Essai de FALO sur les Aniotos
Tous les textes cités sont bien évidemment à replacer dans le contexte de l'époque, et ne reflètent en aucun cas notre pensée. Ils sont reproduits tels qu'ils apparaissent dans les journaux ou dans les lettres de 1928 y compris pour l'orthographe, la syntaxe et le vocabulaire.
LETTRE ET "ESSAI" adressés à son fils André, datés du 12 mai 1933
Avakubi, Nia-Nia - Ituri
Mon cher garçon,
Je t'envoie inclus ce que je devais mettre noir sur blanc pour "dégager ma cervelle", comme dit Tonton Lucien.
Je te dédie ce petit papelard, fruit des journées si étranges, si anormales, dirais-je, que je viens de vivre. Avakubi est encore dans le sinistre territoire des Aniotos (En note : Il y a eu trente-cinq crimes rituels dans cette région depuis deux mois ! Je ne pense pas que cela en vaille la peine, cependant s'il était dans ton intention de publier cette étude, garde-t-en bien, c'est encore secret et cela pourrait faire du bazar à des gens sympathiques.) Mais ne crains rien, tu auras vu dans le Soir déjà que j'en étais éloigné, allant vers des contrées moins rudes.
Que ta sœur ne prenne pas ombrage de cette dédicace, je lui en ferai une à propos de ma visite au roi des Bakoubas, à moins que d'ici mon retour, je ne me sente encore envie de flirter avec mon ancien dada, la plume.
En P.S.: J'ai pu me procurer une griffe d'Anioto, une vraie... elle ira dans la vitrine de Maman.
Griffe d'Anioto
Avakubi, le 12 mai 1933
Anioto et Aniotos
Accompagné du Substitut Schoemaker (?), je me suis rendu à Wamba : des crimes rituels nombreux avaient été commis avec un luxe inouï d'horreurs dans cette région. Tous les crimes portant l'empreinte de l'Anioto, une vaste enquête est ouverte pour calmer les esprits en mettant hors d'état de nuire l'Anioto, c'est-à-dire la mystérieuse société secrète dont les pouvoirs sont d'autant plus étendus que la terreur fait des complices et quelquefois des prosélytes.
Au moment même du départ du Substitut chargé de l'enquête pour Stanleyville où il allait chercher pleins pouvoirs, un cadavre mutilé fut déposé devant sa porte. J'ai en main la photo de cette victime. Le corps est labouré de larges sillons, creusés par quatre, à intervalles réguliers. Ces sillons sont creusés par un instrument d'acier qui se tient entre les doigts de la main et qui peut, avec assez de vraisemblance, faire croire à la griffe du léopard.
Les anciens Aniotos se déguisaient d'ailleurs dans la peau des fauves et bondissaient sur leur victime, comme lui.
La tradition a peut-être évolué quant au port de ce vêtement, mais les meurtres et leurs instruments sont restés les mêmes.
La photo de ce cadavre porte en outre des coups de griffes profonds, des caractéristiques particulièrement horribles. La région du cou semble être dévorée, un œil pend sur les dents à nu, les lèvres étant absentes, l'autre œil a disparu pour des raisons rituelles, un élixir en est fait dans lequel les griffes du bourreau seront trempées, afin de mieux "voir" leur prochaine victime dans la nuit, et frapper juste. La langue est absente, arrachée puis mangée pour d'autres raisons rituelles.
On prétend que l'origine de cette recrudescence de l'"Anioto" vient d'un pont de lianes qui fut coupé voici quelques années, tandis qu'un capita le franchissait. Ce pont se trouvait entre Wamba et Avakubi au moment de la construction de la route. Des vengeances à la manière des vendettas corses furent alors exercées de clan à clan et donnèrent lieu à la folie meurtrière contagieuse qui sévit actuellement.
Dès mon arrivée à Wamba, ma chambre étant voisine de celle de M. Schoemaker, j'eus la désagréable sensation, au petit jour, de ne pas être en sécurité. Éveillé par des bruits insolites, je voyais dans le jour levant passer des ombres inquiétantes devant ma fenêtre entrouverte à l'air libre. Je me levai et découvris sur une civière rustique le corps horriblement mutilé d'une femme noire. Deux indigènes, l'un étant son fils, je l'ai su par la suite, venaient, porteurs de la victime, demander justice au blanc. Ainsi, ce cadavre transporté de la forêt proche arrivait juste à point en matière de bravade pour le retour du Substitut Schoemaker chargé de pleins pouvoirs d'enquête.
Le corps était couvert d'une natte, la tête découverte appuyée sur deux bras rongés, une main coupée, regardait le ciel d'un seul œil vitreux, l'autre étant enlevé suivant la coutume, la bouche ouverte tuméfiée laissait constater, malgré la purulence et les paquets de vers et de mouches, que la langue avait été arrachée. Le corps découvert ne laissait, dans son horreur, aucune place à la plus cruelle imagination : labouré de griffes profondes là où la peau était encore adhérente au corps, suintant de graisse là où les seins avaient été arrachés. Il est rare - et il faut pour cela que les bourreaux soient surpris ou inquiétés dans leur besogne - que les seins ne soient pas arrachés : ils servent en effet à l'alimentation de la femme ou de la fille de l'Anioto exécuteur qui devient ainsi mieux portante, plus amoureuse et, partant, plus féconde.
Discuter de ces pratiques avec les auteurs est peine perdue. On me racontait qu'un capita avait un jour menacé un de ses hommes de lui envoyer deux lions la nuit. Une coïncidence a voulu que ces lions viennent et permirent ainsi qu'une légende se créa : il devenait deux lions la nuit !
Comme ce capita était au demeurant un très brave homme estimé des blancs, l'un d'eux le mit en garde contre les conséquences malheureuses pour lui qu'une telle légende pouvait causer. Cet homme répondit tristement : "C'est malheureusement vrai : je deviens deux lions la nuit, que puis-je y faire ?" Cet absolu dans le mystère, cette force d'inertie contre la clarté, donne une idée de la puissance des ténèbres en Afrique et du parti qu'en peuvent tirer quelques gredins.
Je me suis rendu à la prison de Wamba où une chaîne de trente prisonniers environ était prévenue de sorcellerie "anioto".
Voici, me dit-on, un homme en aveu, il a trente cadavres environ sur la conscience ; celle-ci devait être légère, car cet indigène me regardait avec un intérêt un peu inquiet peut-être, mais avec bonasserie. Plus loin je voyais un être petit, vieux, insexué, longs cheveux d'un roux sale, le corps amenuisé et ridé : homme ? femme ? "C'est un vieil homme, me dit-on, c'est l'âme damnée du chef que voici. Ces deux hommes, avec d'autres encore recherchés, décident des meurtres aniotos. Leur décision est sans appel." Je considérai longtemps ce chef, ancien chef "médaillé". Contrairement à son complice qui regarde candidement, celui-ci détourne sa tête asymétrique, son regard est fuyant. Tandis que je le peignais, pas une fois je n'eus ses yeux dans les miens.
Plus loin se trouvait sa fille, grande, belle, poitrine érigée, son regard est provoquant. Son mari, cause de la nouvelle terreur anioto, est incarcéré à Stanleyville. Elle reconnaît avoir mangé la poitrine d'une victime, sinon de deux. Elle a vingt-quatre ans et regarde d'une œil attentif son père qu'on emporte au cachot, pieds et mains étroitement enferrés et qui hurle . Que pense-t-elle ? A-t-elle un cœur ? Est-elle une sorte de macabre héroïne qui, fièrement, mange le foie de son ennemie ? Quels mystères planent encore sur cette belle Afrique ? Quels drames insoupçonnés ? Cette pirogue glissant la nuit parmi les crocodiles attentifs, où va-t-elle ? Les hommes qui la montent ne peuvent se montrer au jour. Ce sont des Aniotos. Leur corps a été formé aux combats secrets, ils se sont, très jeunes, entraînés aux souffrances. C'est un sport. Depuis, ils se sont affiliés, soit par crainte, soit par goût, à la secte secrète. Le conseil du chef et des sorciers le désigne avec d'autres ; il ira tuer dans le clan voisin, à cinquante, cent kilomètres de là et n'importe qui, généralement un isolé pris par surprise. Dès lors, ils vivent misérablement, se cachant le jour, vivant dans les arbres, se nourrissant de racines, et ils vont, dans la foi mauvaise qui leur est transmise, parmi tous les dangers, celui des ennemis terrorisés, celui du léopard qui guette et surtout celui du Boula qui veille et le poursuit et lui mettra un jour ou l'autre la corde vengeresse au cou.
Étudiant ces monstres du crime, alors qu'ils se disputaient leur pitance (quelques bananes) dans cette triste cour de prison, j'oubliais un peu leurs forfaits dont l'un d'eux cependant me bouleverse encore quand j'évoque sa terrible vision. Je me demandais si, après tout, ces gens pouvaient être châtiés suivant notre justice européenne. Connaît-on leurs lois secrètes ? Sait-on si la terreur qu'ils emploient n'est pas aussi sympathique que m'est apparue celle de France en 89 ou la grande, toute récente, de Russie, à des Européens qui, d'autre part, témoignent d'une haute intellectualité ou d'un cœur attendri ?
Dans deux mois, la plupart de ceux que j'ai vus auront un collier de chanvre et ce serait justice s'il faut considérer celle-ci comme une vengeance et non comme un palliatif à de futurs méfaits. On pendra ici, mais là-bas, dans les pistes sauvages, qui sont tracées dans l'obscurité des forêts encore vierges de blancs, saura-t-on que d'être anioto est un crime ? Ne nous a-t-on pas parlé comme étant un héros de ce général romain qui fit mourir son fils coupable d'une peccadille dans les rangs disciplinés de la république ? La loi était de fer, celle des aniotos l'est aussi. Que faire ? Faut-il dire que la coutume protectrice disparaisse au détriment de la société, faut-il que la pitié s'exerce au bénéfice de ce transgresseur des lois, de cet "anarchiste" ? Ou faut-il que la loi demeure, fût-elle horrible et meurtrière, selon la coutume ?
À mon cher fils, ce petit essai d'Afrique
Le sorcier Anioto.