In Memoriam de J.M.Jadot (1933)
Revue sincère du 15 novembre 1933
In Memoriam de J.M. Jadot
– Allard L'Olivier est mort !
Du coin de notre salle à manger où elle reçoit la communication par téléphone, ma femme m'a jeté la nouvelle qui la poigne : "tombé à l'eau... le soir... à Yanonghe...du pont supérieur du remorqueur "Flandre".
Du fauteuil où je passe les heures humiliées d'une longue convalescence, je vois tout l'accident, dans sa brutalité et dans son injustice. Je songe que moi-même...Je me tais longuement...Je prie Celui qui est la beauté transcendante et que l'artiste poursuit, fût-ce sans Le nommer, d'une poursuite trop sincère, trop gratuite et trop pure pour n'être pas bénie et couronnée un jour, là-haut, dans l'Absolu.
Et bientôt je revois l'oeuvre entier du beau peintre, depuis cette toile brossée à la pointe de Pen-march, qui fut un tel départ, jusqu'à ses dernières compositions de grâce et de lumière, en passant par ses études montmartroises, réalistes et sombres et comme marquées au signe de tous les durs débuts, par son butin de guerre, par ses glanes bretonne et polonaise, sa moisson congolaise et son abondante production, au long des jours actifs, de portraitiste, d'illustrateur et de décorateur...Et je me dis qu'il faut que cet oeuvre lui survive ou qu'il survive en lui...
Mais tous ceux qui l'aimaient ont compris quel était désormais leur devoir. Et à peine le pitié des missionnaires de Yanonghe a-t-elle eu le temps de fleurir son tombeau que déjà nous voyons s'organiser le souvenir.
A Mons, le Bon Vouloir lui a consacré une cérémonie faite de recueillement, au cours de laquelle M.F. André, Président du Conseil provincial du Hainaut, prononça un discours émouvant dont on lira, plus loin, quelques passages.
A Tournai, c'est le Cercle Artistique qui, encouragé par les autorités, lui a fait le délicat hommage d'une rétrospective réduite à neuf œuvres des plus significatives, groupées autour de son portrait et fleuries comme un mausolée.
A Léopoldville, Olivier de Bouveignes a consacré à sa mémoire une plaquette délicate : Stèle à la splendeur meurtrie d'Allard L'Olivier et la bonne revue anthologique locale Cosmo-Kin lui a voué quelques excellentes pages.
Nous voici nous, à notre tour, tels que nous sommes, offrant à sa mémoire ce numéro d'hommage qui sera une des dernières manifestations de notre activité littéraire, coloniale et critique.
Et déjà nous pouvons annoncer les commémorations qui se préparent :
L'Exposition rétrospective, préparée par G.M. Stevens, qui s'ouvrira, début de Décembre au Cercle Artistique et l'offrande d'un médaillon, dû au bon sculpteur wallon Demanet, que l'Association des Écrivains et Artistes Coloniaux Belges se propose de faire à la ville de Tournai.
Et tout cela ne sera que la juste récompense d'une générosité qui n'avait pas d'égale, et le premier rayon de la gloire qui se lève, au front d'un créateur consciencieux et fervent.
Mort au front de E. Genval
L'émotion que provoqua la disparition tragique d'Allard L'Olivier, fut profondément ressentie en Belgique, dans le grand public qui avait appris à aimer ce peintre d'optimisme et de lumière ; chez les artistes unanimes, malgré les luttes d'école, à reconnaître son talent et sa puissance de création ; chez les coloniaux, heureux d'avoir connu ce grand garçon aimable, gai, causeur, plein d 'allant et interprète inspiré de la belle nature africaine ; chez ses amis enfin, qui vécurent près de lui et surent apprécier totalement son esprit charmant, son grand cœur, et son vrai talent.
D'autres fervents d'Allard L'Olivier diront éloquemment la place qu'il occupa dans l'Art belge ou plutôt dans l'Art tout court. je ne veux évoquer ici, dans ce numéro de La Revue Sincère, consacré exclusivement à mon pauvre ami, que quelques simples souvenirs.
Allard L'Olivier vivait à Paris avant la guerre. Il habitait là-haut,...la-haut, près du moulin de la Galette, patrie des peintres... et des chansonniers. Son atelier était le lieu de rendez-vous d'une jeunesse ardente...turbulente. Ne citons pas de nom.
Puis la guerre vint.
Engagé volontaire, Allard L'Olivier fut d'abord enrôlé dans une formation de "camouflage". Il passa ensuite à l'artillerie et lorsque la "section artistique" fut créée en 1916, au 2d bureau du G.Q.G. il en fit partie.
Ecrire l'histoire de la section artistique, c'est écrire une bonne page de l'histoire de la peinture belge de 1916 à 1918.
La section artistique réunissait en effet els noms de : Allard L'Olivier, Maurice Wagemans, Marc-Henri meunier, Huygens, Charles Houben, Jules Bergmans, James Thiriar, Cerf, Ceels, De Kat, Martens, Verddeghem et Paulus et Anspach... je cite au hasard de mes souvenirs et j'en passe peut-être.
Les généreux petits copains de Londres, de Paris, d'Amsterdam ont eu parfois pour les "peintres du front" de spirituelles rosseries.
Je ne sache pas qu'ils aient eu le froid courage d'installer en pleine zone de combat, ainsi que je l'ai vu faire par mon ami Allard L'Olivier, et par d'autres de la "section" un chevalet et un châssis....
Si nous possédons, dans nos musées, de larges fresques de la guerre 1914-1918, de larges fresques vécues, senties et peintes dans le frisson des obus, c'est aux peintres de la "section" que nous le devons, et ce faisant, ils ont doublement rempli le devoir du peintre et du soldat.
Je vois encore Allard L'Olivier dans son "atelier" du square Boncelle, à La Panne, boudant ses guêtres, entassant dans sa besace pinceaux, couleurs, châssis et chevalet pliant, coiffant son casque et me disant : "Je vais travailler".
Nous prenions le coup de l'étrier chez Teirlinck, et le peintre-soldat s'en allait, sourire et cigarette aux lèvres.
Il revenait huit jours, quinze jours après, la besace bourrée de dessins et d'esquisses, qu'il mettait au point dans le calme relatif de La Panne.
de cette époque déjà lointaine, parmi les œuvres nombreuses éparpillées dans les collections d'Europe et d'Amérique, je me souviens surtout de "Scènes de Guerre" acquise par le Gouvernement français ; de l'Eglise de Nieuwecapelle et du Soldat au Moustiquaire (collection de S.M. la Reine Elisabeth ; de la Tranchée à Boesinghe (collection de S.M. la reine d'Angleterre) ; du portrait de Madame Tack (Musée de l'Armée) ; du Chemin de la Victoire (Musée Moderne) etc..etc
La guerre terminée, Allard L'Olivier – dont la femme et les enfants étaient restés à Paris – décida de s'installer à Bruxelles.
Dès lors une vie de labeur calme et fécond commença pour l'artiste.
Entre ses voyages d'études et de documentation, aussi bien à son atelier de la rue du Marteau, que plus tard à celui de Stockel, Allard l'Olivier est à son chevalet dès 7 heures du matin : il peint, dévoré par le désir de saisir l'image de l'heure qui passe... oud 'extérioriser quelque vision intérieure.
A peine prend-il son repas, et déjà il retrouve sa palette et ses pinceaux.
La diversité et le nombre de ses œuvres firent que certains critiques accusèrent Allard L'Olivier de légèreté et de facilité.
Nul n'ignore ce qu'il y a de dédain dans ces mots d'apparence bénigne.
Quel leurs auteurs sachent donc qu'Allard L'Olivier possédait au plus haut point la discipline et la religion du travail, et qu'il professait ouvertement qu'en dehors de cette religion et de cette discipline il n'y a pas de vérité.
C'est grâce à ces principes, auxquels il n'a jamais failli, qu'il a pu mener à bien des travaux aussi considérables.
En 1926, rentrant d'un voyage au Congo, j'exprimai mon émerveillement à mon ami, et lui conseillai de tenter l'aventure.
L'exposition d'Anvers approchait, le Congo ne possédait pas encore "son" peintre.
Allard L'Olivier, avec sa palette brillante, son sens profond de la composition était – à mon avis – un des peintres belges les plus désignés pour fixer le visage du vrai Congo.
Il partit en 1928, par l'Egypte et Dar-es-Salaam.
Je le rencontrai un clair matin à Albertville.
Il venait de visiter le Kivu et les Territoires sous mandat. Il était plein d'enthousiasme et de foi.
Ensemble nous parcourûmes le Katanga, par terre et par eau... Chers souvenirs !
La première exposition qu'il organisa à Élisabethville en 1928 – exposition de dessins et de pochades – fut une sorte de triomphe ; le 72 numéros du catalogue furent enlevés en une heure. Tout ce que la capitale du Katanga comptait d'amateurs d'art se disputait littéralement les œuvres du peintre.
Je quittai Allard pour remonter vers le Nord, je ne le revis qu'en Belgique.
Les résultats de ce premier voyage au Congo sont connus. L'exposition de 1929 à la Galerie des Artistes Français, la participation d'Allard à l'exposition d'Anvers assirent définitivement la renommée de celui qu'on pouvait désormais considérer comme un maître.
Mais comme tant d'autres, Allard devait subir l'attrait mystérieux des régions tropicales.
En 1930, déjà, il aspirait à retrourner là-bas.
Nous avions formé Isi Collin, Allard et moi le projet d'une expédition d'où sortiraient un livre, une exposition de peinture et un film.
Isi Collin mourut au lendemain de notre projet ; la "crise" ne me permit pas de partir. en novembre dernier, je conduisis mon ami Allard au bateau à Anvers.
Il partait seul, fervent et enthousiaste, comme toujours.
Je ne devais plus le revoir.
"Cher ami, m'écrivait-il, je sens que je possède enfin la lumière de ce pays. Longtemps j'ai douté, mais je suis rassuré à présent. Je travaille avec joie et allégresse. je suis content de mon travail."
Son voyage s'était accompli sans incident notoire. le 9 juin au matin, il s'embarquait à Stanleyville sur un remorqueur : à 8h20 du soir, alors que le bateau était à la rive, un accident inexplicable nous le ravit !
Pauvre ami !
Tu avais bien raison de m'écrire : " Je possède enfin la lumière du Congo."
Cette phrase pourrait paraître présomptueuse à des oreilles profanes ou simplement sceptiques.
Pour moi, qui la connais, cette lumière, je l'ai retrouvée vivante, intense, merveilleusement fixée dans la centaine d'esquisses qui revinrent à ton atelier... après la catastrophe.
oui, tu l'avais conquise, la lumière du Congo ; elle était à toi et tu pouvais être fier de ta victoire.
Tu dors à présent là-bas, dans le petit cimetière, non loin de la mission, sur cette rive de Yanonghé, que je connais si bien.
En fermant les yeux, je vois le tertre fleuri sous lequel tu reposes.
Dors mon ami, l'éternel sommeil de ceux qui ont bien rempli leur vie.
Cent fois tu l'avais risquée là-bas, sur l'Yser, pendant les années de lutte...
Le destin avait refusé ton offrande.
Tu succombes dans l'accomplissement d'une autre tâche allègrement consentie.
Pour nous, coloniaux, tu es mort... au front.