Mars 1933–Juin 1933

Tous les textes cités sont bien évidemment à replacer dans le contexte de l'époque, et ne reflètent en aucun cas notre pensée. Ils sont reproduits tels qu'ils apparaissent dans les journaux ou dans les lettres de 1932/1933 y compris pour l'orthographe, la syntaxe et le vocabulaire. 

 

Élisabethville, le ler mars 1933 (actuellement Lubumbashi), à sa femme 

Chère petite femme,

Je t'écris par avion. Dans dix jours tu auras cette lettre, bien avant les précédentes sans doute. Elles te diront tout le plaisir que j'ai eu au nombreux courrier qui m'attendait ici. Celle-ci ne sera pas longue : je prépare activement mon exposition (97 numéros) et mon temps, déjà court, est rongé par tous les gens qui m'invitent et que je ne puis me mettre à dos. Ma santé est toujours bonne et je l'emploie dans son maximum pour toutes choses utiles. Heenen vient chaque matin faire une petite visite à la jolie maison que j'occupe avec mon boy. Je prends mes repas du midi au restaurant avec Cloquet et chaque soir est pris par l'un ou l'autre avec ou sans smoking.  J'ai vendu hier cinq ou six nouvelles pochades : j'ai bon espoir que ce ne sera qu'un début de mes ventes à É'ville. Je resterai ici encore cinq ou six jours, le temps de clôturer mes comptes, de mettre de l'ordre dans mes affaires, de t'expédier deux colis assez précieux (dons de Lukengo) et aussi de faire une conférence qui m'est demandée au Cercle. Si je trouve des moyens de transport, je serai fin du mois à Usumbura. Encore une fois, ne m'écrire qu'aux grandes stations, Usumbura, Bukavu, Stanleyville, Coquillhatville, Kinshasa et Matadi. 

J'ai reçu une pressante invitation à exposer à Bukavu du 24 au 28 mai. Impossible de refuser. Je vais essayer d'arranger les bidons pour traiter cette affaire et me mettre aussi peu que possible en retard sur la date du retour impossible toutefois avant la mi-juillet.  

Quand on est au Congo, il faut philosopher et prendre en patience la pénurie des moyens de transports et les exigences coloniales. Si c'est long pour vous, je sens que cela le devient terriblement pour moi. Merci aux jeunes gens pour leurs bonnes lettres. Dès que je serai libéré de mes servitudes mondaines (vive la brousse) il me sera possible de donner par mes lettres satisfaction à chacun. Cette lettre est un brevet de bonne santé, rien de plus, excuse-moi et reçois pour toi et les enfants les meilleures tendresses de ton grand bonhomme qui t'affectionne tendrement. merci à James et à Lucie pour leur lettre d'Éville. J'écris deux mots à mère par le même avion. Encore de longs baisers. 

Fernand 

É'ville le 1er mars 1933, à sa mère, notée "8ème lettre !! "reçue le 18 mars

Chère petite mère,

Je me hâte pour t'écrire. Deux mots que tu recevras vers le onze courant : un avion part demain et t'apportera mes meilleurs pensées. Tout va bien, ici un afflux très affectueux de lettres m'a appris dès mon arrivée ici qu'il en va de même parmi vous tous. Mon temps est terriblement pris ici, dès que je serai dégagé des obligations mondaines que j'ai à É'ville, je me mettrai à écrire à tour de bras pour rattraper le temps perdu. Indépendamment de mon travail journalier, je mets au point une exposition qui s'ouvrira samedi et qui semble devoir être assez bonne dans son rendement malgré la crise. J'ai vendu hier six pochades avant l'ouverture ! De plus, on me demande une causerie au Cercle Privé pour lundi. J'en ai chaud en dehors de la température qui, ici, est supportable.

Je compte partir vers le nord dans cinq ou six jours. Ce qui me mettrait à Usumbura fin du mois. Je compte bien là aussi avoir un nombreux courrier. 

Le temps me presse : je t'embrasse très tendrement, te charge de mes vives amitiés pour mes frères et oncle et tante Maittre (?) Je t'embrasse encore. Amitiés aux amis. 

Soigne toi, soigne toi, soigne toi. 

Fernand

É'ville, le 9 mars 1933, à sa femme

Chère petite 

Je quitte É'ville après-demain et n'en suis pas fâché : l'accueil que j'y ai reçu a été trop abondant à mon gré : j'étais hier très très fatigué. Les choses se remettent aujourd'hui et suis heureux de pouvoir te donner un ensemble de bonnes nouvelles. Mon exposition par les temps qui courent a eu du succès : j'ai vendu vingt-huit pochades. Mes frais sont lourds : cadeaux ici, dons par là, l'entretien de la voiture, la pension du midi (j'ai dîné tous les jours chez l'un ou l'autre), tout cela forme un total assez sérieux, mais moins grand cependant qu'à mon précédent séjour. Il me reste de plus quelques milliers de francs sur ma lettre de crédit. Je suis donc dès maintenant en bénéfice sur mon voyage et je compte encore faire une exposition à Bukavu, une autre à Kin. Qu'aurais-je fait en Belgique ? Les choses, dit-on, y vont de mal en pis et les artistes doivent souffrir les pires difficultés. J'espère que tu n'as pas eu peine d'argent et que tu reçois des fonds comme prévu. J'aimerais ma chère petite, que tu me parles un peu de tout cela. Je ne sais pas non plus si la voiture a été vendue ni à combien.Comme il se pourrait que je rentre quelques semaines après la date fixée, il faudrait m'écrire où en sont les fonds de manière à t'éviter d'emprunter à l'un ou à l'autre. Excuse-moi de te parler de tout cela : c'est dans l'unique but de connaître la propre nature de mes propres affaires. D'une part je ne peux me démunir de tout. D'autre part les rentrées sont toujours bonnes à prendre, si j'ai le temps de respirer un peu en rentrant, de préparer doucement une bonne exposition je le ferai certainement avec plaisir. 
Mes photos me donnent bien du souci, l'appareil doit être détraqué, je rate toutes mes pellicules : les unes sont voilées, les autres ne donnent rien, ce qui s'appelle rien. Cependant, ce serait une ressource que de m'appuyer sur ces documents, les études ayant été faites loyalement sur place. Il arrive que je sois obligé de vendre des peintures qu'il me faudrait conserver pour la suite. Quelques clients me les ont laissées (sans me payer, bien entendu) et je trimbale soixante-dix peintures encadrées ! J'ai heureusement un bon boy qui s'occupe et prend des airs de misère quand je lui dis (chaque soir d'ailleurs) : aujourd'hui smoking. Il préfère la brousse et moi aussi – les fatigues sont autres mais certainement meilleures et plus profitables. Il tombe des curés en ce moment, un orage fou, de l'eau en trombe. Je devais aller me baigner à l'Étoile. J'évite cette perte de temps et suis heureux de pouvoir t'écrire, je le serais d'avantage encore si j'avais le temps d'écrire aux jeunes gens. Ce ne sera pas possible. Heenen va venir me chercher pour un grand gala en ville. Je suis ici un monsieur assez important et pour la première fois de ma vie j'ai fait une causerie, succès un peu grisant ...Si c'était ainsi en Europe ! Le sujet était : trente ans ou la crise en "Jomes"(?? illisible). Il se peut que tu aies des échos, Rescobel se charge de tout cela. 
J'ai hâte de pousser mon voyage. Si ce n'était cette exposition de Bukavu (Costermansville), je rattraperais aisément mon retard.

Au fond, je serai très content quand je me trouverai sur le pont du bateau à Matadi ! À quand de vos chères nouvelles ? J'espère être à Usumbura à la fin de mars (on me fait des courriers spéciaux) ; de Bukama à Kabalo j'aurai à nouveau un remorqueur et serai à Albertville le 21 de ce mois. Je t'embrasse follement ainsi que mes chers enfants. 

Fernand 

Mille choses à mère, famille, amis. 

 

Avril 1933, à Buimba au Ruanda, dimanche 9 avril 1933

De Niemba, le 20 mars 1933, à sa femme

Ma chère petite femme,

Je t'écris du wagon où je mijote : en route vers Albertville (N. B. : actuellement Kalemie, voir carte) : Niemba est sur la carte et j'ai indiqué cette station où je ne suis pas descendu uniquement pour que tu puisses situer l'endroit d'où je t'adresse ma tendre pensée. Une chaleur moite comme le pays, je ruisselle doucement depuis Kabalo qui est un tout autre enfer. Je ne suis heureusement resté qu'une seule journée dans ce poste qui m'avait fait bonne impression jadis et où j'ai ressenti cette fois le premier gros coup de cafard. Quelle mortelle tristesse hier dimanche ! J'ai pensé passer ma journée à écrire et j'ai dû y renoncer, mes lettres se seraient trop ressenties de mon état d'esprit. Figure-toi une bâtisse de briques, sans grâce, un fleuve lourd, opaque, sous un ciel de feu, personne une solitude effarante avec quelque part un phono enroué qui jouait "mon Paris" ! Je suis allé me coucher l'après-midi, en dépit des quarante degrés de mon wagon, en plein soleil. Je me suis réveillé vers cinq heures. J'ai fait deux indispensables visites l'une à l’administrateur, l'autre à la table du chef de gare-restaurateur, et suis allé me recoucher.  Il ne faudrait pas trois journées comme celle-là pour que j'hésite à faire le grand tour complet, tel que je me le suis assigné. démoralisé, adieu bonne peinture et comme je suis ici pour elle.... Heureusement les choses vont mieux aujourd'hui et j'ai bon espoir qu'il me soit possible de bien travailler demain à Albertville. Cette localité est assez jolie en gradins au bord du Tanganyika et j'ai toujours regretté de n'avoir pu précédemment en emporter quelques bonnes études. C'est là que j'ai rencontré Vaval (N. B. : M. Genval) et alors... ! Je serai le 23 à Usumbura, (N. B. : Bujumbura actuellement) avec dix-huit jours de retard. Je me propose d'écourter au Ruanda le séjour d'un mois que je comptais y faire ; ma santé reste excellente, mais je crains d'être surpris en cours de route, trop loin de tout, de la nostalgie violente qui me guette d'être enfin près de vous.
Depuis que j'ai quitté É'ville, j'ai fait une dizaine de pochades et j'ai lieu d'être satisfait, à ce train là il me sera possible de faire une exposition au Kivu et une à Kinshasa parallèlement. Je réfléchis à cette question depuis quinze jours, cherchant une solution à ce problème : être au Kivu le 24 mai et à Kinshasa le 15 juin ! Je veux être en juillet à Stockel, dormir enfin dans mon lit avec ma femme près de moi, déjeuner et dîner en famille avec une popote simple dans un décor intime. Demain matin ma première visite sera pour la poste où j'espère trouver une ample correspondance. la mienne, celle que je vous adresse est forcément égoïste, moi toujours moi, je dois raser d'autant plus qu'il me faut renoncer à vous décrire mes déplacements et que mes aventures sont jusqu'ici très réduites en intérêt. Je suis bien tombé sur la tête à Lubudi dans l'humidité glissante des chutes (c'est le cas de le dire). J'ai failli en finir comme mon père mais tout s'est borné à des vertiges prodigieux pendant quelques instants. J'ai aussi pris des totos, dieu sait où... Je les ai envoyés ad patres assez vivement non sans en avoir fait quelques dons à droite à gauche au hasard des invitations reçues. ce sont tu m'avoueras de bien piètres événements. Mon boy, toujours attentif et soigneux entretient bien mes vêtements, il espère toujours, je pense, revenir avec moi à M'Putu. Comme tu ne m'as pas donné réponse à ce sujet j'ai idée qu'un domestique de couleur ne te convient pas, et c'est peut-être beaucoup plus raisonnable. Bon ici, les boys peuvent devenir mauvais chez nous et que faire alors ? Au reçu de cette lettre, il sera bon que tu t'informes pour m'écrire en avance sur mon voyage et non en retard, me dire si contrairement à ce que j'ai demandé par la suite tu m'as écrit à des petits postes, Buta, M'anzara ou Lisala, auquel cas il faudrait que j'avise. 

J'ai fait un nouvel envoi de cartes postales, un flot pour donner satisfaction à tous, et particulièrement à mère. C'est sa fête demain. Je vais me fendre d'un téleg. cela lui fera plaisir.

Jadot m'avait remis une lettre pour son ami Duchesne ; le voilà, paraît-il, faisant fonction de Gouverneur Général : ce sera un parrain tout trouvé à mon exposition de Kinshasa. J'espère y faire quelques ventes. Si cela marche... Teneriffe ! Ma chérie ! Je t'embrasse de tout mon cœur. Tu recevras cette lettre en même temps que celles que j'ai écrites aux enfants, l'une complétera les autres. Encore bien des baisers. J'ai envoyé une carte à Maria... Tire les oreilles des cienciens et gratte un peu le cou de Pipousse. 

Fernand

Un bon souvenir aux amis. Je compte écrire par ce courrier à mère, César, James et Robert. 

 

 Kyanza, avril 1933

Usumbura, le 28 mars 1933

Ma bien chère petite Juliette, 

Après un court séjour à Albertville où, malgré la crise, j'ai vendu cinq pochades, je me suis embarqué pour le Ruanda à bord du Baron D'hanis  d'heureuse mémoire. Excellente traversée, visite à nouveau de Kigoma et Udjidji, puis le surlendemain Usumbura où un délégué du Gouverneur est venu m'inviter à être son hôte. De sorte que je t'écris de la Résidence qui était occupée jadis par Marzorati et dans laquelle j'ai déjà passé quelque temps. Cette Résidence est bien décrépite, les murs se lézardent et dès que le Prince y aura passé, elle sera démolie : on en construit une autre, pas plus grandiose mais coquette, plus solide et sur un emplacement plus favorable. On a donc entièrement abandonné Astrida, la création de Marzorati. Après-demain, je m'y rendrai, passant d'abord par Kitega où je ferai la maison du Docteur. Comme une voiture sera mise à ma disposition, je vais faire une randonnée qui m'amènera le 16 à Kissenyi sur le lac Kivu. J'aurai vu, entre temps, tout le Ruanda, y compris le Roi à Nydanga, Kigali et la Montagne où je séjournerai quelques jours chez le fils de Stevens qui y est administrateur et qui m'invite. De Kissenyi, j'irai sans doute jusque Buta dans les Uele en passant par l'Ituri (Kilo-Moto). Je reviendrai ensuite dans le Kivu pour mon exposition 24-28 mai. Dès qu'elle prendra fin, je pousserai un gros ouf ! car à ce moment même, je serai sur la voie du retour.
Tous les tours de roues, tous les battements d'hélices, tous mes pas seront faits pour me ramener. Malgré l'intérêt de ce voyage, j'aspire à le voir prendre fin. J'ai eu quelque chance jusqu'ici, m'accompagnera-t-elle jusqu'à la fin ? Je me repose en travaillant énormément à Usumbura. Jungers est très occupé, comme il est seul je n'ai guère de civilités à faire. Nous nous voyons aux repas et travaillons des journées pleines, chacun de son côté. Inclus une photo assez réussie de la maison que j'occupais à É'ville, celle de (? illisible) en vert ! Tu vois, j'étais coquettement logé, avec ma Ford, je pouvais faire du finfin...

Reçu votre courrier à tous trois dès mon arrivée ici. Merci. Cela fait du bien d'être dans la pensée des siens quand on en est si loin. Mère, pourquoi ? m'a écrit encore à Albertville justement le jour de mon départ, en sorte que le postier a du faire diligence pour mettre cette lettre au bateau. Il n'est pas sûr que j'aille à Buta. J'espère que tu auras communiqué à mère et à César qu'il était préférable de m'écrire aux grands comptoirs que je t'ai signalé par lettre. Je suis déjà tout embarrassé car je reste dans la région du Kivu ce qui n'était pas prévu dans mes notes. Je comptais en effet ne pas m'arrêter vers Bukavu, cette exposition à faire en mai bouleverse tous mon parcours. Je vais essayer de faire Stanleyville avant de revenir sur le Kivu. Il se peut que je me répète, il faut m'excuser, j'ai la tête farcie de combinaisons, de peintures, de lettres, de conversations. Force m'est de semer mes malles en cours de route et c'est une complication de plus pour les faire voyager en sécurité et les retrouver ensuite au passage. Elles sont pleines de bilokos. J'ai notamment acheté un poignard hindou en argent à Kigoma (objet de vitrine, tu m'en diras des nouvelles). je suis heureux des bonnes nouvelles que tu me donnes : un peu inquiet sur les installations du journal Nous... Frais supplémentaires dans des temps difficiles, lieu de réunion trop facile dans une période où André a besoin du maximum de ses forces dans ses études... radotage de papa entendu – merci– Au fond je fais un maximum de confiance. notre fils est sérieux, il le restera malgré les embûches. 

Je t'embrasse de tout mon cœur, chère petite, soigne toi très bien, engraisse un peu, pas trop... Juste ce qu'il faut pour un homme qui aime carrément les formes rondes. Embrasse les jeunes gens. il se peut que je ne puisse leur écrire de ces jours qu'il patientent, car je suis très très occupé. J'ai loupé d'écrire à mère et César et cela depuis trois semaines au moins. Qu'est-ce que je vais prendre ! Caresses aux êtres de tous poils. Puisses-tu ne pas avoir oublié le 8 avril ! Pense aux oignons, glaïeuls etc... Je me régale de voir un joli jardin. J'ignore toujours si le Graham est vendue et à combien ? 

Encore de gros baisers

Fernand 

 

 

 Nyanza, 2 avril 1933

Usumbura (Ruanda) le 28 mars 1933, à sa mère, notée à la main n° 9

Ma chère petite mère

Par un hasard extraordinaire et surtout parce qu'on est ici d'une admirable complaisance à mon égard, j'ai reçu la bonne lettre, la dernière que tu avais adressée à Albertville (faisant fi de mes recommandations au sujet des dates) ! J'ai demandé à Juliette de bien tenir note de mon voyage sans en escompter les retards et de se conformer aux dates données mais en supprimant les petites localités. Au reçu de cette lettre, c'est à Kinshasa que tu m'écriras. Quand je recevrai ta lettre,je serai bien près du retour. 

Reçu ici par le Gouverneur à sa Résidence je me fais présenter les armes par les soldats en faction, ce qui me gêne énormément, surtout quand je vais aux chiottes qui sont à proximité. Comme mon hôte est très occupé et qu'il vit seul, nous travaillons chacun de notre côté et mon séjour ici sera productif et reposant. Je pars après-demain pour une longue randonnée dans le Ruanda et l'Urundi. Dans quinze jours, je serai sur les bords du lac Kivu, d'où je repartirai à nouveau pour une quinzaine. Après quoi, je reviendrai sur mes pas et assisterai à la capitale du Kivu, Bukavu (Costermansville) à l'ouverture de l'exposition régionale à laquelle on m'a invité à participer. J'espère y vendre un peu. À Albertville, j'ai vendu cinq pochades malgré que la crise s'y fasse sentir d'une façon tragique. Pour ceux qui ont connu, comme moi, ce poste si joli, si animé en 28, il y a de quoi être navré. J'y étais le jour du printemps et t'ai adressé un télégramme laconique que tu as bien reçu j'espère. Mon voyage se tire ; dans un mois et demi tous mes pas me ramèneront. Je serai, si tout va bien, le 15 juillet à Bruxelles. Ma santé est excellente et jusqu'ici j'ai lieu de me flatter d'avoir tenu bon pour le voyage : je reviendrai un peu argenté, heureux de pouvoir me laisser vivre un peu... nous verrons la suite... à moins que le monde entier ne soit chômeur, j'aurai du travail.  Ici l'accueil que je reçois est extraordinaire, partout je suis personna grata et c'est très reposant de se sentir quelqu'un, même quand dans son for intérieur on ne puisse rien en croire. 

J'espère, ma chère petite mère que tu te soignes bien : ta bonne lettre me parle de petits écarts pourquoi ? évidemment ce n'est pas de ton âge de faire le grand écart... mais je préférerais que tu n'en fasses aucun ni petits ni grands. Je te quitte. J'ai mille choses à faire, le soir je fais "salon" avec le Gr et je n'ai que ma journée pour "Kagnermafi". Je t'embrasse de tout mon cœur. 

Fernand

Nyanza, cap. du Ruanda, le 5 avril 1933

Ma chère petite femme,

Me voici dans un gite d'étape, petite maison avec barsa que je partage, chacun une pièce, avec un agent agronome. c'est modeste, plus que modeste. Je n'ai pas de porte, et me débarbouille sans façons au petit bonheur des allées et venues de mon co-locataire. À la brousse, comme à la brousse. Hier j'étais sous la tente, aujourd'hui au moins j'ai un toit. Il est huit heures, et le soleil frais qui rend tout brillant dans les fraîches contrées de montagne ne parvient pas à m'égayer, il a toutes les caractéristiques de notre soleil en avril, quand il fait beau chez nous, et j'en ressens un peu de cafard.

Déjà tu auras reçu la visite du Ct van den Heuvel, aide du camp du Prince Léopold. J'étais allé à 55 kilomètres de N'Gozi où je campais pour assister à la réception indigène des Princes. Le coup d’œil était féerique et j'en tirerai certainement un tableau. Plus de dix mille indigènes, plus de mille chefs danseurs dans le somptueux costume que j'ai peint pour Anvers. Le temps, malheureusement, s'est mis à l'orage et quand les Princes sont arrivés après un retard de quatre heures, la pluie s'est mise à tomber. Le Prince et la Princesse se sont montrés charmants à mon égard, j'ai même, sans le vouloir, un peu accaparé leurs altesses ; les officiels en ont peut-être pris un peu d'humeur, mais aussi plus d'autorité. J'ai fait hier la connaissance du Roi du Ruanda, il m'a même fort aimablement conduit chez le docteur où je dînais le soir. C'est un grand garçon très sympathique qui parle timidement un assez bon français. Dans une demi-heure, je commencerai son portrait, lui précédant naturellement les chefs qui défileront sous mon pinceau. Depuis mon départ d'Usumbura, j'ai une douzaine de bonnes pochades. Mon enthousiasme, comme tu le vois, ne baisse pas ; cela signifie aussi que ma santé reste bonne malgré les fatigues.... J'ai fait la jolie maison du docteur Mattelet, petite pochade qui me permettra de produire une œuvre plus importante. Je resterai deux ou trois jours ici, après quoi Kigali, Biumba chez le fils de Stevens, puis Kissenyi où je vais rencontrer un compagnon de voyage, inspecteur agricole du ministère, M. van den Abeel  m'a invité à l'accompagner dans l'Uele. C'est un très grand tour que j'espère faire en quinze jours, pour être revenu à Bukavu dans le Kivu huit jours avant ma grande exposition, du 24 au 28 mai. je te l'ai dit, tout irait bien, si cette exposition ne me mettait pas en retard d'un mois. Je maudis mon appareil photographique complètement démoli. Je vais essayer de le faire réparer, mais je doute que cela puisse se faire. une malheureuse tentative en a été faite à É'ville. je te quitte, le mwami (N.B. : titre royal au Ruanda) va arriver et je vais me livrer à ma coupable industrie. je suis sans lettres depuis quinze jours et ce silence me pèse et me pèsera encore pour autant de temps. C'est dur d'être loin des siens et de son chez soi. Enfin je prends patience en t'embrassant en premier (?) ainsi que nos chers enfants, de tout mon cœur. 

Fernand

ALO peignant le roi Mutara,(ou sultan Rudahigwa) à Nyanza au Ruanda, fin mars 1933.  (https://fr.wikipedia.org/wiki/Mutara_III)

 

Kigali le 8 avril 1933, à sa mère, notée n° 10

Ma chère petite mère, 

Quand tu recevras cette lettre, je serai bien près de mon retour : encore un mois de route et puis Kinshasa, Matadi et le bienheureux bateau d'Europe. 

Le pays d'où je t'écris ressemble à la fois à la Suisse et à l'Auvergne : d'immenses mamelons perchés à deux mille mètres d'altitude et dans le fond les volcans parfois neigeux. La température est assez fraîche et si ce n'était l'importante population noire de cette région agricole, on pourrait se figurer être en Europe. C'est cependant bien loin, car si je t'écris régulièrement, je n'ai aucune idée du temps que mes lettres mettront à vous parvenir.

Il est six heures et le jour vient de poindre. J'ai trouvé ici un petit hôtel infesté de rats. Il fut construit sous l'occupation allemande et le propriétaire est grec, comme toujours dans l'Afrique centrale. Au loin je vois les montagnes que ma vaillante petite voiture devra escalader pour aller tantôt à Biumba. C'est à Biumba qu'habite le fils de G.M. Stevens : celui-ci m'a invité à me reposer quelques jours dans le territoire qu'il administre. Je ne suis pas fâché de trouver un relais propre après la tente et les gîtes d'étape. De chez lui je me rendrai à Kissenyi sur le lac Kivu. Là je dois rencontrer un camarade de route, inspecteur agricole qui tient de la générosité rare du Gouvernement une voiture et un camion. Si les choses s'arrangent bien, nous ferons ensemble une route de deux-trois mille kilomètres, soit deux fois la distance de Paris à Madrid, et ce ne sera que deux provinces de notre Congo : l'Ituri, avec les femmes à plateaux, l'Uele avec les femmes aux yeux obliques et au crâne en poire. Après quoi, je reviendrai à Costermansville, Lac Kivu, où j'ouvrirai pendant quatre jours, du 24 au 28 mai, une exposition importante de mes œuvres. On me dit qu'il y a encore un mouvement d'argent dans cette région et je suis persuadé que tu ne m'en voudras pas, si je fais de bonnes affaires, du retard que cette exposition apportera à mon retour. Dès qu'elle sera terminée, je brûlerai les étapes pour faire une autre offensive à Kinshasa dans le courant de juin. Bref, sauf imprévu de santé ou incident de route, correspondance ratée, etc., je serai dans la dernière quinzaine de juillet à Stockel.

Ma santé est excellente. J'ai jusqu'ici ignoré la fièvre, les régions montagneuses que je parcours maintenant me font le souffle un peu court mais c'est un léger réconfort auquel on se fait, l'air étant d'ailleurs très sain. 

Soigne bien ta chère santé, ma petite mère, donne de mes nouvelles à mes frères : si César s'impatiente, dis lui que j'écris régulièrement mais que je ne suis pas responsable des aléas postiers. Certains courriers sont fort capricieux et assez rares. 

Je t'embrasse de tout mon cœur et espère trouver bientôt une copieuse correspondance dont je suis privé depuis trois semaines. 

Encore mille baisers de ton fils qui t'aime. 

Fernand

J'ai fait le portrait du Roi du Ruanda, un chic type de 2,10 m. de long !

Nyanza le 12 avril 1933, de M. Senaerts à Fernand 

Monsieur L'Olivier, 

Voici 2 petites assiettes, 1 panier et un couteau que le mwami vous envoie en souvenir de votre passage à Nyanza. 

Tous les Européens du poste vous envoient leurs meilleures amitiés et vous souhaitent un bon voyage. 

Croyez-moi votre sincèrement dévoué, 

Senaerts 

Ci-inclus la lettre que vous pouvez remettre à Musingha. 

 

 

Lettre à Musingha

 
Biumba (Ruanda), le 12 avril 1933 (https://fr.wikipedia.org/wiki/Byumba), à sa femme

Chère petite Juliette, 

Cette lettre plus chanceuse que moi sera dans douze jours à Stockel ! Un porteur partira dans une heure vers l'Uganda dont la porte est à 60 kilomètres, il arrivera le soir à la station anglaise de Airways. Si j'avais pu prévoir cette facilité, je t'aurais demandé de m'écrire par cette voie et j'aurais ainsi après-demain de fraîches nouvelles. Celles-ci sont rares et encore lointaines. Le gros du courrier doit être à Stanleyville. Cependant je bats le rappel un peu partout espérant que tenant compte de mes précédentes lettres et connaissant mes projets, tu auras eu l'initiative d'écrire à quelque poste sur mon chemin à Costermansville par exemple où tu sais que je dois faire une importante exposition en fin mai. 

Je suis jusque demain jeudi chez le fils de G. Stevens. Sa femme et lui sont charmants et me retiennent pas les basques. Je ne dois pas m'en plaindre : je trouve chez eux un peu de repos familial et le poste est sain, bien que le cœur souffre un peu de l'altitude : 2300 m ! Il fait froid le soir, les nuages balaient cette crête trois fois par jour et le brouillard y est souvent aussi épais qu'à Londres. Je suis persuadé que vous avez plus chaud chez vous que moi ici. 

J'ai vendu hier pour 17.900.- frs. de pochades ! Je vends ma production au fur et à mesure qu'elle naît. C'est évidemment fort agréable et flatteur, mais je crains fort qu'à mon retour on ne s'étonne de l'indigence de mon travail. Un tien vaut mieux, dit-on, que deux tu l'auras... en vertu de ce principe je réponds oui à toutes les demandes et mes meilleures pochades resteront ici. Les figures d'indigènes ont plus de faveur que les paysages et j'en ai fait jusqu'à quatre par jour ! C'est te dire que je ne perds pas une minute. Le soir souvent je suis fourbu. Je m'arrose de whisky et tiens bon dans les soirées qui se forment partout dans les plus petits postes pour me faire honneur. Demain je partirai pour une longue route de deux jours. je compte retrouver à Kissenie, sur le lac Kivu, le jour de Pâques, outre ma chère correspondance (je l'ai fait venir là) un inspecteur agricole, van den Abeel avec qui je ferai route vers l'Ituri, les Ueles et Stanleyville.... Un mois. De Stanley, je reviendrai sur Costermansville. Tu pourrais m'y écrire de cette façon. Mr l'Administrateur de Kissenie-Ruanda par Airways-Kabale pour remettre à M. Allard l'Olivier. Tu dois compter 15 à 16 jours pour ta lettre en t'informant de la date de départ de l'avion. Le poids doit être contrôlé, le prix est de 6 frs environ pour la lettre. Avertis mère et César. Dès que j'aurai une certitude sur la date de mon retour, je t'avertirai Télég. pour que tu puisses prendre tes dispositions et venir à Tenerife. Il faudra un peu de toilettes, notamment une de soir, pour les dîners à bord. Voir les Dufour pour les billets réduits si possible. J'espère que votre santé à tous est très bonne ; je t'embrasse tendrement ainsi qu'André et Paulette. La voiture est-elle vendue ? J'aimerais que la nouvelle soit au garage à mon retour. Peut-être écrirais-je à ce propos à Blondel, lui demandant même qu'il me la livre à Anvers au débarquement. Il faudrait en ce cas payer l'impôt en lui remettant la plaque. Amitiés à tous. Tapotages sur le crâne des cienciens, de Pipouche. Encore mille baisers de la station la plus élevée de toute l'Afrique centrale. 

Fernand

 

Byumba (Ruanda) le 12 avril, à sa mère, lettre notée n°11, reçue le 24 avril

Ma chère petite mère, 

Je suis à la frontière de l'Uganda et dans le poste le plus élevé de l'Afrique Centrale. Pays d'une sauvagerie extraordinaire, mais dans lequel on rencontre paradoxalement la plus grande facilité pour la correspondance rapide. Un noir partira dans une demi-heure d'ici et sera le soir, après une marche de 60 kilomètres en montagne, à Kabli, station anglaise de l'Airways postal. Ainsi, le 24 tu auras cette lettre : il me faudrait 42 jours à accomplir ce voyage si, délaissant tout, je devais rejoindre l'Europe par voie d'eau ou de terre. Je me repose un peu chez le fils de G.M. Stevens, qui est administrateur de ces territoires balayés des nuages. Trois fois par jour au moins, un brouillard dense obscurcit tout, aussi la température est-elle fraîche : altitude 2.300 mètres. La respiration à ces hauteurs devient courte et le cœur bat plus vite. Cela ne m'empêche nullement de travailler et je fais une moyenne de trois pochades par jour. Celles-ci partent assez facilement au prix de 1.500 francs et l’abondance des demandes (12 hier !) me fait parfois regretter l'indigence de mon bagage au retour. Car, ayant encore deux expositions à faire, l'une à Bukavu, l'autre à Kinshasa, je dois prévoir encore des ventes.

Je viens d'écrire à Juliette, et peut enfin, si le cœur lui chante de venir à ma rencontre, lui permettre de prendre le bateau pour Ténériffe. cette chère petite si gentille, a bien le droit de prendre un peu de large après ma longue absence. L'argent est là, le tout sera de combiner la rencontre des deux bateaux et aussi de trouver le joint qui permettra son absence de Stockel. Je suis persuadé que tu l'aideras de grand cœur. 

J'espère, ma chère petite mère que ta santé est toujours très bonne, et que tu seras vaillante à Anvers pour mon retour – suivant les prévisions il aura lieu le 20 ou 25 juillet. Tu m'obligeras en donnant de mes bonnes nouvelles à César. Impossible de lui écrire par ce courrier, le temps me manque. Tout va bien. c'est le mot : santé, affaires et le reste. 

Je pars demain pour deux jours de route. Je rencontrerai un compagnon à Kissenie (https://fr.wikipedia.org/wiki/Gisenyi) sur le lac Kivu, de là avec lui, nous entreprendrons le dernier "safary", avant de revenir pour le 24 à mon point de départ, le Kivu où je ferai une exposition importante. Ce "safary", c'est à dire voyage, durera un mois. Rutshuru, Irumu (femmes à plateaux), Walesi (Mangbetu aux crânes allongés) puis Stanleyville où une très vieille correspondance m'attendra depuis longtemps déjà. Cette sacrée correspondance est toujours en retard car mon voyage immuable dans ses grandes lignes est l'objet du caprice des moyens de transport. Je m'inquiète avec toi du long silence du fils de madame De Voore. Cependant il faut tenir compte de la nonchalance tropicale, de cette espèce de veulerie dans laquelle tombe beaucoup de coloniaux. 

Au revoir ma chère petite mère. Je t'embrasse très tendrement et te charge de donner de mes bonnes nouvelles à tous, Juliette, les enfants, les frères, César, les amis. 

Encore mille baisers, Fernand 

 

Biumba, Ruanda, Le 14 avril 1933, à son frère

Chers amis, 

L'altitude ou encore la chasteté à moins que ce ne soit le souvenir d'une lettre de ma belle-sœur, l'un ou l'autre de ces cas aura à répondre d'une nuit chargée de rêves gras. Je m'éveille, il est six heures, le jour pointe et moi aussi. Je revois encore sur le papier blanc les onctueux ventres blancs sur lesquels j'ai promené des mains tremblantes, les seins érigés que j'ai mouillés d'une salive ardente ! Et où suis-je ? À deux mille trois cent mètres près des volcans (ça doit être ça !) et loin du monde. Du poste qui domine l'horizon montagneux on assiste à la promenade des nuages à cent ou deux cent mètres sous les pics. Le vent souffle et la pluie tombe en rafales trois fois par jour dans une température assez semblable à celle d'un jour de Toussaint en Europe. j'ai pu malgré cela prendre des modèles de femmes extraordinaires, beurrées de graisse rance et si sauvages que tandis que je peignais l'une d'elle, tremblante, les autres pleuraient bruyamment sur son sort. Les séances terminées, munies d'un bon matabich (http://www.cnrtl.fr/definition/matabiche) elles se sont enfuies en courant... Je peux me vanter de ma chasteté avec des phénomènes de ce genre, les rêves précités deviendraient eux-même inexplicables si les raisons dites n'existaient. 

Dans un moment mon boy viendra faire mes bagages. Nous quittons ces sommets de larmes pour d'autres sommets que nous atteindrons ce soir en auto, une vaillante petite camionnette Ford, qui traverse tout, montagnes et marais, ravins et pâturages. De là, le lendemain, nous serons à Kissenie sur le lac Kivu, où je passerai le jour de Pâques clôturant la randonnée avant-dernière de mon trop long voyage. La dernière sera faite avec un compagnon de route et me paraîtra sans doute plus courte que celle-ci, dans le Ruanda et l'Itturi et qui a duré 1 mois. Du 24 au 28 mai je serai de retour à Bukavu où je ferai une exposition; celle-ci terminée, il ne me restera plus qu'un voyage de 40 jours environ pour regagner Stockel. J'espère que rien d'imprévu dans ma santé n'empêchera de réaliser ce programme prévu. En conséquence je m'étendrai à Stockel dans les réalités conjugales cette fois, et les délices de Capoue. 

Tout va bien, santé, affaires. J'ai vendu hier pour dix huit mille francs de pochades ! Si ce détroussement continue, je n'aurai rien à montrer au retour, et l'on dira en Europe que j'ai boudé au travail. Tant pis, une quiétude qui persévérera quelques mois me réjouira sérieusement. 

J'espère que vous vous portez bien tous les quatre. je vous embrasse très affectueusement et tout particulièrement la petite sale qui raconte d'abominables histoires. 

Allard l'Oliv...

 

Kissenye, Congo belge, le 15 avril 1933 

Ma chère petite Juliette, 

J'ai reçu ce matin ta bonne lettre, adressée à Usumbura et contenant celles d'André et de Paulette. Ta lettre est bonne mais m'annonce une nouvelle malheureuse que je prévoyais et me donne une lettre de Paulette que j'aime moins que ses précédentes. Nos deux enfants pâtissent de l'absence du père, j'ai le regret de le dire. Peut-être aurai-je eu des querelles avec les deux, mais André aurait peut-être évité d'user sa santé avec Nous et ses "bureaux", et Paulette aurait réfléchi d'avantage au snobisme un peu faisandé de son esprit littéraire. J'écris à André par ce courrier, il verra par ma lettre que mon esprit est fait d'affection un peu rude mais sans la moindre amertume. Connaissant mes propres faiblesses, ayant eu à lutter avec elles plus encore qu'avec les embûches de la vie, je me crois à même de prévoir et de mettre en garde mes enfants contre celles qui se dressent sous leurs pas, comme ils se sont dressés sous les miens. Personne ne m'a jamais dit ces choses sur le ton affectueux qu'elles doivent avoir, c'est brutalement que j'ai été formé, peut-être était-ce la bonne manière. Car, faible encore malgré mon âge et ce que j'ai fait de la vie assez dure que j'ai menée, je me sens reconnaissant à l'égard des sévérités de mon école. 

J'ai laissé filtrer dans quelques précédentes lettres les inquiétudes que me donnaient les examens cependant nécessaires d'André. Remis à octobre, voilà le bilan. J'aurais souhaité avoir tort car ainsi notre fils eut été en bonne santé physique et morale. Tout ceci n'est pas un reproche  à ton adresse, chère petite et je t'en voudrais si tu travestissais cette conversation en matatas inopportuns. Ma pensée court sur cette page sans précautions oratoires parce qu'elle est dénuée, comme je le dis à André, de fâcherie et d'amertume. 

En ce qui concerne Paulette, ses lettres précédentes m'étaient chères parce qu'elles étaient simples, (?) et supérieures à son âge. Celle qui m'est parvenue aujourd'hui brode uniquement sur des sujets qu'une jeune fille peut aborder, mais avec plus d'esprit et moins de cynique snobisme. Évidemment, je ne te charge pas de dire ces choses, tu en apprécieras les arguments. Comme convenu dès que mon retour sera assuré, je te ferai parvenir un télég en temps utile pour que tu puisses me rejoindre à Ténériffe. 

Le plaisir que les miens éprouve dans la vie importe plus pour moi que le mien propre, et celui-ci sera grand si je te rencontre sur la vie du retour. Je t'embrasse de tout mon coeur ainsi qu'André et Paulette. 

Fernand 

N'goma le 17 avril 1933

Ma chère petite femme, 

J'ai en main ta lettre datée du 13 mars, la huitième. J'y ai répondu le jour de Pâques (N.B. : le 16 avril) par courrier bateau, la présente lettre t'arrivera plus rapidement par l'Airways, et j'en suis enchanté car je crains que ma précédente lettre ne soit un peu rude. Comme tu la recevras précédée des explications que je vais te donner, j'aurai certainement ton absolution. D'abord ayant un peu souffert du ventre, un rien, une opiniâtre constipation, j'ai fait ce qu'on appelle ici de la bile et ce n'est pas un vain mot. Tout devait y provoquer, ta lettre, celle d'André, votre état de santé à tous deux, de plus un arrêt dans la bonne marche de mon voyage. Une insupportable perte de temps, à cause de cette exposition à Bukavu : Bref quelques soucis dans un climat qui crispe tout de suite. Il faut me pardonner, retenir de mes lettres le fond et surtout passer sur celles pouvant avoir un peu d'anguleux. 

Je suis en carafe à cet hôtel de N'goma pour un temps X. Je devais voyager avec Van den Abeel de l'État. Il n'a pas pu se procurer le camion qui nous aurait été nécessaire, il part donc seul dans quelques instants. Dans le courant de la semaine, j'aurai peut-être aussi trouvé un joint, la grosse difficulté n'est pas de partir mais de revenir à la date dite. Il est plus que probable qu'il me sera impossible d'aller à Stanley avant le début de juin et c'est une perspective désagréable que d'être tout ce temps sans vos nouvelles, alors que votre correspondance m'attendra là-bas. 

Je me purge aujourd'hui, demain bien débarrassé je serai à nouveau sur la bête, la cravache à la main.... Elle marchera. 

Tu as bien fait d'acheter cette vitrine, mais où diable l'as-tu placée ? 

Le colis d'Élisabethville n'est pas expédié en Europe, c'eût été imprudent, il m'attend à Kin. Je te quitte en t'embrassant tendrement ainsi que mes chers enfants. J'espère que vous serez tous en excellent état de santé au reçu de cette lettre. Embrasse bien mère en lui écrivant. Je ne peux le faire, cette lettre doit partir avec les voyageurs pour l'Ouganda qui préparent leurs bagages. ils sont prêts au départ. 
Encore mille tendresses. 

Fernand 


Irumu, le 24 avril 1933, à sa femme

Ma chère petite Juliette, 

Un Monsieur assez triste avec qui j'ai voyagé deux cents kilomètres est en ce moment dans l'appareil, objet de sa tristesse : dans huit jours il sera en Europe et m'a promis de te téléphoner. Ce peu de temps passé entre le temps que je l'ai vu et celui où tu l'attendras me laisse un peu rêveur. Nous sommes à la fois très loin et très près : parce que je dois m'en tenir à mon propre combat, qu'il me faut aller jusqu'au bout de l'effort. je dois compter deux mois au moins, quand mon désir pourrait me conduire en deux semaines près de vous. En vérité, j'ai attrapé un sale coup de cafard et mes journées de Pâques n'ont pas été belles. Ta lettre (8) m'est arrivée le dimanche matin et comme elle contenait une mauvaise nouvelle, je me suis crispé. C'est toujours ainsi, ma nature se rebelle, elle réfléchit ensuite. Victime d'un tempérament elle risque malheureusement de peiner la nature des autres. Comme je suis impulsif et ensuite assez "bon" je regrette... ça dure et j'ai le cafard. Inutile de répandre cette lettre : elle est pour toi, nous sommes deux compagnons de route intimement  liés et si j'ai quelques faiblesses, mieux vaut le taire. J'entends par faiblesse : employer la froide logique alors qu'il serait mieux de laisser parler son cœur d'abord,et pénétrer logiquement ensuite dans la place. Heureusement mes lettres de "froide logique" à toi et à André arriveront par bateau, celles du coeur par avion et l'ordre sera rétabli...par poste. 

Je suis à Irumu et ai repris le collier avec un nouveau courage... quelques esquisses et études en témoignent. Cependant il y a un mais : pour la première fois, je suis en faute d'organisation. Mon boy et une partie de mes bagages sont égarés... Forcé de partir en avant, j'ai pris soin de l'expédition qui devait me suivre deux jours après. Comme sœur Anne, j'attends dans une belle maison de passagers avec un minimum de linge et suis forcé d'avaler les ignobles mixtures que des paysans Boers fabriquent artificiellement avec mauvaise humeur et lassitude. J'espère que demain m'amènera le fidèle Louis. Je cours quand même le risque d'attraper un cigare ! Son tshop aura été amer (?). Il se peut que je parte demain ou après-demain à Stanleyville. C'est une énorme route comme de Paris à Avignon qu'il me faudra faire trois fois ! et dans la forêt, une forêt de trois cents kilomètres, un tiers de la route uniformément. J'aurai une récompense car de là j'irai à une autre poste chercher mon courrier à Buka... là il n'y aura guère que de Paris à Bruxelles environ, une paille. Il y a de chez moi à l’hôtel un kilomètre environ que je fais le soir, souvent par temps couvert orageux et ce soir je me suis fait des peurs...j'ai entendu des grognements près de moi, pas de lampe. je marchais presque à tâtons... vilaine, très vilaine impression. Je t'assure ... demain j'achèterai une lampe, c'est plus rassurant. 

Je suis dans le pays des femmes à plateau, tu sais les belles bouches... j'avais bien envie de prendre une ménagère mais j'ai fait une étude, il te suffira de la voir pour comprendre mon renoncement malgré les économies. 

J'arrive enfin à vous, après quelques détours sur moi-même. J'espère que tout est dans l'ordre maintenant, que ton tour de reins n'a pas eu d'autres suite, qu' André est revenu près de vous tout à fait bien portant et que Paulette se fera fort de m'écrire une lettre plus soignée que celle de Costermansville qui témoignait d'une regrettable agitation de pensée. Je suis papa "le dab" et quand "dab" n'est pas tout à fait enchanté c'est de son devoir de le dire. Je ne sais toujours pas si la Graham est vendue et à combien. J'ignore où en sont les finances et si la date du 8 avril s'est trouvée facilement... Ce sont des choses surtout la dernière que j'aimerais savoir. le client dont tu me parlais... a-t-il acheté et quoi ? J'ai écrit à César que son retard pouvait embrouiller les prévisions financières et l'ai prié de t'avancer en cas où les versements sur lesquels nous pouvions compter n'auraient pas été faits. 

Et les abeilles ? Jos Mees et-il venu ? 

As-tu averti Blondel de mon retard d'un mois ? J'espère que la voiture sera prête, les impôts payés, la plaque posée, afin que je puisse être à pied d'oeuvre d'automobiliste à mon retour. Je crois que je ferai quelques affaires à Bukavu, quelques autres à Kin, ainsi j'aurai quelques mois de tranquillité à mon retour. Il me faudra beaucoup travailler et sans souci pécuniaire, c'est à ce compte seulement que je bouclerai la crise. 

Me voilà encore dans la politique ménagère, excuse moi et laisse toi embrasser gentiment... Avoue que je suis tout de même un bon petit homme ? ... Embrasse bien les enfants de ma part. je vous aime tous trois beaucoup mieux que je ne puis le dire. 

Encore mille tendresses 

Fernand 

Le 24 avril 1933, à sa mère, notée n° 12

Chère petite mère

Je t'écris d'Irumu en Ituri où je suis arrivé de N'Goma. Cette dernière station est sur le lac Kivu, à six cents kilomètres d'ici, et j'ai bien cru terminer là ma randonnée car aucun moyen de communication ne paraissait venir m'aider à sortir de cet Eden où je me suis fait du lard et aussi du cafard.

J'ai pu persuader enfin un convoyeur de la Minière des Grands Lacs que j'étais personna grata dans la société et c'est dans une limousine que j'ai fait cette route en deux jours, côtoyant et surmontant des faîtes de deux mille mètres, puis traversant la forêt vierge de l'Ituri. Après-demain, je reprendrai la route pour Stanleyville où j'espère trouver une nombreuse correspondance. Il y a bien longtemps que j'en suis privé à part une lettre que Juliette a eu idée de m'écrire à Costermansville et qui m'a attrapée en cours de route, je n'ai rien depuis un long mois. Cette lettre de Juliette a été pour quelque chose dans mon cafard car elle m'a appris l'indisposition d'André, indisposition que j'appréhendais. En effet André court plusieurs lièvres, ses études, son journal, il n'en faut pas plus pour épuiser un jeune tempérament surtout quand il brûle comme le sien. j'étais semblable à son âge, les forces semblaient renaître au fur et à mesure que je les consommais... Je dirais même tout bas que je suis encore un peu ainsi et que... j'ai de la chance.

J'espère que tout est dans l'ordre maintenant et qu'André a repris ses études. J'ai eu l'occasion de rencontrer un voyageur qui sera à Bruxelles dans 10 jours et téléphonera à Juliette et si c'est nécessaire elle m'enverra un télég. à Costermansville où je serai le 14 mai.

Je suis accroché par cette exposition (à Costermansville) : je pense qu'elle me sera aussi profitable qu'elle ne m'occasionnera d'ennuis. Elle bouleverse par sa date l'ordre que j'avais mis dans mes projets de voyage. Cependant, on me promet toute l'aide possible pour rattraper en coupant au court sur 1.900 kilomètres le temps que j'aurai perdu. Les distances ici sont effroyables : un voyage est court quand les routes sont passables et permettent de faire quatre à cinq cents kilomètres par jour et pendant trois, quatre à cinq jours. 

Ma santé comme je le dis dans chacune de mes lettres continue à être excellente, je travaille bien après un arrêt de Pâques de deux ou trois jours. Comment te portes-tu ? Chère petite mère j'espère que tu te soignes bien et que tu auras une mine superbe au bateau d'Anvers... un mois encore, environ, après le reçu de cette lettre. Ça passera vite ! D'autant plus que je propose à Juliette de venir me chercher à Ténériffe, et que cela fera du mouvement j'écris de cette plume à l'oncle César : déjà je lui ai adressé une lettre à Roubaix ! Le temps passe ! Son retour t'amènera un peu de distraction. 

Au revoir chère petite mère : je t'embrasse mille fois et de tout mon coeur. 

Fernand

Amitiés à tous. 


Stanleyville, le 2 mai 1933 (actuelle Kisangani), à sa femme 

Chère petite femme

Je suis à Stanleyville depuis samedi soir et j'y ai fort mal débuté. C'est un poste charmant mais dont le souvenir sera toujours mélangé. Après une route de six cent cinquante kilomètres dans une éternelle forêt sombre, sans vie, sans une éclaircie, notre camionnette arrive enfin à huit heures du soir, potopoto sur la route, dérapages, etc. passagers éreintés : quatre personnes : une dame un peu ahurie de voyager seule avec une enfant de deux ans et demi, le commissaire de district d'Irumu et moi. Notre voiture était suivie d'un camion de bagages et de mon boy. Le lendemain dimanche, pas de bagages ; le soir j'apprends que tout à a brûlé à soixante kilomètres d'ici, que les chauffeurs et mon boy étaient tous arrêtés. On aurait, à la faveur de l'incendie, barboté neuf mille francs dans la valise de la dame. Comme mon boy a les clefs des malles et que celles-ci, roussies, étaient sauvées, on a pensé que l'argent y était caché : descente de police, boy passé à tabac, inspection des fonds de souliers, des boîtes, du linge : rien. Ma collection de peintures l'a échappé belle. C'est mon vieux Louis, remis maintenant en liberté qui, au risque de brûler vif, est allé la chercher dans les flammes ; quelques peintures ont rôti mais en somme rien de grave à part la boîte qui les contenait et la table... Ajoute à cette histoire qu'il y a à Stan grandes palabres gouvernementales et qu'en conséquence je suis négligé par le gratin. Je repars samedi pour Irumu, rien à faire pour avoir une voiture. Le boula d'ici est un ennemi personnel de Heenen, alors... ! Heenen l'avait débarqué, il a pu rentrer par une porte assez étroite et le voilà maintenant faisant fonction de Gouverneur en l'absence de Moeller. Je suis à l'hôtel et j'y dépense un argent fou. Je rote, mais que faire ? 
J'ai vu ici le fils de Jules Pollet, directeur de l'Unatra, j'ai déjeuné avec lui et ai pu équilibrer mon voyage de retour. Mon exposition de Bukavu terminée, je reviens à Stanleyville pour prendre un remorqueur le 9 juin. Le 22, je serai à Kinshasa ; le 29, je prendrai le "Léopoldville" à Matadi et serai le 12 à Ténériffe, le 18 à Anvers et Stockel ! Si cela peut t'être aussi agréable qu'à moi, faisons la petite folie et viens me chercher à Teneriffe entre deux bateaux. N'oublie pas mes recommandations, informe toi auprès des Dufour, peut-être trouveront-ils un joint, billet à prix réduit ou autres. Dans tous les cas ils te donneront de précieux renseignements sur l'hôtel à choisir, les promenades à faire, etc. Ma correspondance de Buta où il m'est impossible de me rendre est arrivée sur ma demande à Stanley, cependant je n'ai rien de toi ni des lettres annoncées de mère et de César. Sans doute auront-ils changé d'avis sachant la nécessité dans laquelle je suis de retourner dans le Kivu. Tu as maintenant tous les renseignements sur la date de mon retour : il faudrait un improbable accident pour que quelque chose y soit changé et en ce cas tu recevrais un télég. Je crois que tu peux encore m'écrire à Matadi, mais à l'hôtel Métropole, arrivant le soir et partant le matin, la poste sera peut-être fermée. 

J'espère que vous vous portez bien tous les trois. Ma santé est toujours bonne, mais je me sens un peu moins actif, j'arrive à saturation. Ces deux derniers mois me paraîtront plus longs que les six premiers. J'ai l'impression que ma peinture sent un peu la surproduction depuis quelques semaines et cela me contrarie un peu. Il se peut que je me rattrape. Je m'y applique d'ailleurs car, n'arrivant pas à faire une bonne photo, c'est uniquement aux ressources de mon art, de mes carnets de croquis, que je devrai faire appel dans la suite. 

J'ai reçu une longue lettre de Jeanne Hovine, elle me parle de Nous et du Théâtre. Elle me dit notamment que la soirée (? mot illisible) a été parfaitement réussie. Elle me parle d'un cabaret montmartrois ? Reçu aussi avec un grand retard, une lettre d'André datée de Nice. Elle me vient je crois de Lusambo. C'est une très bonne lettre. fort intéressante, qui témoigne de l'activité fébrile de notre fils. J'aimerais qu'il se fatigue moins et se réserve plus pour ses études. Celles qu'il fait ne souffrent pas cette excitation volcanique. Embrasse bien les enfants de la part de leur lointain papa. Encore deux mille kilomètres à faire dans ce mois de mai, puis encore deux mille de Stan à Kinshasa.... puis dieu merci, Matadi et l'Europe ! Je t'embrasse de tout mon coeur, ma chère petite femme. Merci à Vaval et à Léonce pour leurs lettres. Amitiés à tous. Tapotages variés sur l'arche de Noé. 

Fernand

Stanleyville le 3 mai 1933, à sa mère, notée n° 13, reçue le 4 juin

Ma chère petite mère,

Je suis à Stanleyville. N'ayant aucun moyen de transport, je ne puis me rendre à Buta. Prévoyant cette carence de véhicules, j'ai pris les devants en télégraphiant à Buta de m'envoyer ici une correspondance.

Malgré les prévisions (?)  de Juliette,  je n'ai rien reçu ni de toi, ni de mon oncle César. Je suppose que je serai plus heureux à Bukavu (Costermansville) où vous savez tous que je vais être du 24 au 28 mai. C'est une distance d'ici là, presque une semaine de voyage que je viens de faire venant de N'Goma -sur le Kivu), Irumu et Avakubi, six cents kilomètres de forêt ! Traversée peut-être très romantique, mais peu distrayante. Cet éternel ruban de route dans la pénombre des arbres géants est fastidieuse au possible. Un camion qui suivait avec mes bagages et mon boy a pris feu en cours de route. J'ai attendu sans impatience durant deux jours, mais j'ai eu quelques craintes pour mes peintures qui ont été sauvées des flammes par mon boy. La caisse est toute grillée et c'est miracle que rien n'ait été abîmé. Mon pauvre boy a eu, en surcroît, beaucoup de misères : il a été accusé, à tort, d'un vol de 9.000 francs au préjudice d'une dame qui avait aussi quelques colis dans le camion et qui ont été perdus. On a remis mon sauveur de peintures en liberté le lendemain. Mais il avait reçu pas mal de tartes et en garde de l'humeur contre Stanleyville. Moi aussi.
Ainsi donc, ayant terminé mon exposition à Costermansville, je reviendrai ici et m'embarquerai le 9 juin pour Kinshasa à bord du remorqueur "Flandre". Je serai dans la capitale le 22 juin, le 24 j'ouvrirai une nouvelle exposition, le 29 j'embarquerai à bord du "Léopoldville" qui arrivera à Anvers le 18 juillet.

Encore deux mois, pas mal de kilomètres et les plus longs à parcourir en raison de l'impatience que j'ai maintenant d'en avoir fini avec cette vie foraine  mais mon travail commence un peu à sentir la surproduction, j'en ai la crainte. Il me semble en effet que mon enthousiasme baisse un peu... fatigue... peut-être. Dans tous les cas, le séjour que je ferai à Bukavu du 14 au 28 dans une maison pépère, entouré de tous les soins du Comité régional, me sera un repos magnifique. Le site est superbe. Je le connais de 1928 et le climat est délicieux. Celui de Stanleyville est fort chaud ; on transpire sans arrêt : venant des hauteurs du Ruanda où il faisait assez frais, je transpire plus qu'un autre et c'est peut-être cela qui me fait croire à un ralentissement de mon dynamisme habituel. Il y a aussi que le f.f. de Gouverneur est un fonctionnaire qui a eu quelques démêlés avec mon ami Heenen et que cette amitié, qui m'a fait tant de bien là-bas, me nuit peut-être un peu ici. Le pays de Stanley est magnifique, mais j'ai eu une petite désillusion aux pêcheries dont j'avais vu des photos et dont l'aspect jusqu'ici ne répond pas à l'idée que je m'en faisais.

(N.B. : fin de lettre manquante)

 

Wamba – Uélé le 10 mai 1933, à son oncle César Lagage, le frère de sa mère

Mon bien cher Oncle, 

Je retrouve dans ma valise une lettre qui t'était adressée de Stanleyville et que j'ai laissée inachevée. Je l'ai déchirée sans relire plus de deux lignes : elle ne témoignait pas assez de mon bon moral habituel. Je venais en effet d'apprendre que le camion qui devait me suivre kilomètre par kilomètre était resté en panne, puis avait brûlé avec son contenu: mon boy et mes bagages... parmi eux toute une grande partie de mes peintures. Deux jours après, j'apprenais que mon boy était arrêté, puis remis en liberté pour des motifs trop longs à donner et que celui-ci, connaissant mon intérêt particulier pour mes tableaux, les avait sauvés de l'incendie au péril de sa vie. Cet esprit de déconvenue était assez peu propre pour envoyer ma lettre, avoue-le. Je m'empresse de réparer : je suis à quatre cents kilomètres dans le sud de Stanleyville, à Wamba, où j'ai accompagné un substitut du Procureur du Roi qui s'occupe ici d'une assez sensationnelle affaire d'aniotos. Les aniotos sont des noirs qui forment une société secrète assez curieuse de criminels. Ils se déguisent en léopard, ont des griffes terribles aux mains et font la terreur des forêts. Avant-hier, on a emmené devant chez nous,et sans doute pour braver la justice des blancs, une femme noire affreusement mutilée, sans yeux, sans langue, les seins enlevés. Ce cadeau était horrible à voir, fait à point pour dégoûter de l'amour. J'ai eu l'occasion de faire la peinture du chef de cette association et de son conseiller secret : je garderai ces peintures et tu pourras juger à mon retour de ces effroyables personnages. Il y aura une vingtaine de pendaisons à Wamba sous peu. Je n'attendrai pas cet événement pour partir. Je m'en vais demain, retournant sur mes pas pour Irumu, N'Goma où j'étais à Pâques et enfin Costermansville où j'aurai mon exposition le 24 de ce mois. Si cela ne marchait pas comme je le souhaite, je regretterai les centaines de kilomètres que j'ai faits et qui me fatiguent tout de même, malgré que ma santé soit excellente encore.

Je sens ma fatigue à ma production qui est moindre ; adieu les cinq ou six séances par jour, il me faut restreindre. Le travail que je fais maintenant est un supplément et c'est tout : la grande part est faite. Je suis sans nouvelles depuis un mois, j'en souffre aussi : bientôt dans dix jours, j'en aurai de fraîches par avion et me réjouirai si je vous sais tous en bonne santé.

Dans l'attente, je t'embrasse ainsi que ma chère tante en vous priant de donner de mes nouvelles aux parents, et ainsi en leur faisant mes très vives amitiés. 

Fernand 

Wamba le 11 mai 1933, à sa mère, notée n° 14

Ma bien chère petite mère, 

J'ai fait un crochet assez important pour venir à Wamba où se passent des choses assez curieuses dont je te parlerai en détail au retour. Ma santé est excellente, je travaille encore, beaucoup moins que précédemment et avec moins d'ardeur aussi. En fait, si ce n'était mes expositions à Costermansville et à Kinshasa, je prendrais dès maintenant la voie la plus rapide du retour, considérant que j'ai assez vu. Mon âge mérite quelque repos.

Cette vie foraine de campements fantaisistes peut avoir son agrément un moment, un petit moment et quand on a vingt-cinq ans. Comme une vieille demoiselle, par besoin de tendresses, je tiens en laisse, pour la promener ridiculement devant les noirs, ma petite guenon, compagne de mes pérégrinations. C'est mon amie, elle me parle son langage et cherche vainement les puces dans les poils de mes bras. Elle me regarde écrire avec des yeux prodigieusement intéressés puis tout à coup s'impatiente, se fâche du manque d'intérêt qu'elle présente momentanément et fait tout un bazar dans cette chambre. Je suis né pour être président des martyrs des bêtes comme la pauvre madame Thomas.

Je n'aurai aucun ennui à quitter Wamba. C'est un poste charmant, dont les habitants ont le crâne en pain de sucre, mais dont le climat est rude : chaleur étouffante dans de la vapeur et avec cela des moustiques, des maringouins, une bénédiction. C'est la grande forêt tropicale ! Je la quitte demain pour y revenir dans un mois, mais alors ce sera la fête car je descendrai le fleuve de Stanleyville vers Kinshasa-Matadi et le bateau d'Europe !

Quand tu recevras cette lettre tu compteras encore trente jours et nous nous embrasserons au trentième ! Quelle joie ! J'en ai assez de l'Afrique. J'ai empilé une telle somme de documents à son propos qu'il ne me faudra plus revenir. Je te le garantis bien !

L'orage journalier qui sévit en ce moment me fait transpirer à grosses gouttes, il m'énerve aussi... en peignant le temps passe bien... de remuer des idées ne vaut rien... Ici il faut travailler, dormir ou boire. Beaucoup le font, de boire, mais avec excès : je m'efforce d'être sage et je le suis, tu peux m'en croire car ma santé ne serait pas celle que j'ai l'honneur de te présenter en t'embrassant avec tendresse. 

Comme ta chère santé, soigne-toi bien et si tu m'écris encore, fais le au Métropole à Matadi. 

Encore de bons baisers

F Allard l'Olivier 


Wamba, le 11 mai 1933, à sa femme

Ma chère petite Juliette, 

J'ai quitté Stanleyville sans regrets : je n'y ai eu que des déconvenues ou des ennuis, mon état d'esprit ne convenait pas non plus à arranger les bidons comme je le fais d'ordinaire. Un peu nerveux par les avatars que tu connais, je n'ai pas su arrondir les angles et me suis fait sans doute, sinon des ennemis, du moins des mécontents.

Je suis venu ici entraîné par le Substitut du Procureur du Roi, qui s'occupe d'une grave affaire d'aniotos. Tu sais ce que sont ces criminels, ils sont la terreur de la forêt, armés de griffes de léopard et parfois d'une peau. Trente crimes de ce genre ont été commis depuis peu et, par bravade sans doute, cette société secrète a fait apporter devant chez nous le cadavre affreusement mutilé d'une femme noire, le lendemain matin même de notre arrivée. Je garderai de cette vision un assez pénible souvenir. Depuis, je suis allé à la prison peindre le chef arrêté, son conseiller secret et photographier toute une bande de ces gens. Ils sont encore beaucoup qui rôdent en forêt, mènent une vie de bête traquée dans on ne sait quel délire de cruauté. La fille du chef, qui est belle et solide, a mangé deux seins, d'une façon notoire, peut-être d'autres encore, froidement. Tu verras cette photo si elle est réussie : tu lui donnerais le bon Dieu sans confession. Je vous raconterai cette affaire en famille, avec détails ethnographiques. Je suis persuadé que cela intéressera notre futur docteur. Comment va-t-il maintenant ? Et Paulette et toi, chère petite ? Je suis sans nouvelles depuis un mois. Quel soulagement si à Kisenye et ensuite à Costermansville je peux apprendre que tout va bien. 

J'ai à me côtés "Caco" une superbe petite guenon de l'espèce dite "Pain à cacheter" ( N.B. : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cercopithecus_nictitans), elle me regarde écrire, me parle de temps en temps, se couche sur le dos pour me faire des grâces. Tu en serais folle si tu la voyais, et les enfants donc ! Je ne te le demande pas, mais je voudrais ne pas me séparer de cette petite compagne de ma solitude errante. Dans ma précédente lettre, je te parlais de Teneriffe : au cas où tu te déciderais, informe toi tout d'abord si nos deux bateaux y font escale : en effet, je viens de voir un récent tableau des départs et à la mention Teneriffe, il est inscrit (facultatif). C'est bien le 24 juin que je m'embarquerai à bord, si mes souvenirs sont exacts de l'Élisabethville. C'est le bateau qui m'a ramené en 28. 

Maintenant, je suis un peu fatigué. Je travaille bien sûr, mais plus comme voici un mois, et avec beaucoup moins d'ardeur. Il faut dire que le climat de Stan et de la région, y compris Wamba (400 kil) et Irumu où je retourne (400 kil) n'est guère bon : humide, chaud et nuageux. Des moustiques et des mamigourio, aussi on transpire, on se gratte, on dort fiévreusement. Bref, je pars demain et serai dans 9 jours à Bukavu pour mon exposition. je compte bien m'y dorloter un peu dans un pays idéal et un climat plus confortable. 

Je me réjouis d'y trouver de vos bonnes nouvelles, d'après elles, je serai fort encore un mois ou mou et languide pour terminer un séjour trop long à notre gré à tous... le devoir, hélas !

Bienheureux encore, ma chère petite si de l'avoir fait nous sauve de cette funeste crise, dont toute les lettres reçues, Van Oost, Genval, etc, me parlent comme battant son plein. 

Ce qui bat son plein aussi en ce moment : c'est l'orage un tonnerre de Dieu le Père et c'et tous les jours ainsi vers quatre heures avec du déluge d'eau. Quand tu recevras cette lettre nous serons bien près de nous revoir... ! Dans cette attente qui me pèse plus que je ne peux le dire. Je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que mes chers enfants. Je vous aime de tout mon coeur : je vous embrasse encore. Amitiés aux amis

Fernand

Ne manque pas de donner de mes nouvelles à mère que j'embrasse aussi  de tout mon coeur. Je compte lui écrire par ce courrier, mais un imprévu peut survenir. J'ai écrit à Blondel. 


Rutshuru, le 20 mai 1933, à sa mère, n° 15, notée par Madame Allard : "lettre reçue après le décès de mon cher Fernand" 

Ma chère petite mère,

Revenu au Kivu après une énorme route pour Stanleyville et Wamba. Force m'est de t'écrire sans attendre vos chères lettres à tous que j'aurai très probablement après-demain à Bukavu.

Vous êtes depuis très longtemps informés que je fais une exposition à Bukavu (Costermansville) à une date précise : du 24 au 28 mai, et j'ose espérer que vous aurez profité tous de cette circonstance pour me donner des nouvelles fraîches et précises. Il faut avouer que pour ma part je ne néglige rien, pour vous donner de mes nouvelles ! Dès qu'un courrier m'est annoncé j'écris, non pas une lettre, mais cinq, en dépit du travail que je mène et de mes déplacements nombreux et pas toujours reposants. 

Cette vie active ne m'est pas mauvaise, je me sens rajeuni par ses exigences physiques : ma peinture ne me tracasse pas comme dans le travail d'atelier : je peins ici comme je mange, bois et dors : c'est une fonction de plus et c'est toujours cela ! Fonction productive, car au retour, je pourrai constater très probablement que j'ai garni tous mes panneaux (200) plus ceux que j'ai dû faire faire en cours de route.

Je compte que la vente donnera un peu à Bukavu et que je n'aurai pas à regretter d'être resté un mois de plus et fait plus de deux mille cinq cents kilomètres de route pour ouvrir cette exposition. Aujourd'hui, la voiture se repose douze heures dans une contrée idéale, demain je serai à N'Goma où je m'embarquerai pour un jour de navigation sur le lac. Huit jours après je referai le même chemin pour regagner Stanleyville en neuf jours. Donc à dater du 29 mai je serai en route pour le retour. Celui-ci sera, je te l'ai dit, si tout va bien, le 18 juillet. Bien entendu, quand je dis si tout va bien, il ne s'agit pas de ma santé, qui est excellente, mais des correspondances de route dont je ne peux rater aucune pour arriver au bateau d'Europe le 29 juin ! 

J'espère, ma chère petite mère, que ta santé est bonne et que tu te soignes pour me rendre au retour une maman toujours alerte et jeune. N'ai-je pas entendu dire qu'un monsieur Van Oost avait flirté une après-midi avec ma mère, à Stockel ! Nous verrons cette affaire-là à mon retour. 

Je ne sais pas encore si tu as eu mon télég. de bonne fête posté le 19 avril d'Albertville !

Je compte faire partir cette lettre par avion et dois encore écrire à mon oncle César. 

Amitiés aux amis. J'ai expédié d'Irumu un wagon nouveau de cartes postales. Cette correspondance prend du temps. 

Encore mille baisers

Fernand 

 

 

M'bako, sorcier Aniolo, qui servit de modèle à Allard l'Olivier depuis sa prison. 

 

Rutshuru, le 20 mai 1933

Chère petite femme, 

Me revoilà au Kivu, dans cette magnifique contrée qui fait un peu penser aux environs d'Aix-les-Bains. Mais quel voyage pour y revenir : Wamba, Avakubi, puis Irumu, puis Beni, Lubero, le parc Albert... trois jours d'auto. Le chauffeur en a plein les pattes et c'est aujourd'hui son repos. Demain nous irons en quatre heures à N'Goma, sur le lac... il me restera un jour de bateau pour gagner Bukavu (Costermansville)) où les organisateurs de l'exposition doivent m'attendre avec une inquiétude justifiée. J'arriverai le 22 mai et c'est le 24 que je dois être prêt ; c'est le jour d'ouverture. Ce voyage au grand air m'a remis en train et le léger abandon moral dans lequel j'ai été pendant quelques jours est classé. Il se fait aussi que demain j'aurai des lettres tant attendues et que dès samedi prochain je prendrai définitivement le chemin du retour. Je me répète : le 29 mai, route de Stanleyville pour la troisième fois en un mois. J'arriverai vraisemblablement le 8 juin en cette ville. Je m'embarquerai le 9, le 22 je serai à Kinshasa, le 24 exposition, le 27 Matadi où, le 29, je prendrai l'"Elisabethville" pour être le 12 à Ténériffe , le 18 juillet à Stockel. Si tout va bien ! Car la route est longue hérissée de péripéties, notre camion pris dans la boue au sortir du bac qui le transportait d'une rive à l'autre de l'Ituri est retourné d'où il venait et, dame ! il s'en est fallu de peu que nous ne prenions un bain nocturne parmi les crocodiles. Avant-hier, le camion a versé, la route ayant cédé. Deux heures et demie pour le tirer du ravin ! Tout cela, ce sont des aléas de route qui peuvent faire rater un retour cependant très judicieusement arrangé. Ne t'ayant pas lu depuis un mois je ne connais pas tes intentions : demain je saurai à Kyssenie où je t'ai demandé de m'écrire par avion si tu te proposes de venir à Teneriffe. Ton bateau devant partir d'Anvers le 1 juillet environ je t'avertirai le cas échéant par télég. avant cette date si j'étais empêché de m'embarquer le 29 juin, auquel cas ce serait remis au bateau suivant. Il se pourrait que tu fasses bien en mettant la Compagnie maritime au courant de cette alternative. Je pense qu'on t'autoriserait à prendre l'un ou l'autre bateau en raison du rendez-vous pris entre nous à Ténériffe et qu'on ait quelque considération particulière en raison de l'accord assez avantageux que j'ai pris avec le Cie . Ma santé est excellente et je me suis remis au travail avec la même frénésie qu'au début. 
Je dessine beaucoup, ayant arrêté ma production de peintre à Irumu faute de munitions, mon matériel complet étant resté à Bukavu. Quand je rentrerai, j'aurai fait environ deux cent quarante pochades, j'aurai garni de dessins les quatre carnets emportés : je n'aurai pas chômé, je t'assure ! 

J'espère que notre fils aura repris ses études et qu'il sera à même de passer ses examens. J'espère aussi que notre fille aura un beau bulletin à me montrer au retour. 

En raison de mes vertus uniques tu voudras accepter mon retour avec Caco ma petite camarade de route. Elle est ravissante, affectueuse, facile et d'une drôlerie extraordinaire. Elle fera l'enchantement de tous tu verras. Pas de soucis... D'ailleurs je saurai m'en occuper s'il le faut. Il y a ici le ministre Orts (https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_Orts) dans le même hôtel, il me dit qu'il a les singes en horreur mais que cette petite bête lui plait infiniment. Elle fera ta conquête comme celle des autres. 

Hier j'ai photographié des hippopotames à moins de dix mètres, le soleil n'était pas assez rayonnant malheureusement et mon appareil est si désespérant. Je rapporte quelques beaux objets de mes pérégrinations, notamment des griffes d'anniotos rare et deux couteaux à manche d'ivoire, dont l'un a plusieurs fois comme le goût du sang. 

J'espère que tu te soignes bien, chère petite femme et que tu me présenteras à Ténerife une charmante mama potelée et faite à point... lune de miel nouvelle en croisière ! ma chère ! 

Je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que les grands jeunes gens. Je termine en nous disant ce que je dis à chaque fois, que je vous aime bien. Tu me ferais plaisir en donnant de mes nouvelles à mère. Puisse-t-elle être en parfaite santé comme vous trois ! 

Fernand

 

Photo prise le 28 mai 1933, à Nya-Lukemba, près de Bukavu, sur le lac Kivu, et la pochade de Fernand.


Avakubi, le 2 juin 1933, à son frère 

Mes chers amis,

Je suis à me demander si cette lettre me précédera : je suis en effet sur le chemin du retour et cette pensée me réjouit le coeur. Je vous écris d'Avakubi où je passe pour la troisième fois, retournant à Stanleyville, après être allé à Bukavu, soit quatre mille cinq cents kilomètres en un mois ! Ce sont de dures étapes qui méritent un jour de repos sur trois. Ce matin j'étais un peu fatigué peut-être même un peu fiévreux, et je me suis recouché bravement, en méprisant toute agitation. Il suffit sans doute d'un bon repos pour me remettre, un bon fruit Salt (http://thequackdoctor.com/index.php/enos-fruit-salt/) car je me sens redevenu vaillant. Demain soir je serai à Stan où cette lettre sera postée. Le 9 j'embarquerai sur un remorqueur et serai à Kinshasa le 22. Huit jours plus tard, Matadi, et l'Europe enfin après 29 jours de mer. J'espère vous y trouver tous en bonne santé, mes chers enfants, car je me doute que notre chère maman n'aura pas pu résister à l'invitation que j'ai répétée de venir à ma rencontre à Teneriffe. Ce sera pour elle et pour moi un heureux moment ! Je regrette que mon état de fortune et celui de mes affaires ne m'ait pas permis d'étendre à vous cette invitation. 

L'exposition de Costermansville a donné un peu moins que je ne le prévoyais : j'escomptais plus d'affaires... je ne me plains cependant pas, les temps qui courent sont très durs et j'ai lieu d'être enchanté de pouvoir arriver à joindre les deux bouts. Reste encore l'exposition à Kin, mais j'ai bien peur que là aussi je ne doive déchanter. Les fonctionnaires sont les seuls qui, ici, ne devraient pas se plaindre et ce ne sont que jérémiades sur le retrait qu'on leur fait de dix pour cent du traitement. Prélèvement de crise : si, comme je le crains, je devais moi aussi laisser quelques grelots aux finances, je vais g... comme un putois, tout comme les autres. Vous aurez certainement grand plaisir à l'ouverture des malles car elles sont bourrées de bilokos divers. Il y en aura pour tous les goûts. J'aurai sans doute réponse de maman au sujet de ma guenon Kako. Je suppose que vous aurez arraché son consentement et que je serai ainsi en mesure de la rapporter. Je dis en mesure car je ne sais pas moi-même si cette dépense à faire ne me fera pas reculer : on me dit ici que le transport est assez onéreux et aléatoire... Ces petites bêtes meurent souvent en cours de route, faute de graissage de pattes à celui qui s'en occupe à bord, et partant faute de soins. La saison sèche commence ici, le ciel sans soleil fait sortir l'humidité du sol, une buée invisible vous baigne comme un bain turc, parfois cependant un orage, comme j'en ai tant eus en cours de route. 

Je vais écrire à mère et à l'oncle César. J'espère que la famille sera le 18 juillet à Anvers. Quelle belle journée ce sera ! Je vous embrase tous deux et si maman a renoncé au voyage, tous trois bien tendrement. 

Avakubi (Nia-Nia), le 2 juin 1933, à sa mère, notée n° 16, lettre reçue le 5 juillet, la dernière ! 

Ma chère petite mère, 

Cette lettre sera postée à Stanleyville, peut-être me précédera-t-elle, peut-être arriverai-je avant elle. C'est dire que peu de jours après son reçu, je serai hat home dans l'affection des miens. Quelle belle journée que celle où le bateau accostera Anvers, le 18 juillet ! Car j'espère terminer mon parcours avec la vaillante santé que j'ai su garder jusqu'ici.

Je reviens de Costermanville : l'exposition était très coquette mais plus animée par les dames indigènes que par les Européens peu nombreux... trois ou quatre cents. J'ai vendu une dizaine d’œuvres, moins que je n'escomptais : les préoccupations de la crise entament tout courage de la part des acheteurs. Quand cela se terminera-t-il ? En attendant, je me sauve encore un an et ce n'est déjà pas si mal, ne trouves-tu pas ? Puissé-je ne pas être trop désaxé, au retour, par la vie disciplinée d'atelier. Ici, c'est la fantaisie, la liberté personnelle, quelquefois la sauvagerie savoureuse du moment ; on se sent loin de tout et près des accidents toujours possibles et, comme pendant la guerre, on s'arrange au jour le jour, dans bien des cas. Je ne regretterai rien d'ici et cependant je serai bourré de souvenirs pour des années... Des tableaux jailliront de tout cela et plus tard j'aurai peut-être fait le maximum reconnu de ce que ma nature me permettait de faire. J'aurai de vos chères nouvelles à Stanleyville, peut-être à Coquilhatville, mais certainement à Kinshasa. À Bukavu j'espérais des monceaux de lettres. Juliette heureusement dans des nouvelles datant de quinze jours à peine (avion) me disait que James lui avait fait part de ton excellente santé. Rien non plus de notre oncle César à qui j'ai cependant écrit régulièrement et à qui je vais écrire à 'instant une dernière lettre (avion, comme celle-ci) avant mon retour.

La forêt m'entoure, l'hôtel de repos de route y est blotti ; à droite, à gauche, devant, derrière, cinq cents kilomètres de mystères. Des femmes nues passent en bande, chargées de bananes... où vont-elles ? Combien feront-elles de route sous leur faix ? Des journées, des journées, échangeant leurs fruits contre dix centimes ou un morceau de viande que les nains (pygmées) auront chassée ! Au revoir, à très bientôt, ma chère petite mère, prépare-toi une belle mine, j'en fais autant. Je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que chers frères et belles-sœurs. 

Fernand 

 

Avakubi, le 2 juin 1933, à son oncle César, note :manuscrite : "une des dernières lettres"

Mon cher Oncle,

Deux mots seulement : en effet cette lettre double presque, dans un esprit affectueux, la lettre que j'écris à ma chère Maman et qu'elle te lira, j'en suis persuadé. Comme mon temps est assez occupé même quand je suis oisif (ne dois-je pas regarder encore et toujours ?) je me sens assez paresseux quant aux lettres à écrire. Cependant il faut avouer que je le suis moins que certaine personne très affectionnée dont je n'ai plus rien reçu depuis un long mois ! Je suppose que cette certaine personne m'aura écrit à Stanleyville et que ce reproche déguisé ne m'occasionnera que le remords de l'avoir fait.

Me voici donc définitivement sur le chemin du retour : demain soir, je serai à Stanleyville, le 22 à Kinshasa. Quand tu recevras cette lettre, je serai vraisemblablement en mer, près de Ténériffe. Ma fête étant le 12 et accostant Ténériffe à cette date même, elle sera bien jolie si, comme je le lui conseillé, Juliette m'y rejoint. Le 18 juillet Stockel. Par une sorte de superstition moi, le mécréant, j'ajoute "si tout va bien". Ma santé est excellente mais il faut tout prévoir dans ce pays plein d'embûches et d'imprévus. 

L'exposition de Costermansville a assez bien donné, moins que je ne l'espérais. Ayant vendu des pochades dans des conditions inespérées, petits postes perdus dans la brousse, je pouvais compter sur une vingtaine de ventes : j'en ai fait douze. Au fait, il vaut peut-être mieux qu'il en soit ainsi et que je garde une documentation plus abondante pour l'Europe et... la fin de la crise ! Et puis j'ai encore Kinshasa où la propagande est bien faite par de charmants amis. 

J'espère que ta santé ainsi que celle de ma chère tante est toujours bonne. je vous embrasse tous deux du fond du coeur. Mille amitiés à Léopold et sa famille, ainsi qu'aux amis Martin quand tu leur écriras. 

Allard l'Oli...