles et sur les dimensions et sur le poids de Tchamanou. Je suis anxieux de le voir, de l'entendre... J'ai déjà servi plusieurs fois son "et maintenant à la porte". je vais devenir si je continue ainsi le fastidieux papa qui roule d'admiration et admiration et embête les gens pour leur faire partager des sentiments essentiellement individuels. Sais-tu que je me propose de te demander très sérieusement si tu ne serais pas d'avis de faire une tentative de seconde édition ? Ce serait si charmant et d'un si heureux effet sur l'éducation du premier ? Et je ne dis rien de la confection. Inutile d'insister sur l'article qui sera soigné, perlé !.... Qu'en penses-tu ? 

J'ai commencé aujourd'hui un nouveau portrait, il m'en reste deux ou trois à produire et si je n'avais à cœur le service et ses besoins, j'aurais fort à faire pour satisfaire aux demandes. Puisse cette ère continuer, car je crains fort, ma chère enfant, que vous ne trouviez une cruelle déception sur les prix de Paris, et que pour tenir il faudra du nerf de la guerre. Je t'envoie cette lettre rue Simon Dereure où tu ne vas pas tarder à rentrer.... Quatre jours de circulation pour cette lettre et tu seras déjà en train de fournaquer dans les tiroirs, de désoler mon atelier de malles qu'on enjambe quand elle t'arrivera. Je te le répète ma chérie que je souhaite l'atelier assez coquet. j'aurai de visite et tout de suite celle de mon amis Demot avec qui je serai peut-être un jour autrement que comme peintre. Arrivant le dimanche je devrais peut-être prévenir l'ami Robert et cependant je ne sais me décider à le faire : juge de la chose et fais le toi-même si tu le juges à propos. pour ma part, je ne veux connaitre que Nounou et toi les dix premières heures. Robert se fera porter malade et viendra passer quelques heures un jour suivant. Je suis dans le plus grand embarras sur ce que je vais rapporter à Paris. Il est questions d'une exposition à Londres et j'ai peur de me démunir, d'autant plus que nous ouvrons une seconde exposition officielle ici en décembre. 

Il m'est arrivé hier une petite aventure que j'ai écrite pour Tchamanou et que je te confierai à mon retour – il lira cela plus tard – ne va pas croire que c'est une aventure galante destinée à son éducation de jeune homme, le papa est sérieux comme un pape qu'on étrille, il a Dieu merci une charmante femme et la passion de la peinture, ce qui est suffisant comme cordon à la patte. Je vous embrasse de tout mon cœur aimant. 

Fernand

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Départ de Fernand en permission

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23 octobre 1916

De Marcel Loumaye à Fernand 

 

Mon cher Allard,

Comment te remercier de ce que tu fais pour mon livre ! Tes dessins vont singulièrement l'embellir et le rehausser. Mon cœur de "père" s'émeut en songeant à lui...
Voici un poème extrait de chaque partie. Bien entendu, ou concentre-toi sur un poème déterminé, ou obéis à la plus entière fantaisie : n'écoute que ton inspiration. Ce que tu feras, j'en suis certain, sera toujours bien, très bien.
Ces quelques notes esquisseront à tes yeux le livre :

L'Aile de Feu et d'Ombre

c'est-à-dire le côté tragique de la guerre (aile de feu) et son reflet dans les âmes, sur les choses (aile d'ombre).

Première partie : Le Poème de l'Exil (que je t'ai lu)

Musique, au loin. L'Exil, Spleen, Nostalgie, Remember, Carillon de Westminster, Angleterre automnale, etc. Les titres parlent. Il y a aussi "intérieur anglais" qui reflète poétiquement des pages du "Studio".

2ème partie : Ma Terre
Ce vers résume bien : "Je plongeais dans ma terre une racine heureuse". C'est : "Les Blés" : un couple qui s'enfonce dans les blés mûrs plus soyeux qu'un lit. "Le Foin". Les filles plastiques qui agitent le foin au soleil au bout de leurs râteaux de bois. La faux chante la joie et la vie, et non la tristesse et la mort. C'est "La Rivière" que je t'ai lu. C'est "Le Retour" dans la maison de campagne au printemps. C'est "La Montagne" sur laquelle nous nous élevons : "On sent mieux l'amour quand on peine". Et : "Le repos n'est doux qu'à la crête
Dans l’œuvre achevée, aux cœurs forts."

3ème partie : Les Ruines

Par exemple : La Cathédrale de Reims. Mais j'ai préféré ne te rien mettre de précis ici. Donne une ruine quelconque. Par exemple l'Eglise de Noordschoot qui est belle comme un Parthénon et si touchante avec sa croix oblique.

4ème partie : La Patrie, hier

C'est les "Roses trémières" ci-jointes. "La Dune", "Bruges", "L'Allée des Tilleuls de Rochefort", "Mon Pays" chantant toute la Belgique. Prends si tu veux une image symbolique : une belle fille heureuse. Ou montre Bruges dans une petite rue comme celle que tu as crayonnée dans le livre de Wyseur.

5ème partie : La Patrie, aujourd'hui

Le poème à Verhaeren et celui ci-joint à la Belgique. Tu trouveras certainement une image symbolique.

Que d'ennuis je te donne ! Excuse-moi, mon vieux, et crois à toute mon amitié ainsi qu'à ma vive reconnaissance !

 

29 octobre 1916

Fernand à Juliette, de retour de permission

Chère petite femme, 

Je suis arrivé à L.P fiévreux et fort maussade. Il y avait de quoi : juges-en. J'arrive en gare du nord à 8 ½ et le train part à 9 ½. Une heure de perdue pour nos baisers et autres tendres "enlacements". Le pis est que ce maudit arrive à Calais avec trois heures de retard et qu'on nous signifie dans cette affreuse ville qu'il nous faudra attendre la correspondance du lendemain... à 1 ½ de l'après-midi ! pas plus avancé que si j'étais parti le 25 à 7 heures du soir. Deux jours de voyage pour ces deux cent kil et avec un mal de gorge qui n'a été qu'en s'accroissant. Si ben qu'ne arrivant ici vers huit le soir j'étais absolument rendu et propre à être mis au lit avec toutes sortes de soins. Ma bonne nature a repris le dessus, je suis remonté sur mon cheval c-a-d que je peux à nouveau "avaler" sans trop de souffrances, chose qui m'étais devenue absolument impossible hier. Inutile de te dire que j'ai raté mon rendez-vous de portrait et que je suis fort embêté pour renouer proprement, malgré qu'il n'y ait rien de ma faute et que trois ou quatre cents permissionnaires sont dans mon cas. 

Je me demande si Tchamanou a réclamé son papa. J'avais le cœur bien gros en vous quittant, chers cœurs que j'aime plus que tout au monde. Comme cette semaine si calme et si heureuse s'est vite écoulée. Il me semble avoir fait un rêve et que mon congé est encore à prendre. Si c'était vrai ! En rentrant j'ai trouvé ta dernière lettre d'Aix et une lettre de Robert me disant qu'il apprenait mon retour. Ce vieux Robert ! La chose s'est-elle arrangée au gré de ses vœux  ?

Comme c'était arrangé j'ai pris mon repas au wagon restaurant. C'est bien les hasards de la vie, en face de moi, de l'autre côté de l'étroite table, monsieur Dionnau (?) de l'état-major qui m'a fait toutes sortes de basses salutations. Tu parles qu'il aura dû avoir une digestion pénible. 

Aujourd'hui j'ai reçu une visite, un lieutenant charmant qui m'a acheté une peinture et un dessin, soit deux cent francs. Tu vois petite sotte, que je n'avais pas à me mettre martel en tête pour la vie ici. Partant de là il me sera permis de faire les achats prévus pour l'hiver : poêle ou réchaud ? J'hésite le pétrole aux derniers renseignements coûte 0.75 ! 

Ci-joint tu trouveras une lettre pour mes pauvres parents. Un camarade d'ici me dit que la misère est grande là-bas et il me cite le cas d'un ouvrier suisse retourné chez lui et qui n'avait pas mangé de viande depuis sept mois ! Pour que cette lettre ne manque pas le courrier et puisque tu dois en écrire une autre je te quitte chère, bien chère petite femme en t'embrassant comme je l'ai fait aux meilleurs moments de ces derniers jours. 

J'embrasse aussi cette charmante tête aux cheveux fous et si bien nommé Tchama- Nou. 

Fernand 

Une ligne de train dessinée avec la légende : Crain plein de baisers suprêmes. 

La place blanche est pour Robertine l'envers pour Marguerite, comme il convient je crois ? 

31 octobre 2016

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme, 

Rapidement deux mots. Je suis encombré de travail. J'ai une séance dans quelques minutes et hier soir vraiment, je me suis senti trop maussade et trop las pour t'écrire. C'est que je suis le plus enrhumé des hommes. Mon nez coule tel une Wallace et j'ai une voix de rogone qui promet. Mais ce sont là de petite inconvénients à l'usage des permissionnaires en rentrée et je paie mon écot au changement de climat comme chacun. Ta première lettre, une carte hâtive m'a épouvanté : "tous les deux jours" et cela ! Heureusement ta bonne lettre de quatre pages m'a fait du bien. Je suis un tendre, mon petit gros boulot et je suis si seul ici ! Pas un cœur frère, personne. Comme l'escargot, je vis dans une coquille et quand je sors mes antennes candides ce n'est que par mesure d'hygiène et exercice intellectuel. cela ne m'empêche pas de me donner avec abondance à mon travail, au contraire, il semblerait que cet état de choses que celui dont je t'ai parlé déjà a établi pendant mon absence, ne fait que me donner plus de cœur au travail et certainement tout le temps que je dépensais autrefois en bavardage. et si je vous avais, chers, je me retrouverais comme aux meilleurs temps d'isolement, Penmarc'h, Vaucottes où j'étais heureux et laborieux, parce que sentant fort et solidement convaincu de mon individualité. De moins en moins j'éprouve le besoin un peu lâche que j'éprouvais jadis. Je parle du plaisir que j'avais d'être apprécié de n'importe qui. L'orgueil s'étaye en murissant et ma foi, il se peut que je devienne  un Zarathoustra de deuxième manière. 

Le temps, affreux à mon retour est splendide maintenant, un soleil clair et éclatant, les nuages courent sous la forte pression du vent et j'ai le sentiment ayant le nez fortement bouché de vivre une journée de printemps plein d'effluves heureuses. Cela ne durera malheureusement pas, les "Annales de Toussaint" que j'ai reçues en témoignent. Je suis content de ce dessin il est reproduit avec assez de soins. Cet envoi a croisé une lettre que j'adressais à Bresson en le priant de me faire le service du journal. 

J'ai rêvé d'enfant et d'enfant souffrant. Ce n'était pas Tchamanou, à coup sûr. Car je me rappelle avec joie ses traits pleins, (?) et forts. 

Je vous aime tous les deux. 

je vous embrasse à qui mieux mieux. 

Fernand 

Alors Robert va "faire soldat" ? 

2 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Chère petite femme

Je plaide coupable avec circonstances atténuantes. Le rhume qui mûrit, le travail et quelques incidents que je vais te narrer, ont seuls pu venir à bout de ma décision de te donner un courrier régulier. Au demeurant ma pensée ne fut jamais plus affectueuse et plus proche de vous deux que dans ces derniers jours. 

Je reviens de chez Horlait qui m'avait invité à manger chez lui les crêpes de la Toussaint. C'était un repas de coutume comme il y en a chez nous, et de voir Horlait entouré de sa petite famille m'a donné plus sensible l'amertume de vivre si loin de vous. J'ai parlé du Tchamanou, de se prouesses et je suivais bien la pente assez bêbête du papa rasoir, gonflé de vanité, qui ne tarit plus sur son rejeton. Il faudra que j'ouvre l’œil là-dessus !

Ce midi, j'avais été invité par deux illustres, en complète intimité. Les deux illustres sont Monsieur et Madame Albert Besnard (https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Besnard) de l'Institut de France à Rome. Ils sont simples et charmants, comme Philémon et Baucis ils ajoutent à leur cordialité cette atmosphère de bonheur tranquille si agréable à respirer. A. Besnard est ici pour faire les portraits de Leurs Majestés (cadeau de la France). C'est à De Mot, à l'excellent ami (qui, décidément, a les ennuis prévus) que je dois cette relation. Hier, c'était le banquet mensuel de la corporation et j'ai prié le maître de l'honorer. Ce qu'il a fait et nous a donné le charme de sa conversation. J'étais à sa droite et fier comme Artaban. Car c'est incontestablement le plus grand peintre de l'heure. Et aujourd'hui, ce déjeuner ! De plus, il m'invite, dès la paix signée, d'aller passer quelques jours près de lui à la Villa ! Tu parles que je lui rappellerai cela en temps utile, si tout va bien. Sans doute que ce brave De Mot aura dû dire un bien énorme du poulet... D'autre part, j'ai timidement sorti mes "Baigneuses surprises" et j'ai eu l'agréable surprise (moi aussi) d'en recevoir des éloges. Demain, Mme Besnard et (peut-être Monsieur) visitera ma chambre-atelier. Ces heureux moments ont eu leurs revers malheureusement. Je me suis une fois de plus trouvé pris à partie violemment par quelques confrères. Il semblerait que mon abondance naturelle devienne une gêne pour eux et les fins de
banquet m'en disent long sur les sentiments qu'ils nourrissent pour moi. J'ai découvert des tas de papotages qui sont rien moins que vilains et qui me navreraient si je n'en devinais les dessous faits d'aigreur et si surtout je n'avais l'inestimable autorité de certains maîtres pour m'encourager. C'est la vie des peintres, cela, mon amie, et Besnard disait hier, en matière de boutade :"Comme c'est difficile de faire avaler à ses amis qu'on a du talent."

Ne me crois pas démoralisé... ou triste, non ! Au contraire, je prends assez gaiement mon rôle de Cyrano. Je fais seul bande à part et si l'occasion se présente d'être avec l'un ou l'autre, je lui donne l'impression amicale que j'aurais souhaité qu'il ait pour moi. J'apprends la vie et je pense souvent à toi et à ta théorie. J'aurais dû mieux t'écouter et cet apprentissage ne serait plus à faire. J'ai bien reçu ta lettre, écrite de chez Jeanne. Ah ! Tu reçois des militaires pendant mon absence, garce ! Zut ! Je t'embrasse tout de même et avec quelle force. Partage avec Tchamanou le train de baisers que je vous envoie.

Fernand

Un train dessiné  

 

5 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Rien depuis trois jours. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? Es-tu souffrante ? Nounou l'est-il ? Je m'inquiète et c'est un supplément de soucis dont je me passerais volontiers. Tu devrais me l'épargner ma chère femme et surtout en ce moment où j'ai bien besoin d'un cœur d'amie. 

Sans entrer dans les détails, je te dirai que les faits inamicaux dont j'ai déjà eu à souffrir ont semblé devoir se renouveler : j'ai eu le bon esprit, cette fois, de ne pas attendre le moment définitif où la poigne doit entrer en jeu, par dignité. Je me suis retiré et je m'en félicite car j'ai laissé le provocateur beaucoup plus embêté que moi. D'où vient cette animosité ? Toujours est-il que j'ai pris le parti formel de vivre entre mes boulots, vous et moi. Je ne suis décidément pas l'homme à vivre en compagnie, comme les perdreaux. Il suffit que j'aie l'estime artistique et mondaine d'hommes comme Besnard pour que je me fiche à priori des petites médisances qui m'entourent.
Cependant il est des instants où je préférerais être comme les autres et participer au franc-parler d'une bonne et cordiale camaraderie. Mais chacun doit vivre selon lui-même et mon lot est de vivre ainsi, en laborieux, en sauvage. Tant pis et tant mieux à la fois, car je ne voudrais certes pas changer de bonnet avec aucun.
T'ai-je dit que Besnard, madame et la comtesse de Caraman, dame de la Cour, étaient venus dans ma chambre-atelier. Besnard s'est intéressé à mes études ; je les ai menés ensuite dans les locaux de mes confrères et le résultat de cette visite a paru être flatteur pour notre petite section.

Horlait est parti hier en congé à Londres : le pauvre est parti le coeur bien gros, sa mère est morte le 24 oct et il en a reçu les nouvelles la veille même de son départ. Je fais du coq à l'âne : il me revient subitement que j'ai en effet trouvé les clefs de la maison dans ma poche. Dès que je trouverai une occasion, je te les renverrai. 

À propos, où en sont tes finances ? Je n'ai pas encore touché un centime ni de droite ni de gauche, mais je compte bien que dans huit jours je pourrais t'envoyer un mandat de trois ou quatre cent francs... Peux-tu attendre cette date ? Ou dois-je taper quelqu'un ? Réponds moi franchement. Sais-tu si Lucien a pu vendre quelque chose ? 

Il me semble mon petit loup chéri que j'ai plus de raisons de jalouser Paris que Aix. De là-bas tu m'écrivais encore souvent et tes lettres me faisaient tant de bien... De plus sois sûre que ma correspondance serait plus régulière si la tienne le devenait. Qu'est-ce qu'une demie heure de conversation avec moi pour toi qui te trouve dans ton milieu, près de Tchamanouptitloup, source de sujets inépuisables . Gérard que j'ai rencontré (c'est le Lt qui est venu nous voir) m'a gonflé de joie en me parlant de ce triomphateur de Nounou. J'étais fier quand il m'a dit que je pourrais m'évertuer à faire n'importe quel tableau pour lutter de beauté avec celui-là ! De ça j'en ai la certitude c'est peine perdue... Malgré tout je connais une manière de le rééditer, tu la connais et tu m'aideras à mon prochain retour. 

Je vous aime et vous embrasse follement, toi ma femme et vous Tchaman-Nou. 

Fernand

 

6 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Je reçois ta petite mais bonne lettre et le magnifique portrait de Nounou. Quelle joie ! comme il est beau notre chéri ! C'est dommage qu'on ne voie pas ses yeux à cause du soleil... mais sa petite grimace est si jolie que je me demande si on doit les regretter. Celui-là je le tiendrai dans ma poche, tandis que vos autres portraits à part certains des tiens ornementent le tour de ma glace dans ma chambre, ce qui me vaut moult compliments des visiteurs. Hier j'ai eu Demot. Ce charmant ami m'a invité à dîner et nous avons ensuite passé deux ou trois heures la nuit sur la plage à nous dévoiler l'un à l'autre. C'était dimanche et comme j'avais travaillé toute la journée je me suis régalé sans remords de ces bavardages amicaux. Demot va à l'artillerie et précisément où je serai détaché en cas d'offensive. Comme c'est chic cette coïncidence. J'ai revu aujourd'hui un ami d'antan qui m'a connu hôtel de Senie (?) Je ne pensais plus le revoir que par raccroc chez Bondrel dont il est l'associé et l'interne (?). Et figure-toi qu'il était chargé de faire quelques achats aux peintres pour l'exposition de Chicago. Son budget était ultra-mince et comme il était vaguement question d'une oeuvre de charité pour les blessés alliés qui se monte là-bas, j'ai laissé à 150 fr. une toile que je comptais trois cents. Et nous avons renoué nos rapports amicaux. Dhuicq qui connait James viendra sans doute me voir et comme sa conversation est agréable et sérieuse je m'en fais un plaisir. par exemple, je n'ai encore rien touché mon petit loup et je m'inquiète de ta situation pécuniaire : tu ne me dis rien ! Serait-ce donc que cela va ? J'ai terminé un de mes portraits à l'entière satisfaction, un autre me donne moins de plaisir quoiqu'il ne soit pas mauvais. Mais voilà, j'ai affaire à un Ct Belge qui pendant mon absence, j'ai même trouvé le procédé un peu leste, a emmené sa femme chez moi. Celle-ci ne s'est pas déclarée entièrement satisfaite et je crois fort que pour la première fois de ma vie j'abandonnerai la tâche sans donner satisfaction, préférant en perdre le prix plutôt que d'entrer dans la discussion. Enfin je saurai à quoi m'en tenir dans quelques jours. 

Mes journées passent rapidement et je suis encore à L.P. pour terminer ce que j'ai en train. Cependant je préférerais recommencer ma vie nomade et dans une huitaine j'aviserai à cela car j'espère bien avoir terminé tous mes travaux en cours. Le temps est d'ailleurs printanier. Je ne m'étonne pas que tu aies eu l'idée d'aller à la campagne avec Tchamanou. Tu ne me dis pas si vous êtes allés tête à tête ou avec Madurant. J'aimerais que tu me donnes plus de détails essentiels afin que je te voie vivre avec Nounou. Ainsi tu me dis pas où vous êtes allés. je suis curieux dis ? Mais aussi pourquoi me rendre tel et ne pas prévenir mes légitimes curiosités ? As-tu revu Louisa ? Et Lucien ? Écris-moi ma petite femme. Fais-moi de longues tartines c'est si bon pour moi et ça te coûtera si peu. Pense que je n'ai pas une heure à moi du matin au soir, et que quand je rentre du mess à neuf heures je me fais des reproches quand je ne t'écris pas... Et si je n et'écris pas c'est pour mesurer ma correspondance sur la tienne et essayer de te punir ainsi de la décision que tu as prise de m'écrire que tous les deux jours... Et voilà que tu trouves encore le moyen de rater ton courrier. Ah madame, vous êtes une bien méchante dabesse, de plus vous ne savez pas ce qui est bon... croyez-m'en, fusionnez entièrement votre cœur avec le mien et vous m'en direz des nouvelles... Tu ris ? C'est une recette que je te conseille d'essayer. Je t'embrasse et te charge de mes furieux baisers pour Tchamanou. 

Fernand 

9 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme,

Je viens de déchirer deux pages de sottises que je t'écrivais parce que les nouvelles me paraissent outrageusement rares. J'espère que tu prendras en considération cette victoire de mon bon-garçonnisme sur l'être grincheux que porte en lui tout amant mal couché, et que dorénavant tu auras à coeur de faire des prouesses écritatoires. 

Dans quelques jours, Jean Delhaye, photographe de notre section ira te faire visite porteur d'une lettre que tu ouvriras à l'écart et qui contiendra trois cent francs. En même temps qu'il jettera un coup d’œil sur l'atelier, tu lui remettras les commissions que je vais te dicter et en cas où tu n'aurais pas pu les faire, que tu sois serrée par le temps ou l'argent, tu t'arrangerais pour les faire déposer à son hôtel. 

Voici ; 

12 fusains comprimés Hartnuck – 2 morceaux de blanc même marque – 2 gommes pour le fusain – 12 ½tubes couleurs moites Romney pour l'aquarelle, savoir : 1 ocre jaune – jaune chrome – gomme gutte –vermillon français – carmin – Bleu cobalt – Bleu prusse – Bleu outremer – vert de cadmium – cendre verte – Teinte neutre – noir – sepia – et un violet s'il y en a un bon : violet genre cobalt, ce qui ferait 14 couleurs et non douze. (ces tubes sont destinés à la boîte que j'ai acheté précédemment) 

12 feuilles à dessin : des grandes, dans le genre de celles que j'employais pour les annales et qui devraient coûter dans les prix de 1 francs – 12 feuilles pour le pastel aussi. Tout cela chez Sennelier (https://www.sennelier.fr), face le pont des St Pères et chez lui seulement.

Jean Delhaye est un garçon de bonne famille de Peruvez, c'est un ami de Moul... (?) et si tu avais un verre de Bhyrr ou d'autre chose à lui offrir, je ne pense pas qu'il refuserait. C'est un fin bec sans qu'il en ait l'air.

Je sors à tous bouts de champs la photo de Tchamanou qui émerveille les masses. Les gens volent directement à cent coudées d'admiration et je jubile. Ce sont mes petites joies d'ici... On fait ce qu'on peut. Je travaille dix heures par jour n'ayant pas trouvé meilleur remède aux vagues nostalgies qui me visitent... Aussi j'empile des quantités considérables d'aquarelles de peintures, de dessins, et j'attends ma commande ci-dessus avec les dents longues de la pauvreté zieutant le monde. 

Je souhaite que la petite visite combinée chez Lucien réussisse. Cependant c'est bien peu de choses que j'ai là. Je m'attaque maintenant à de vastes aquarelles qui auront plus d'aspect et représentent d'avantage. Amitiés à Robbe et à Louisa. Je ne sais toujours pas où est Georges Fossoul. J'entends dire ici que les nominations à l'arrière perdent leurs droits sur le front. Un adjudant deviendrait sergent... alors ? ... 

Veux-tu me faire le plaisir de copier dans les "recettes" bouquin assez mal arrangé que tu gardais précieusement la manière de "détacher une gravure piquée". C'est mon Lt français qui me demande ce tuyau. As-tu fait mon envoi ? As-tu pu y joindre mon bilboquet ? Ne charge pas trop Delhaye et fais lui faire un paquet convenable. Comme j'écris de cette plume la lettre qu'il te remettra et qu'il se fait tard, je t'embrasse hâtivement ainsi que Tchamanou, me proposant de faire mieux dans la lettre confidentielle. 

F Allard L'olivier 

10 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite Juliette, 

Je reçois ta gentille lettre où tu me dis avoir emmené Ptilou à la Mascottre... Il est bien jeune, pô petit pour voir ces choses légères. Enfin... passons. pourvu que vous vous donniez des distractions, c'est l'essentiel. Je me demande ce qui peut te rester après avoir prêté cinquante francs à L. pas lourd sans doute et voilà que ce foutu Del. dont je te parlais hier ne sera à Paris que lundi ou mardi. Pour la seconde fois vieille dabesse, j'ai les clefs que je remettrai au porteur de la lettre. Autre commission : donne- moi par retour l'adresse de Louisa, dis-lui que monsieur Callemien à qui j'ai parlé d'elle ira prochainement à Paris et serait heureux de lui rendre visite. N'oublie pas non plus ma recette pour les gravures piquées ! Zul ! 

Non, (je réponds à ta question) je n'ai pas eu la moindre violence et j'étais absolument frais ayant été d'autant plus réservé que j'étais à la droite de monsieur B. et que je devais le reconduire, ce qui est ici, dans la nuit noire, une mission de confiance. Je ne dis pas que ceux dont je t'ai parlé étaient à jeun... C'est précisément ce qui m'a donné occasion de pénétrer les choses secrètes et de deviner ce qu'on prenait grand soin d'ordinaire à me cacher sous des sourires. Mais tout cela est déjà de l'histoire ancienne. J'ai fait mon lit depuis et j'y dors bien, et tout est pour le mieux : quant aux conseils que tu me donnes, je les mets en pratique "combinés". 

Si je suis ta lettre je m'aperçois que tu es parfaitement mondaine en mon absence – la Mascottre ! Georges Petit ! Mazette ! On se fait de la (?) dans le vallon ! Tu as raison, va, distrais-toi, mais, sacrebleu, pense constamment à moi, tu sais. N'oublie jamais que je suis le vieux poulet au coeur tendre qui souffre pour un rien et qui a déjà plus que sa part d'amertumes. Je sentirais, par exemple que tu penses moins à moi que je ne pense à toi, que je perdrais les trois quarts de mon goût à la vie et il faut que j'en ai et pour vous et pour mon métier de sensitif. Dans huit jours sans faute la date est arrêtée maintenant, je retourne vers l'endroit où j'étais avec De Mot, à B. Le coin est tellement épatant dans sa destruction que j'en ai presque la nostalgie. T'ai-je dit que nous étions invités par les peintres du front français à exposer avec eux au Jeu de Paume (Tuileries). Si notre envoi arrive à temps, tu pourras aller voir quelques études de moi à cette exposition qui ouvre le 2 déc. Dans les commissions que je t'ai énumérées j'ai oublié de te prier de prendre aussi un bloc aquarelle du plus grand format, papier Wartman épais, comme celui que j'ai eu précédemment

Je ne puis terminer cette lettre sans dire un mot pour Tchamanou, ma pensée sans cesse rode autour de sa chère tête et cependant je ne sais que lui dire. faute d'idées je vais lui faire un "crain" plein de mes baisers. 

Un train dessiné

Pour toi ma chère femme bien aimée, mes plus tendres caresses. 

Fernand 

Sais-tu que je repense avec dépit que nous aurions pu réussir... il suffisait d'une fois de plus peut-être et je n'aurais pas connu l'ennui des alliés... quel égoïste, dis ? Mais "Les regrets ne servent point, surtout quand on les fait de loin"....

 

12 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Mon cher petit Loup, 

Quelle bonne longue lettre ce matin ! Pleine de détails, de choses de ta vie, de votre vie. Quand je lis une lettre comme cela, il me semble que je vous vois, que je vous entends, tous mes sens, sauf un, hélas, se régalent et ça me met du baume au cœur. 

Je crois que mon envoyé sera chez toi mercredi matin vers onze heures. Il te remettra une lettre, les clefs et des dessins. Les dessins tu les feras parvenir à Loumaye. ouf ! Je suis bien satisfait d'en avoir fini avec ces illustrations. C'était comme une épine que j'avais au pied. C'est un joli cadeau que je lui fais. Mais à propos de cadeau, je n'ai pas encore écrit à madame Morin, décidément je joue de muflerie avec cette brave dame et j'en suis absolument confus. As-tu écrit toi, ou as-tu fait visite ? Si tu n'avais fait ni l'un ni l'autre, dépêche-toi... il semble me souvenir que c'était dans tes intentions mais de le coupe aux lèvres... 

Mon atelier devient de plus en plus mondain, il ne désemplit pas... Mais je crois t'avoir dit hier qu'on gratinait... ce qui me prend du temps et me force à veiller. J'ai reçu une nouvelle invitation ce matin pour le front, fin de semaine je file donc et une bonne huitaine peut-être d'avantage, tout cela dépendra du temps qui je l'espère continuera à être printanier 

Entre mes quatre murs, je n'ai guère de nouvelles bien sensationnelles à te donner, ma chérie. Mes pensées, pleines de vous deux, auraient peut-être quelque intérêt, mais ce serait des redites et je sais que tu détestes parler ou entendre parler sentiments. Cependant j'ai beaucoup apprécié la fin de ta lettre où tu me dis que tu m'aimes solidement. Ça, c'est un mot de toi, franc et entier. Je l'inscris parmi les plaisirs que tu m'as donnés. 

Oui tu pourrais (c'est un coq à l'âne) offrir un dessin à Robbe, mais si tu le fais, donne le encadré. Car mes pauvres dessins faits sur des feuilles amochées, mal coupées, ont bien triste figure sans cadre. Au besoin tu pourrais, avec l'avance que je t'envoie faire faire cinq ou six cadres pour les principaux dessins rehaussés. Il ne faut pas perdre de vue la vente, mais ne pas viser Demettre maintenant. À mon prochain retour j'irai le voir et m'arrangerai pour avoir un lot plus important. 

Et notre TchamanTloup ? pense-t-il à son papa ? Me réclame-t-il quelquefois ? Ce qu'il aimait jouer avec moi ! Lui fais-tu des séances comme je lui en donnais ? Tu sais, sans faute, fin décembre, si j'ai un congé, nous confectionnerons avec soin une petite sœur à cet asticot. Ce serait bête d'attendre plus longtemps. 

Je vous mange tous deux de baisers et de caresses. 

Fernand qui vous aime. 

15 novembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma chère petite femme,

j'ai remis aujourd'hui à Delhaye une lettre pour toi contenant trois cents francs, les clefs et une série de dessins destinés à Loumaye. Tu voudras bien les déposer chez sa pipelette. En même temps que ces dessins j'ai, pour rendre service à un ami, compté que tu voudrais bien te déranger et porter son petit colis chez l'éditeur Payot. Sans doute quand cette lettre t'arrivera seras-tu déjà en possession de tout cet envoi et auras-tu commencé aussi les quelques courses que je t'ai prié de faire. Une chose m'embête, c'est que tu vas en attraper là pour une centaine de francs et que je ne puis t'en envoyer que trois cents, n'ayant rien touché des autres travaux vendus ou en cours. J'ai de bonnes raisons de croire qu'il me sera possible de revenir t'embrasser vers fin décembre, dans un mois et demi :  alors je serai (?) si tu pouvais tenir jusque là... mais voilà le pourras-tu ? 

Je suis dans une bonne période. Je travaille sans trop de tourments et je me propose de profiter de cette veine pour entamer une grande toile... adieu cheval et autres sports... la peinture, voilà la maîtresse de mon temps et de ma vie. J'aurais beau essayer d'en secouer le joug, elle m'a mordu et tient bon. Je cois t'avoir dit mon sujet "un air de pays" : dans une batterie près d'une pièce abritée les hommes écoutent avec du vague à l'âme un accordéoniste qui évoque le pays inaccessible. Je pense que le sujet est bon et mon esquisse que je viens de sortir après l'avoir mijotée trois mois me parait heureuse. Je n'attends plus que mon kilomètre de toile qu'on camarade va me céder et les couleurs que tu voudras bien faire porter à l'adresse que te donnera Delhaye. 

Deux jours sans lettre ! Mes amis reçoivent chaque jour une longue lettre de leur femme. Leur joie n'a d'égale que ma déception quand je les regarde lire. Et cependant mes lettres sont pleines de votre amour. Enfin pourquoi ressasserai-je une tristesse qui date de si longtemps. Elle se complique ici de la comparaison...voilà tout. J'espère que la santé de Tchamanou est toujours aussi bonne. Je me fais une joie de regarder cette belle photo où il est heureux à plein gosier avec son ballon dans ses bras. Et toi chère petite comment vas-tu ? Pour ma part je me porte bien, mon rhume petit à petit m'a quitté et le temps étant superbe je me sens guilleret comme un convalescent au printemps. Je t'embrasse de tout mon cœur aimant. Je bize avec le même bonheur les grosses balles de Ptitloup. 

F Allard L'olivier 

Amitiés à Madurant à Jijme. 

17 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme

Tu as dû recevoir aujourd'hui même vendredi la visite de Delhaye et qui est plus important l'argent dont tu devais commencer à avoir besoin. je suis inquiet sur la façon dont vous vous arrangez pour la nourriture et le chauffage, pas de lésineries là-dessus. je veux qu vous soyez au chaud. Je ne devine que trop par la température d'ici ce qui doit en être à Paris. ici c'est l'hiver, le vent souffle des couteaux qui charcutent les oreilles ; demain nous aurons de la neige, ce qui je l'espère atténuera un peu les exploits des avions Boches qui depuis quelques nuits sont plus remuants qu'on ne le souhaiterait. Rien au courrier aujourd'hui, hier non plus. Il fait froid et triste et j'ai besoin de changer d'air. : je suis presque heureux de partir demain au front pour une quinzaine. et cependant j'ai changé de chambre. J'en ai une plus spacieuse, mieux éclairée, face à la mer en plein nord. Je guignais cette chambre depuis mon arrivée ici et cet après-midi j'ai eu la nette impression que je ne la garderais pas longtemps. Si comme je le pense, je ne réussis pas à la tenir par une démarche, je me demande bien où je vais aller percher... Ce sont les hasards de la guerre et si je n'ai que des ennuis comme ceux-là, je peux me féliciter. En attendant, je retarde toujours à m'acheter un système de chauffage et je gèle positivement malgré toute la chaleur que je mets en chaque chose. J'ai écrit à Georges et j'espère qu'il pourra me dire où il perche. je te répète encore que Marg a tort de se faire de la mousse, malgré que son unité n'est pas la mienne, tu pourrais t'en faire à plus de titres qu'elle, et je t'engage à ne pas "t'en faire". je ne suis pas à plaindre. Tu pourrais lui couler ça en douceur. Son mari est sergent-major et ses attributions ne lui font courir que des risques accidentels comme à tous ceux qui ne vont pas aux attaques et vivent dans la zone des armées. Robert sera plutôt à plaindre, lui, instruction et probablement "mille pattes", ce sera peu séduisant. 

Comment trouves-tu les dessins de Loumaye ? Figure-toi que m'y étant attaché j'en ai fait trois un soir de cinq heures à minuit, il est vrai que le lendemain me ressentant de la fatigue de la veille, j'ai cochonné une figure que j'ai eu toutes les peines du monde à remettre d'aplomb. 

C'est décidé nous exposons à Paris et j'étais membre du jury qui sélectionne les œuvres du front Belge pour cette exposition (1er décembre, Jeu de Paume, Tuileries). je me suis récusé et tu comprendras qu'étant indépendant de nature, j'aie quelque répugnance à ce rôle, malgré qu'il soit honorable. Je sais de mes compères révolutionnaires à tous crins qui vont se faire gendarmes à cette occasion... 

J'arrive au bout de ces vagues bavardages  n'ayant pas encore frôlé ce qui me tient le plus à cœur. Tchamanou Loup ! Comment va-t-il ? je le vois dans vos promenades, la balle, bien rouge de froid et se laissant doucement traîner. Cher petit, comme je vais prendre plaisir à le revoir et toi donc, méchante femme. Les permissions amollissent décidément. j'étais plus fringant et plus ferme avant le 15 oct. je vous embrasse comme je vous aime, passionnément. 

Fernand

 

21 novembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Deux mots vivement avant d'aller me coucher. Je crève littéralement de fatigue et de sommeil. Je suis au front depuis dimanche et nous sommes mardi. Dès mon arrivée je me suis mis à travailler et n'ai pas eu une minute de répit. Si les soirées sont longues, elles sont fortement occupées par mes hôtes qui sont charmants. Si tu as la curiosité de savoir où je suis rappelle-toi d'où je t'écrivais avant mon retour en permission. Je ne suis pas bien loin de là, et les communiqués, assez peu variés de notre front renseignent tantôt celui-ci tantôt celui-là de ces deux coins assez agités. Pour l'instant c'est calme. Le brouillard est dense et il n'y a pas lieu de s'en faire pour moi. Ma cagna est d'un autre style, ici mon lit est perché. C'est un hamac rempli de paille d'où je défie la gente ratière. Pour m''installer dans le perchoir c'est toute une complication d'équilibre plus ou moins instable et hier j'ai dégringolé  de mon étage avec fracas, armes et bagages... On aurait pu croire à une attaque nocturne. 

J'ai fait connaissance d'un homme exquis. érudit et brave ; c'est le fils du bourgmestre de Bruxelles, le cousin de mon ami De Mot que tu connais. J'ai grimpé dans son observatoire aujourd'hui et je te garantis que j'étais fier de serrer la main d'un homme de cette trempe. Si la guerre a mille mauvais côtés, elle en offre cependant de temps en temps un bon et parmi ceux-ci de rencontrer certains hommes dont la belle nature s"épanouit en relief. Et toi petite femme . Sais-tu que je suis parti un peu triste d'être sans lettre et d'avoir la perspective d'en être privé pendant mon séjour ici ? J'espère que tu vas te rattraper et me donner une bonne liasse de lettres à mon retour. 

J'ai lu avec plaisir cet hommage de monsieur Ponchelez. Ce n'est pas mal. Cela fait le deuxième poème greffé sur un dessin fait pour un poème. Chacun voudrait rivaliser dirait-on avec Verhaeren mais entre nous, eux et moi sommes restés bien en dessous de l'inspiration. 

Je crains fort qu'à mon retour je ne trouve ma belle chambre occupée. Il en était fortement question avant mon départ. Je me suis démené et voilà que l'espoir que j'avais de la garder s'écroule dans les "on-dit", dont j'ai des échos. tant pis ! C'est la guerre. C'est fameux ce que tu me dis de Tchamanou : dix-neuf kilos ! Quel costau ! Quelle veine avec cet enfant. Embrasse-le avec rage et dis-lui que papa poilu kaki ne tardera plus trop à rentrer, dans six semaines peut-être. Que dirais-tu que je vienne passer la NOël près de vous ? 

Je vous aime bien, mes chéris. Je pense constamment à vous et vous embrasse de toute la longueur de mes pensées et de toute la force de mon cœur. 

Fernand 

28 novembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma chère petite Juliette 

Je suis rentré hier, et je suis dans l'ennui jusque là. Ma chambre, avec son éclairage, cette chambre qui faisait toute ma joie de peintre m'est enlevée. Demain au soir j'aurai décampé et à l'heure qu'il est j'ignore encore où sera mon nouveau gite. Cette après-midi s'est passée en courses, en visites de réquisitions et rien. Nous sommes deux dans ce cas et nous marronnons comme tu le penses d'avoir été imprévoyants par trop de confiance dans les dires de notre chef H ; Celui-ci est aussi embêté que nous et ce n'est pas peu dire. Autre mauvaise nouvelle : j'entends dire que dorénavant aucune permission ne sera accordée entre trois mois de présence au front. Ainsi donc il me faudrait attendre jusqu'au 15 janvier pour vous revoir. je me faisais une joie d'aller vous embrasser pour Noël. par contre de trouver trois bonnes lettres m'a fait un plaisir qui compense beaucoup dans ma philosophique balance de soldat. J'ai dévoré vos nouvelles dont j'étais privé depuis dix longs jours. Tu as bien fait d'acheter le "crain" à Tchamant : cependant j'aurais tant aimé l'émerveiller moi-même ! Donne lui le respect des choses et maintenant qu'il a plus de raison commence à le gronder quand il casse pour casser. D'éveiller son admiration lui donnera des idées et de lui faire respecter ses admirables propriétés ajoutera à leur prix. 

Deux lettres de Loumaye, enthousiastes au sujet des dessins : tu ne me dis pas trop ce que tu en penses. Sais-tu que je n'ai pas encore trouvé le temps d'écrire à ce monsieur Ponchelez : il doit me trouver saumâtre, heureusement qu'étant militaire j'ai de bonnes excuses à lui servir. Je rapporte de mon séjour dans les lignes une série de dessins et d'aquarelles dont je suis assez satisfait. J'en ai vendu une petite partie, mais ne serai payé que petit à petit. 

J'entends dire que les Roumains attrapent des piles fameuses, si nous devons refaire à rebrousse poils le chemin parcouru jusqu'ici par les Boches, nous en avons encore pour cinq ou six ans. Les bruits les plus divers et les plus faux d'ailleurs circulent sur la durée de la guerre : faiblement certains disent trois ans,  d'autres prétendent que dans quelques mois tout sera terminé.  Pour ma part, je n'ai aucune idée de choix mais je m'effraye déjà d'une solution telle que notre Tchamanou ne revoie la terrible valse dans vingt ans. Si les papas, si les mamans plutôt avaient la connaissance exacte, par l'expérience d'un bombardement un peu sérieux, que de souhaits, que de prières elles adresseraient pour que leur fils ne voie plus cela.... et il suffit peut-être pour l'instant d'un effort sérieux pour qu'il en soit ainsi. Si j'avais les connaissances nécessaires, je ne balancerais pas un instant pour coopérer effectivement à cet effort. Je suis par instant un peu honteux du privilège dont je jouis, et dont je devrais être fier, puisqu'en fait, ce n'est ni ma naissance, ni ma fortune qui me le donne, mais plutôt ma valeur propre. Il sera dit que je ne profiterai jamais de rien d'heureux sans un mélange de regrets et d'amertume. 

Je viens de voir une facture de 3.95 acquittée de chez Sennelier, je suppose que ce sont des couleurs qui n'étaient pas en magasin quand tu as fait l'achat. Je n'ai pas encore vu Delhaye, il se coule douce et j'entends que sa réception sera plutôt fraîche quand il rentrera. 

J'avais écrit à Georges Fossoul, il a négligé jusqu'ici de me répondre. As-tu des nouvelles de sa femme ? Le temps est relativement bon et bien que je sois tourné au nord et face à la mer, je n'ai pas encore éprouvé l'urgent besoin de me chauffer. J'ai fait un portrait à l'aquarelle dans ces conditions de froid et je te jure bien que le lieutenant (Chéron) a vu son père dans ses séances de pose. Marguerite Poutrain m'écrit. Elle voudrait avoir une photo de la Reine, comme celle que tu as ; peut-être ferais-tu bien de confier la meilleure des deux chez Kodak et d'en faire faire cinq ou six épreuves. Je m'arrangerai, en possédant une belle, pour obtenir la signature royale, ce qui serait pour nous un assez joli souvenir, ne trouves-tu pas ? 

Je t'embrasse de tout mon cœur, à plein bras, j'en fais autant au Tchamanou adoré. 

Fernand 

 

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Il semble que Fernand ait été à Paris, dans le cadre d'une mission imprévue, entre la date du 28 novembre 1916 et celle du 9 décembre 1916. (Peut-être en lien avec l'exposition des artistes du front au Jeu de Paume ? ) 

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9 décembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma bien chère femme, 

Après deux jours de voyage, d'attente dans les gares, je suis arrivé ici dans la déroute de mon déménagement et rien, ni les ennuis qui occupent l'attention ni les distractions que donnent la compagnie agréable des camarades n'a pu chasser la morne tristesse de mon départ. Comme cette séparation a été cruelle et comme j'en sens encore le froid. Chère petite femme ! jamais je ne t'ai tant aimé jamais mon esprit n'a été si occupé de ton unique pensée. Je dis unique car toi et Nounou je vous confonds dans la même tendresse, dans le même culte et voilà que j'ai perdu par ma faute une paisible soirée entre vous deux. Cependant il faut être indulgente si j'ai été coupable, chère grand amie. J'ai par moments des pincements si douloureux des regrets si vifs d'être impuissant contre leurs attaques que je trouve une funeste quiétude à faire ce que j'ai fait. Et comme j'en suis honteux ensuite ! va ! ne me fais pas de reproches, viens comme tu l'as fait plutôt pour m'embrasser encore et dans ce geste je trouve à la fois une joie infinie, une assurance dans mon inquiétude d'amant et aussi si tu veux une leçon profitable. Je t'ai vu pleurer, petite femme ? Était-ce parce que je partais ? Était-ce parce que je t'avais fait quelque peine ?  Ces deux raisons sont plausibles et que ce soit l'une ou l'autre ou les deux, j'ai pleuré moi-même tout en me délectant de tes larmes. Oui je l'avoue j'ai senti pendant un court instant ce que nous étions l'un pour l'autre, infiniment unis et infiniment heureux de l'être et je me suis presque réjoui de sentir si à fond et ta peine et surtout la mienne. Oui la souffrance a quelquefois du bon et celle-ci par ses effets que je ressens encore comptera parmi les bonnes souffrances. Je t'ai dit que j'avais trouvé tout en pagaie en rentrant ici. Aucun objet ne manquait à l'appel cependant... Mais quel désordre ! presque autant que dans ma boule....Et que faire ? Se croiser les bras ... ce que j'ai fait en pensant à vous, chers aimés. Par exemple j'ai décacheté tes trois dernières lettres d'avant mon retour, dont une qui m'annonçait comment j'allais te trouver, c'est à dire en grand branle-bas d'installation. une chose m'ennuie, le peu qui te reste. Comment vas-tu faire pendant les deux ou trois jours dont j'ai besoin pour mes rentrées ? Avertis Lucien, pour ma part je vais m'occuper activement. Le déplorable D est maintenant recherché et va revenir encadré vraisemblablement.... Tu me comprends ? Et dans ces conditions que va devenir ce que tu lui as confié pour moi ? je manque de matériel, de couleurs et de tout. Pourrais-tu me faire parvenir l'Opinion wallonne (https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27Opinion_wallonne) où il est question de l'incendie Bara dans la rubrique Tournai ? Cela intéresse Horlait dont la famille a de l'argent dans cette affaire et qui a paru fort contrarié de la nouvelle. J'ai trouvé ma chérie le petit colis contenant mes chemises, l'affreux bilboquet et tes gâteries. Les chocolats auxquels j'ai touché sont délicieux encore : tu es un trésor et tu le seras plus encore en m'écrivant de la main émue que tu m'as donnée à mon départ. Je t'aime de toutes mes forces, comme Tchamanou. Embrasse le autant que je l'aurais fait si je n'avais sottement passé ma dernière journée à Paris à je ne sais quelles stupidités. 

Je t'embrasse passionnément 

Fernand 

 

11 décembre 1916

De Fernand à Juliette

Chère petite femme, 

Un jour de plus sans lettre. Je suis si impatient de recevoir de vos nouvelles que j'oublie combien les courriers sont longs entre Paris et ici et que j'oublie surtout que s'il y a des reproches à faire je peux commencer par moi. Je suis arrivé ici jeudi soir, nous sommes lundi et c'est ma troisième lettre seulement (dont une que j'ai brûlée hier). J'ai des excuses ma chérie. J'étais cafardeux, bourbeux, sans autre pensée que des regrets pour ma sotte dernière journée près de vous et plutôt que de t'écrire noir, j'ai préféré m'abstenir... Il est vrai que quand je suis ainsi, rien ne vient et que la lassitude me prend avant d'avoir commencé quoi que ce soit. Il a bien fallu cependant que je m'occupe de mon aménagement. Il y avait des trous au plancher, des trous aux fenêtres, le vent se promenait chez moi comme chez lui et j'ai dû mettre tout cela au pas. Mon installation est faite et me rappelle par son aspect décousu les bazars algériens que je confectionnais si bien avenue du Maine. Te souviens-tu ? j'ai un divan, ma chère, ayant fait sauter les bois de lit qui donnaient à mon atelier un aspect hôtel tout à fait déplaisant. J'ai aussi un poêle minuscule bien en proportion pour user les 600 grammes de charbon auxquels on a droit et qu'on ne touche jamais. Je vais avoir aussi à ma fenêtre à petits carreaux des rideaux rose gilet du meilleur effet. Je te ferai une aquarelle de tous ces trésors un jour de flemme. T'ai-je dit qu'Horlait était en mission ? Il se proposait de demander ma permission pour le 20 décembre et je me demande comment les choses s'arrangeront maintenant qu'il n'est plus là. J'espère encore sur la bonne camaraderie corporative qui semble reprendre à mon propos. 

J'ai le gros gros ennui d'être encore sans argent, personne ne me paie, j'ai réclamé à l'un de mes clients qui me promet un acompte pour le 20 et c'était le seul à qui je pouvais sereinement réclamer sans me faire du tort. Que combiner ma pauvre petite ? Tu avais si peu à mon départ que je ne cesse de me tourmenter là-dessus. Parle de la chose à Lucien, réclame à Robert s'il le faut, nous ne pouvons pas plus qu'eux et si Lucien est gêné nous ne le sommes pas moins pour aller taper quelqu'un. L'idée que tu te trouves gênée d'argent  avec Nounou me file le cafard plus que tout... demain je tenterai une nouvelle demande. J'ai laissé à Paris l'adresse de Georges Fossoul, veux-tu me la faire parvenir ? 

Que dit Tchamanou du départ de son papa Céri ? Je ne peux te dire comme j'ai du remords à son sujet... Enfin ne parlons plus de cela. j'ai déjà copieusement payé ma faute et j'ai bonne idée que je n'y retomberai plus. Je n'en fais pas le serment, tu rirais vilaine femme. 

Delhaye est rentré et je tiens mon colis, il était temps, dépourvu ce couleurs je ne vois pas bien ce que je serais devenu. J'ai fait connaissance de quelques artistes de la Monnaie (https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Monnaie), soldats comme moi et je me fais le luxe d'avoir de la bonne musique au front. J'en étais sevré depuis trop longtemps... Il faudra, dès que la paix éclatera que nous prenions la résolution d'aller dans de bons théâtres et à de beaux concerts, rien de plus pernicieux pour le goût que les Barbès et autres Lamarck (N. B. : Référence probable au quartier de Paris, Montmartre, où les artistes de variété présentent leurs spectacles L'établissement La Fourmi, boulevard Barbès propose des spectacles de chants et des revues) : Zul ! 

Je vous embrasse tendrement mes chers amours, encore une fois sachez tous deux que vous êtes les bien aimés par dessus tout. 

Fernand 

Dès ce soir, lundi, ma correspondance redeviendra régulière. J'ai doublé le cap du silence et je sens que j'ai mille choses à vous dire. 

Mardi 12 décembre 1916

De Fernand à Juliette

Ma chère petite Juliette, 

Je commence à être fort inquiet : encore rien aujourd'hui ! Je me demande ce qui te passe en tête pour l'instant. Serais-tu à ce point sans indulgence pour moi ? je ne sais que penser. Serais-tu malade ou Tchamanou ? Je t'en prie donne moi vite quelques bonnes pages. Au ton de ta lettre, quoi que tu me dises mon cœur d'ami lira entre les lignes et sentira selon toi. 

Je me suis remis au travail d'arrache-pied, dans un mois c'est l'exposition de Londres. 15 jours plus tard la nôtre, ici, et si je veux faire bonne figure, tout en prenant une permission comme convenu je n'ai pas une minute à perdre malgré que mon bagage soit déjà assez conséquent. L'ennui c'est que les jours soient plus courts encore ici qu'à Paris, dirait-on. À trois heures et demi, c'est fini, il faut allumer. Il est vrai que le temps est plus que maussade, une fine pluie de neige tombe sans discontinuer et mon petit poêle devient de plus en plus l'excellent compagnon de ma solitude. Je dépose mon crayon pour t'écrire, il est onze heures. Ce soir encore je remettrai à demain ma correspondance en retard qui s'amoncelle. Morin, Loumaye, Gérard Dasselborne, Poutrain, Petit, qui sais-je encore ? Car Morin (https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Morin_(directeur_de_la_photographie)) m'a écrit, il fait du cinéma, le vieux Bourdon (?) des familles lui a cédé son appareil de sorte que le support sympathique de Gaumont tire sa petite carotte à la grande joie des chefs et des soldats. Il méritait bien cela, ce brave ami ! Meilleir lui a écrit, très impressionné par le passage d'un typhon, tu sais qu'ils sont terribles là-bas, cela ne l'empêche pas de se livrer à des plaisanteries, d'un goût douteux, à savoir de féliciter ce célibataire endurci de Morin pour son prochain mariage et des tas de choses dans ce genre. Comme tu vois ce n'est pas un typhon qui changera Meillier. Que vont dire les copains quand ils vont savoir que je suis allé à Paris sans le visiter ? Ce n'est vraiment pas chic, ne trouves-tu pas ? cependant je me promets bien de sortir encore moins à ma prochaine permission. 

Et toujours pas de galette ma chérie ! Comment tires-tu ton plan ? Je suis inquiet et le pire est que tu n'arriveras pas à me rassurer, à moins que Lucien... providentiellement ait touché. Tu peux toujours, je le sais, te faire livrer de chez les fournisseurs, mais ce n'est pas une solution.... Dire que des gens riches me doivent dans les mille balles et que je ne peux sans fausse honte aller leur réclamer ! J'enrage ! J'ai prié mon proprio de patienter quelques jours... C'est la guerre. Que penses-tu des Roumains, toi qui ne lis pas les journaux tu sais au moins j'espère que Bucarest est tombé et que les Grecs arment contre nous... C'est la Guerre éternelle à moins qu'elle ne finisse plus vite de ce fait, ce qui serait terrible, car nous paierions la casse. Depuis que nous vivons côte à côte Wagemans et moi, les choses vont de mieux en mieux, nous voisinons même et je crois que tout danger de querelle nouvelle est définitivement écarté. Si je ne les fuis pas, je ne les recherche pas non plus et ce nouvel état de choses me fait plaisir. 

J'embrasse mon Tchamanou de toutes mes forces de poilu kaki. pour toi, ma chère petite femme, ce sont mes rêves eux-mêmes qui t'envoient mes baisers et mes ardents hors-propos. Je t'embrasse longuement, méchante femme qui n'écris pas à son poulet. 

Fernand 

Le 13 décembre 1916

De Fernand à Juliette  

Ma chère petite femme,

Quel drôle de pistolet je fais : je reçois tes lettres et me voilà reparti dans la bonne humeur et le goût du travail. Hier encore ça n'allait pas. J'étais distrait, inquiet, pas à toucher avec des pincettes. décidément c'est à toi que revient de faire ma pluie et mon beau temps. Tu ne me dis rien de bien méchant au sujet de mes ... déboires... (l'ironie des mots !) à peine fais-tu un jeu de mots idiot. Comme ils le sont tous d'ailleurs et autant que celui qui précède. Oui ce regret reste parmi les autres, j'ai perdu par ma plus grande faute le temps de faire deux prières au moins à la meilleure des chapelles. Mais je te retiens, toi qui fais toujours la fine bouche, de me réclamer quand je suis parti... Je saurais à l'avenir me recommander de cette réclamation posthume. 

Je me demande en effet ce que cache cette idée qu'a Louisa de vendre des antiquités. Peut-être une manière de perdre de l'argent autant que Louis... Qui sait ? Delhaye est revenu avec mon colis et déjà reparti vers des ailleurs. Le malheureux a raconté une histoire fort embrouillée qui n'a pas pris et il est retourné purement et simplement à son unité. 

Petit Loup,(je suis ta lettre) peut bien dire que ça serait chic si papa revenait de temps en temps, j'ai bien peur que cela n'arrive plus souvent. on a radicalement supprimé les missions depuis l'affaire de D. et je ne puis plus compter que sur ma perm. On raconte que mes chances sont très aléatoires et je me fie à ma bonne étoile. J'ai fait une demande aujourd'hui et je saurai samedi si j'ai une chance de réussite. 

Ne t'inquiète pas pour le peigne et la brosse. J'ai acheté le premier de ces articles à Calais où je me suis trouvé en carafe au retour. Comme je te l'ai dit, pour le second j'use d'une brosse à habits toute neuve que j'ai trouvée. 

C'est bientôt que nous saurons si oui-z-ou non "le ciel a béni notre union". Écris-le moi bien vite...que non, afin que nous puissions recommencer avec plus de soin prochainement. 

Hier soir j'ai écrit un mot à l'ami Peltzer qui m'a acheté pour la somme que tu sais... Je porte la lettre et voilà bien ma chance en rentrant je trouve un mot de lui qui me donne rendez-vous pour lundi prochain, sans doute pour tout arranger. c'était bien la peine d'avoir tant hésité à lui écrire. 

Ainsi tu as été te GranMogoliser.(https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Grand_Mogol)Tu vas connaitre jusqu'au bout des extrémités digitales ton vieux répertoire de province. Je me souviens avoir joué un grand air du grand Mogol au piano... C'était joli mais bien rasant. 

Il est tard, j'ai passé cette soirée avec mes nouveaux copains les chanteurs. C'est exquis la bonne musique ainsi distillée, par petites doses, et du concentré, zul ! Il est arrivé un nouveau à la section. C'est extraordinaire ce que l'armée belge fournit de peintres de talent ! ce dernier venu est digne de toute attention pour quelque raison dont je te parlerai demain. 

Je vous embrasse tous deux comme je vous aime, follement. 

Fernand

Le 13 décembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

J'ai dans le dos deux esclaves qui frottent et nettoient mon atelier. J'en profite pour t'écrire ne l'ayant pas fait hier soir et pour cause ; d'un bloc j'ai épuré toute ma correspondance en retard, j'ai même félicité  Colleye (??) pour la naissance de sa fille France. Il me reste encore Gérard ( N.B. : Gérard-Gailly, son ami d'enfance : https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89mile_G%C3%A9rard-Gailly), mais vraisemblablement je ferai comme lui et le remettrai aux calendes grecques. Quant à Berbloque...Aujourd'hui même le F.F. fourrier remet ma demande de perm au grand manitou, à midi je serai fixé. En cas où je ne reviendrais pas pour assister à l'ouverture (prétexte) de l'exposition, ce serait pour le 15 janvier au plus tard. 

Ta petite lettre d'hier m'a comblé de joies. Je t'avais dit que mon cœur lirait entre les lignes, il est satisfait et ta façon de m'appeler grand fou me plait assez, elle exprime la vérité car je suis littéralement toqué de vous deux. Mes esclaves me donnent des distractions et je ne sais plus où j'en suis. Je crains ces nettoyeurs comme la peste, cela salit mes papier, fait des doigts sur mes pauvres peintures : où est le temps où dans les mêmes conditions je laissais six mois la poussière en paix, il me faut maintenant en dehors du luxe courant celui de la propreté.  Où vais-je , mon dieu, vers les poils blancs à coup sûr. Déjà les rhumes se succèdent et j'en ai deux en ce moment un du nez, un de la poitrine qui me donnent une humeur de vieux célibataire. Je te disais que nous avions un nouveau, on ne peut l'être plus, il a 20 ans, engagé volontaire en 14. Il a un joli talent et une rusticité qui lui vient en partie d'un long séjour parmi les piots. Il rote comme la mère Kerdranivat (?) et comme il fait froid, il vient roter près de mon feu. Sa tête est couverte de boutons et je pense aux Transatlantiques d'Abel Herman.( [sic] il s'agit de https://fr.wikipedia.org/wiki/Abel_Hermant, qui écrivit en 1897, Les Transatlantiques). Il pense sainement, brutalement et je le souffre mieux que tous autres confrères plus intellectuels. Tu rirais de nos conversations. Au fond il me fait de la peine tant il est égaré parmi nous, sans argent et sans ressources pour l'avenir. Je sais qu'il aurait été cruel qu'il reste là où il était mais quels bénéfices pour son art ! Ici il me pourra que perdre, n'étant pas encore armé contre les compliments et les critiques des acheteurs. Combien est délicate la vie intellectuelle d'un artiste : on se demande comment sa santé peut subsister au milieu des embûches qui lui sont dressées à tout âge et par tous. 

je philosophe au lieu de t'embrasser. C'est cependant ce que j'ai de meilleur à faire et à dire parce que c'est ce que je sens le mieux. 

Je te quitte. Je vais reprendre le pinceau. 

Mille baisers les plus tendres, chers trésors de mon coeur. 

Fernand

Le 16 décembre 1916

De Fernand à Juliette 

Ma chère petite femme, 

Le fourrier qui a présenté ma demande au grand chef à propos de mon congé n'a rien pu obtenir de précis, de sorte que je suis encore dans l'inquiétude. M'est avis que cela s'arrange plutôt mal et que par suite d'abus commis par l'un et l'autre j'écoperai pour eux. cependant un camarade avec qui je suis revenu dernièrement et que tu connais, H., va faire une nouvelle demande pour moi en même temps que pour lui, aujourd'hui même. J'ai reçu hier réponse à la demande pressante que j'avais faite et j'expédie par l'intermédiaire de l'ami Wyseur (https://fr.wikipedia.org/wiki/Marcel_Wyseur)qui peut employer une voie plus rapide et sans frais, une somme de deux cents francs à ton adresse. C'est peu, mais c'est tout ce que j'ai pu obtenir pour l'instant, trois cents francs. J'en ai gardé cent pour moi, ayant forcément quelques dettes. 

J'ai eu une singulière surprise hier. Une réponse à la lettre que j'écrivais à Mr Ponchelez pour le remercier pour son poème. Il m'envoie son portrait et une vue de son bureau. C'est un homme d'âge et qui m'a l'air gratiné. On me dit que son fils, baron ou comte Ponchelez de la Boisserie est soldat belge et il se peut que je fasse sa connaissance aujourd'hui-même. Tu me ferais plaisir en me recopiant ce poème, sur lequel je ne puis remettre la main. je me souviens l'avoir donné en lecture à quelqu'un en étant au frontet, distrait, j'ai dû oublier de le remettre dans ma poche. 

Meunier rentre aujourd'hui et je compte aller le chercher à la gare. Quelle triste réception pour lui, il a quitté la corporation formée et presque unie. Aujourd'hui plus de mess, et plus de gite : je me demande la tête qu'il va faire. 

Je prépare activement mon exposition pour Londres. J'envoie cinq toiles ou aquarelles. On m'a fait l'envoi du catalogue de l'exposition de Madrid au palais del Retiro... palais royal. Les trois peintures "Il baño" "Desnudo" "Murcia" sont exposées. J'espère que tu comprends cet espagnol-là. 

Il fait un froid de canard et un subtil soleil clair et jeune de printemps éclaire nos beaux arbres givrés. En compagnie du poète Wyseur, je suis allé entendre dans un hôpital du front La Bohême de Puccini, jouée par les amis dont je t'ai déjà parlé. Le rôle de Mimi était tenu par une exquise jeune fille dont le talent est génial et qui chante comme un ange sans avoir jamais appris. Il est vrai que son père était une étoile de La Monnaie à Bruxelles. J'ai reçu confidence de ses fiançailles et j'ai fait connaissance de son fiancé, capitaine et portant un grand nom très connu à Paris. Ne va donc pas te mettre en tête que ma façon de parler d'elle voile un caprice. C'est une toute petite amie, dont je pourrais presque être le père. Et voilà, les petites nouvelles, qui par les temps qui courent ont bien l'air d'être des petits potins de la capitale, et cela doit t'intéresser médiocrement. N'ayant rien reçu de toi hier, j'espère bien être aujourd'hui servi doublement, je suis dans la constante soif de vos chères nouvelles. Sitôt ta lettre reçue, je pense à la suivante. Je t'aime mon petit loup chéri, j'adore notre Tchamanou. À vous deux, mes baisers multiples et tendres. 

Fernand 

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Plus de lettres jusqu'au 31 décembre. On peut supposer que Fernand a obtenu sa permission et a pu rentrer passer Noël à Paris, où il a appris que Juliette était enceinte. 

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31 décembre 1916

De Fernand à Juliette

 Ma chère petite femme, 

Toute la corporation s'est réunie chez Wyseur pour y manger le plat national en l'espèce du hareng saur avec des pommes de terre en robe de chambre, en l'honneur de la fin d'année. Ils sont tous en ce moment à "l'abreuvoir prolongé" et je les ai quittés pour passer cette dernière heure de l'année et les quelques minutes nouvelles de l'an neuf en votre société. C'est plus sobre et meilleur à tous points de vue. Ainsi demain je me remettrai au travail, l'esprit frais et le cœur heureux de vous avoir encore et déjà embrassés avant que la nuit soit faite. Il fait un temps délicieux, ma fenêtre est ouverte, je suis sans feu, et il me semble que nous sommes en fin d'été ou au printemps. Je m'étonnerais fort que la nuit s'achève sans une ou deux cartes de visite boches, le temps favorise tout à fait leur esprit des dates. 

Ma chère petite femme, mon cher petit Nou, je vous embrasse tous les deux de toutes mes forces en vous promettant de vous aimer plus encore l'année nouvelle et d'agir dans tous mes moyens pour vous le montrer. En dehors de cette promesse, je vous envoie les souhaits les plus chers qu'on puisse former. À toi petite femme chérie particulièrement je te souhaite ce que tu désires... une fille sans doute ? Allons... c'est accordé, je suis au mieux avec le bon dieu et il me souffle qu'elle sera au modèle de Tchamanou. Es-tu contente ? Ah je pense qu'il lui faut un berceau, des soins, du lait, et une petite robe et des langes et des couches... ? Veux-tu que nous collaborions pour cela ? Eh bien voici ce que tu vas faire. Tu vas faire venir mes grandes toiles de chez Robinot, tu vas les faire mettre coûte que coûte dans l'atelier. Quand ce sera fait, il est bien possible que je découvre l'AMATEUR. Oui, je vais te raconter cela. Peltzer sort de chez moi, il me dit qu'il passerait volontiers à mon atelier pour voir mes grandes toiles et notamment "Le Pied blessé". à son prochain passage via Mailly. C'est pressé par exemple et il faut que tu te renseignes chez Adler qui te donnera l'adresse exacte de Robinot.... l'ayant...tu lui écriras (à Robinot) de suite pour lui demander quand tu pourras faire enlever tout mon St frusquin par Bidel (Bidel se chargera du transport je pense, téléphone). Le prix du "Pied blessé' est fait, c'est deux mille balles qui rentrent si tu peux organiser cela rapidement. Ne trouves-tu pas que ça en vaut la peine ? C'est de quoi aller jusqu'à la paix sans trop se priver... et quel bon débarras... de la place pour une autre œuvre ... Cependant... Tant pis ! J'ai encore le fond, je crois d'en faire une et des meilleures avant d'aller paître les navets par la racine. 

J'ai entamé une grrrrrrande toile, mon joueur d'accordéon, ébauchée d'hier. Je me vois forcé de l'abandonner dès demain : on me demande de l'hôpital pour un rideau de théâtre, travail inintéressant au possible. Meunier et Bastien faisant l'esprit et moi la bête... le porteur  de bidons, le (? mot illisible) si tu aimes mieux. Et je le fais de bon cœur, va ! ne te tourmente pas sur mon caractère, il est meilleur qu'on vain peuple le pense. Toujours sans lettre : je suis inquiet de votre santé, voilà mon essentielle préoccupation. J'espère avoir demain de vos chères nouvelles. 

Je vous embrasse, mes chers, comme je vous aime, tendrement. 

Fernand