1928 : premier voyage au Congo (départ, Égypte, voyage en bateau)
Tous les textes cités sont bien évidemment à replacer dans le contexte de l'époque, et ne reflètent en aucun cas notre pensée. Ils sont reproduits tels qu'ils apparaissent dans les journaux ou dans les lettres de 1928 y compris pour l'orthographe, la syntaxe et le vocabulaire.
Janvier 1928 : Genval organise un dîner pour fêter son départ au Congo.
Article du 19 janvier 1928, paru dans l'Essor colonial maritime à Bruxelles
"L'ami Genval est parti, mardi matin, pour le Congo, enthousiaste et fier. Il ne part plus presque à l'aventure : le gouvernement colonial, les plus grosses sociétés lui ont confié la composition de films importants au point de vue de notre propagande officielle !
Avant de partir, il a tenu à réunir à la Taverne Royale quelques-uns de ses amis personnels, parmi lesquels nous avons noté le peintre Allard l'Olivier, sa femme et ses deux enfants ; M. Max-L. Stevens, bien connu dans les revues du Palais ; l'architecte Em. Guillaume et Mme ; M. Edg. Loman ; Mme Duparquet ; M. de Marneffe, etc. Petite fête intime où Mme Libotte fit entendre une voix superbe et où Max-L. Stevens eut l'occasion de faire ressortir toutes les facettes de son esprit. Plusieurs amis, retenus ailleurs, s'étaient fait excuser.".
Février 1928 : Fernand correspond avec les grosses entreprises belges au Katanga pour financer une partie de son voyage.
Le Comité Spécial du Katanga lui accorde un acompte de 17500 francs, contre une toile qu'ALO doit faire là-bas.
Le Ministre des Affaires étrangères lui écrit en mars :
"(...) J'ai, en effet, réservé bon accueil au projet de celui-ci (FALO) et ai donné au Gouverneur général du Congo les instructions nécessaires en vue de faciliter et favoriser son voyage au Congo. Je viens d'autre part de décider qu'il sera accordé à M. Allard l'Olivier un subside de 10 000 francs, moyennant engagement de rapporter du Congo, des documents artistiques qui éventuellement pourront être employés à la Section Coloniale de l'Exposition d'Anvers.".
Ce document explique en partie l'aide matérielle qui sera apportée à Fernand lors de son voyage, entre autres au niveau déplacement, mais laissons Fernand raconter.
Mars-Avril 1928 : Fernand quitte la Belgique. Il part en Méditerranée, prend un bateau pour Alexandrie. Là, il traverse en train l'Égypte, récupère un cargo à Port-Saïd et descend la côte africaine jusqu'à Dar Es Salam, où il a rendez-vous avec Genval.
Carte synthétisant les déplacements de Fernand entre avril et septembre 1928. (Fond de carte d-maps.com)
Lettre à sa femme du 10 avril 1928, en mer.
"Ma chère petite femme,
Dans six ou sept heures, nous serons à Alexandrie où je me propose de mettre à la poste, immédiatement, cette lettre. Tu pourras te rendre compte exactement du temps nécessaire pour me faire parvenir de tes nouvelles à Héliopolis. Cette ville à quelques six kilomètres du Caire est à quatre heures de rapide d'Alexandrie où je débarque. Mon embarquement à Port-Saïd (où tu pourrais écrire à la poste restante maritime si tu le jugeais possible) nécessitera un parcours égal en chemin de fer. C'est incroyable comme les distances, qui paraissent menues sur une carte, deviennent importantes quand il faut les parcourir. La Crête, par exemple, qui semble une île négligeable, s'est trouvée en vue de notre bord durant tout l'après-midi d'hier. Le temps est idéalement beau et les lointains s'aperçoivent avec une précision de lunette. André, à ce propos, pourrait-il me dire d'où vient le mot lunette ? Je le sais, moi, parce que les croissants, au déjeuner, s'appellent des "lunetto", traduction italienne de "croissant de lune". En ce moment, nous naviguons en Méditerranée et nous avons traversé deux heures pleines un nuage de brouillard qui ne s'explique que par la fonte des neiges. Le commandant, devant qui je suis à table, me disait que le cas était extrêmement rare.. La sirène n'a pas cessé de marcher : nous avons ensuite fait une répétition de sauvetage, les embarcations suspendues en dehors des ponts, les ceintures sur le dos et le ventre, des passagers qui ressemblaient ainsi à des guignols. Mon temps se passe en rêveries, en lectures, en conversations. J'ai une flemme énorme, paralysante : quand mon vieux courage me reviendra-t-il ? je viens de rétablir avec un certain succès le désordre de ma malle et de ma valise et n'en suis pas peu fier. Quand je reviendrai du Congo, je serai passé maître dans l'art d'empiler les objets et mon caractère autoritaire aidant, je prévois des conflits.
Que devenez-vous mes chers amis ? J'ai hâte déjà (d'avoir) de vos nouvelles, que votre santé à tous soit aussi bonne que la mienne, voila l'essentiel.. Les vacances de Pâques font une heureuse diversion à mon départ et j'espère que vous en avez bien profité au Mad... ( illisible)
Puisses-tu avoir eu idée de remettre une lettre au "Katanga" parti le 7 et qui doit être maintenant sur les côtes du Portugal.
J'ai fait la connaissance d'un anglais, .... qui habite l'Égypte depuis toujours et m'invite un soir de la semaine prochaine à passer quelques heures avec lui au Caire. Le soir nous avons cinéma à bord et j'ai vu des choses frémissantes, bien italiennes, qui exaltent encore la passion (?) affectueuse avec laquelle je vous embrasse tous, toi, André, Paulette.
Fernand.
Fernand passe plusieurs jours à Héliopolis (qui s'appelle actuellement Aïn-ech-Chams) dans la banlieue du Caire. Il en profite pour faire du tourisme à sa façon peu conventionnelle.
Lettre à Juliette, datée du dimanche 15 avril 1928
Chère petite femme
Je travaille, je dors et me lave : voilà à quoi se passe mon temps ici. Aucune impatience même pour un problématique courrier et chacune de mes actions adopte la sage lenteur, l'économie calculée du moindre effort qui convient au climat sans doute. Quelle chaleur et que de mouches... mouches sauvages, tenaces, lancinantes, elles ne quittent tes narines que pour la bouche ou les yeux. Elles gagnent leur vie systématiquement sur leurs victimes révoltées. Pour faire ma besogne j'ai transformé ma chambre en atelier : elle est admirablement exposée et je me retrouve la palette en main, oubliant parfois que je suis au Caire à proximité du Sphinx et des Pyramides dans la patrie la plus féconde peut-être en grands événements légendaires. Le Nil est un beau fleuve et les gabarres aux voiles lattées sollicitent le peintre qui bon gré mal gré doit leur tourner le dos. Je pense cependant avoir terminé ma grande toile demain et alors j'irai me "faire se (?)" dans le vallon. J'ai dîné avant-hier avec un monsieur Guimper qui m'avait invité : nous avons profité de cette soirée pour faire un tour dans les rues excentriques. Clameurs, parfums orientaux, poules molles et avachies, fête...mais triste fête. Il faut être bien affamé pour mordre dans dans ces joies. Hier soir, dancing de gala. Bon jazz-band. Cent personnes, j'étais au plume à onze heures, mes yeux fatigués de lumière se refusaient à tout service. Je n'ai pas dansé. Je suis seul, seul, seul et je suis mieux ainsi malgré que ma lippe retombe sur le mode qui te déplaît.
Je suis au fond très désireux d'une lettre, d'un mot me disant la vie à Stockel : comment vous vous portez. Le choses les plus menues intéressent quand on est loin et tout ce que tu me diras au hasard de la plume sera comme une bénédiction. Les piastres volent comme si on les donnait. La piastre vaut 1,80 fr environ et un bock coûte sept piastres ; il faut boire cependant. Je cherche un truc pour faire comprendre à Empain que mon tableau dépasse les frais de son invitation (et ce n'est pas vrai...). Mardi, j'irai saluer le Ministre de Belgique ; le chancelier que j'ai rencontré m'a laissé entendre qu'un artiste comme moi, que... qui... J'ai maintenant des visites de bienséance à faire, qui me font judicieusement comprendre que ma situation est celle d'un gradé, mais aussi que je vieillis. Puisse le Congo ne pas renforcer mon "coup de vieux".
Je vous embrasse tendrement tous les trois. Il arrive souvent que j'ouvre on portefeuille, dans la distance les photos ont du bon.
Encore des baisers.
Fernand
Voici ce qu'il écrit à sa mère :
Le 16 avril 1928 ; lettre écrite au Caire (Héliopolis Palace)
"Ma chère petite mère,
Mon séjour au Caire s'effectue agréablement. Magnifiquement reçu dans un des plus beaux palaces du monde, je me donne l'impression d'être milliardaire et mon sacré ventre gonfle comme un nez vaniteux. Tu ne peux te figurer le luxe de cet hôtel. Construit en style arabe, il a un hall de cent cinquante mètres de long et d'une hauteur de trente mètres au moins : tout cela posé sur des colonnes de marbres rares. Il y a six cents appartements, une salle à manger ad hoc... et nous sommes cinq. Il y a certainement dix domestiques par client : c'est la fin de la saison. La chaleur est étouffante et le gratin des hivernants est parti savourer le printemps septentrional. Dans dix jours, il n'y aura plus une fleur en Égypte, tout sera cuit, recuit. Je voudrais que tu me voies : hier en faisant ma toilette, je ne me reconnaissais plus dans la glace. Je ne suis ni rouge ni brique, mais noir. Comme un indigène d'ici. Il est vrai que je travaille au soleil et pour l'excellente raison qu'il n'y a pas d'ombre. J'ai travaillé notamment une journée entière de sept heures du matin à cinq heures du soir dans l'absolue solitude du désert. Je t'annonce que c'est une sensation curieuse que de vivre une journée là où rien ne vit, hormis quelques serpents innocents et des lézards de sable. Et un vent...j'avais la main gauche douloureuse le soir tant je devais faire d'efforts pour maintenir ma palette. Ma santé est parfaite et je souhaite ma chère petite mère que cette lettre te trouve dans un état aussi bon que le mien, physiquement et moralement. La traversée, je te l'ai dit a été idéale... Comme le monde est grand ! Et que la mer sait être bonne et accueillante, pour les voyageurs. Je ne peux que souhaiter continuer aussi bien cet heureux début. J'ai déjà une bonne toile en cours d'exécution. J'espère que mon client en sera satisfait.
Au revoir ma petite mère, je vais en smoking comme chaque soir prendre place à ma petite table et manger silencieusement en regardant d'un air compassé les quatre victimes de luxe qui feront de même.
Je t'embrasse de tout mon cœur mille et mille fois
Fernand
Je m'embarque le 23 pour Dar es Salaam à Port-Saïd (port à 4 heures de rapide d'ici) ".
Et à Juliette le lendemain (Mardi 17 avril 1928)
"Ma bien chère petite
Quelle bonne surprise ce matin : ta lettre...surprise un peu attendue car je savais qu'un bateau-courrier était arrivé hier à Alexandrie. Comme c'est touchant tout ce que tu me racontes concernant les enfants ! Je pense tant à eux, moi aussi ! Chers gosses ! C'est sauvage et parfumé comme le thym et le serpolet. je crois que nous serons un jour plus fiers encore d'eux que nous ne sommes maintenant de leur santé ! Je suis assez ému aussi concernant ce que je lis entre les lignes... elles sont plus serrées que d'ordinaire et cependant je lis beaucoup plus dans les intervalles. Je crois que nous nous aimons bien ma chère petite et c'est une grâce dans le vie d'une famille quand le père et la maman sont unis comme nous le sommes.
Je suis toujours à m'inquiéter concernant tes longues journées de solitude...Si tu faisais de la poésie...ou de la peinture ?
J'attends en t'écrivant ce monsieur Grimper si obligeant qui doit me mener chez le ministre de Belgique. Je peux être interrompu d'un moment à l'autre...il fait une chaleur suffocante ce matin, la fournaise monte du sol dirait-on plutôt que du ciel. J'ai arboré un magnifique complet blanc qui me va comme un gant. Je deviens petit à petit colonial sans presque m'en rendre compte.
Hier je suis allé tout seul, comme un grand, voir les Sphinx et Pyramides. C'est à 15 km environ du Caire. Mon émotion de visiteur a été fortement atténuée du fait qu'un monde fou se pressait aux abords. C'était la fête du printemps et jour de congé et de bombances. Tout est gâché, au surplus, par la nuée d'indigènes qui s'abattent sur le pauvre voyageur pour lui extirper des "bakchichs". Cela a commencé par un bonhomme qui m'a proposé sa conduite. D'autorité, il a repéré un ânier, s'est installé sur une bourrique et m'a foutu littéralement sur une autre. Coups de bâton multiples, on avance lentement, ma bourrique marche tête à queue. Soleil de plomb. J'attire les fellahs comme du fromage les mouches. Un soldat survient au galop, s'enquérant de savoir si la victime n'est pas encore en charpie. Tout s'arrange enfin, et je rentre à l'hôtel assez fier de ma randonnée, mais sans la moindre impression forte sur les Pyramides et leurs quarante et un siècles. J'y retournerai... J'y suis d'ailleurs retourné le soir pour dîner au Mena Haus, hôtel plein de charmes bâti au pied des monuments et où j'étais invité. Rentré parfaitement bien aux petites heures et très content de cette soirée typée, en somme, sur toutes les soirées de luxe décrites dans les romans de mœurs internationaux.
Mon tableau est presque terminé. J'en ai ébauché un autre ; la fin de mon séjour ici se passera en croquis nombreux.
Il se peut que je reçoive encore de tes nouvelles à Héliopolis mais dès maintenant au reçu de cette lettre c'est à Usumbura qu'il faut écrire, 15 jours après à Albertville.
Au revoir, ma cocotte chérie. je t'embrasse de tout mon cœur et embrasse mes chers André et Paulette à qui j'adresserai ma prochaine lettre.
Fernand
Je vais écrire à M(?) au comptoir d'escompte.
".
Cette pochade (appartenant à Laure G) a été peinte lors de son séjour en Égypte : elle représente le mausolée du sultan Barqooq au Caire
Le 22 avril 1928 Héliopolis Palace
"Ma chérie
Je suis persuadé que tu as fait au mieux et que tu m'as écrit : cependant je pars aujourd'hui assez déconfit d'être sans nouvelles. Un bateau courrier est arrivé hier, tout, ici, était en effervescence car c'est une fête et ma déception a été grande. D'autant plus grande que je vais être maintenant privé de toute correspondance pendant quinze jours entiers. De quoi cela provient-il ? Très probablement de ce que tu ne t'es pas informée avec prévision du départ des bateaux. Pour moi qui écris tous les deux jours c'est moins important si j'en rate un j'en trouve un autre le lendemain....Mais pour toi plus réservée dans ta correspondance tu devrais te mettre au courant exactement des courriers propice. Je ne te gronde pas tu sais ... mais je suis un peu triste et tellement seul que tu me pardonneras le conseil affectueux que je te donne d'être très attentive à me donner de vos chères nouvelles. Tu m'annonçais par une carte que tu te proposais de m'écrire le surlendemain et cette carte m'est arrivée il y a quatre jours. je viens de donner des ordres pour que cette lettre me soit expédiée si possible à Port-Soudan où je serai le 28. Il parait que c'est très juste de temps pour que j'en sois touché, on l'expédierait plutôt à Usumbura où je l'aurai dans un mois ! Où m'auras-tu écrit durant ce temps ? Je suis bien perplexe. J'espère que vous vous portez bien toi et les enfants. Que puis-je faire d'autre ? Espérer. Ce sera maintenant mon unique réconfort.
Je quitte Héliopolis dans quelques heures, pour être à Port-Saïd dans l'après-midi, où je m'informerai de l'emplacement de mon bateau. Mon séjour ici a été bon, trop confortable même : je vais me trouver de but en blanc dans le voyage hérissé de difficultés. J'ai vu Van der Borght vendredi soir et nous avons dîné ensemble ; il ira avec sa femme te dire un petit bonjour en fin mai : il te téléphonera. Reçois-le, c'est un grand garçon sympathique, genre étudiant encore, quoique professeur au Caire. C'est l'auteur d'un bouquin de vers que tu as vu et que tu reverras vivement en découpant les quelques pages qu'il y a encore à couper. Très répandu dans le monde socialiste : c'est un jeune d'avenir.
J'ai déjeuné avant-hier avec le directeur de la Cie qui vit dans un grand luxe de domestiques noirs en livrée. Il y a avait quelques invités, notamment un M. Heynau-Bey, directeur du protocole, qui m'a fait faire hier une tournée extraordinairement intéressante dans le vieux Caire que j'ignorais. J'y ai retrouvé le pittoresque de Tunisie que je croyais disparu ici tant l'européanisme a absorbé cette grande ville. J'ai visité un ravissant établissement de bains ancien, où se trouvent des salles de sudation à 60 et 70 degrés.
Ma soirée dernière s'est passée à boucler mes nom de dieu de bagages. Je renonce à te faire la pige dans cette industrie – tu es un as pour trouver de la place là où il n'y en a pas.
Inclus deux ou trois timbres pour notre fils. Je compte lui en acheter d'autres à Port-Soudan. Pour sa gouverne les timbres bleus valent 1 piastre 1/2 soit trois francs environ. Ceci en cas d'échange.
J'ai reçu hier pas mal de curieux dans mon "atelier" et j'ai cédé une de mes petites pochades pour cinq livres, soit 875 francs. J'en ai profité pour acheter un manteau arabe que j'espère garder en bon état jusqu'à mon retour ; je pense qu'il te plaira.
Je te quitte ma chérie, dis-toi que je t'aime beaucoup plus que tu ne le penses, parle de moi aux enfants. Dis leur l'affection de leur papa. Baisers bien tendres pour vous tous.".
Allard l'Olivier
Dimanche soir 22. Note manuscrite de la main de Juliette : cette lettre a certainement inspiré mon mari pour le tableau "Partir", toile exposée à la Petite Galerie en 30.
Mes chers tous,
C'est à vous trois que en effet que j'écris dans l'espoir que mes enfants ne voudront pas rester en dette avec leur papa. On m'avait promis de m'envoyer un courrier à la gare avant le départ du train en cas que... Mais ce cas – que ne s'est malheureusement pas produit et je ressasse les nouvelles du 16 -15 et 14 par l'espèce de trois journaux qui m'apportent les cancans du pays, de France et d'ailleurs.
Je suis bien arrivé à Port-Saïd après une assez pénible traversée du désert qui s'étend presque dans toute la totalité de la distance Le Caire – Port-Saïd. D'un côté, un peu de verdure par moments, due au Delta, de l'autre le brûlant désert à perte de vue. Pendant une heure et demie le train a suivi le tracé rectiligne du Canal de Suez et j'ai fait ainsi par voie de fer la triste route que je referai demain par bateau. C'est une triste route, désolée, aride, désertique. Elle passe par Ismaïlia ; Ismaïlia de la Bible... Quel désenchantement ! Cette localité au nom retentissant dans l'Histoire n'est plus qu'une bourgade sans aucun caractère, une charmante oasis sur laquelle elle s'appuie explique les chalets à la française ou à la stockeloise : on y vient en villégiature l'hiver ! En ce moment, c'est cuit, recuit et j'ai dans l'idée que c'est à Ismaïlia que les alouettes tombent toutes rôties dans le bec des amateurs.
Port-Saïd, qu'on m'avait dite sans caractère, est au contraire une ville curieuse. Très cosmopolite bien entendu : on y parle français, anglais, flamand, égyptien, bédouin, juif, tout ce qu'on veut.
Cette ville, située entre la mer Méditerranée et l'entrée du canal de Suez fait commerce avec tous les bateaux qui y font halte pour faire du charbon ou pour en apporter. C'est ainsi que de ma chambre, j'ai pu dessiner, cet après-midi, le "Prins Nederland", grand bateau des Indes, faisant du charbon à l'ancre. Spectacle merveilleux : imaginez-vous huit gabarres chargées de charbon et d'hommes ; tout cela formant tas comme une fourmilière au travail. Combien de tonnes ? Des deux ou trois cent mille... le tout englouti en deux heures par la manœuvre incessante de ces bras, de ces jambes alertes à la besogne. On regarde et on s'émerveille des fourmis ou des abeilles : les hommes donnent des spectacles aussi extraordinaires. Mon bateau est signalé, inscrit au tableau de l'hôtel : demain on m'y mènera avec mes bagages et mon cafard, car je l'ai un peu, je l'avoue sans fard, comme Balandard lui-même. Je n'ai pas parlé de Port-Saïd, ville très extraordinairement animée : tout le monde vit dehors à la tombée de la nuit et aux terrasses des cafés, c'est un défilé incessant de marchands, de montreurs de singes et d'escamoteurs. Ceux-ci sont lilliputiens. C'est en effet des enfants de dix à sept ans qui font des prodiges d'adresse et pour passer les piastres prêtées dans leur poche avec une maîtrise d'adresse qui désarme.
Adios mes amis chéris, je vais prendre l'air, j'étouffe dans cette baraque.
Je vous embrasse tendrement en vous suppliant de m'écrire...le ton du commandement n'est pas de mise quand on est loin, dites ?
Allard, votre dab à vous trois.
Plus tard dans la soirée, le même jour.
Chère Petite
Deux mots avant le départ – je suis à bord et t'écris faute d'autre papier sur le verso de la lettre de Francen.
C'est te dire que j'ai de tes nouvelles et que je te remercie, toi, les enfants, mère : vous m'avez gâté. C'est bien ma persévérance et ma certitude que tu ne m'avais pas laissé tomber qui m'a fait avoir ces chères babillantes. En effet hier soit j'étais désespéré et j'ai tenté de téléphoner à Héliopolis. J'ai en fait télégraphié et quelques minutes avant le départ de la vedette qui m'amenait au "Katanga", en rade, j'ai reçu un télégramme : lettres envoyées courrier onze heures... Comme le train arrivait à 3 heures, je me suis précipité à la porte où on m'a remis l'incarnat de ta pensée.
Ainsi tout va bien : je vous sens installés.
Je vous embrasse tendrement. On sonne pour le dîner, et il me faut remettre ce mot bien tardif avant que je me mette à table.
Je t'embrasse encore et en route pour le Congo cette fois.
Fernand
En mer, 24 avril 1928
"Chère petite
Installation pépère : sur le pont supérieur du "Katanga", on a dressé la tente. J'y suis abrité, découvre l'horizon. Je t'écris assis sur mon fauteuil déplié ainsi que ma table. Mon appareil colonial commence à servir. La chaleur est grande, prise entre deux déserts, celui de l’Égypte et celui de l'Arabie. Mais est fort supportable. Dans quelques jours, je suivrai les conseils médicaux et commencerai à prendre de la quinine. Le "Katanga" est un cargo de huit milles tonnes dont les officiers sont gentils. Deux Belges, deux Russes et le capitaine belge comme de bien entendu. Nous nous entendons très bien, d'autant plus que j'ai été vivement recommandé à Anvers près de ces messieurs. La table ne vaut pas celle d'Héliopolis et cela vaut beaucoup mieux ainsi, car je commençais à trop manger. La bonne chère ne vaut rien en voyage. Le Canal de Suez traversé en partie pendant une nuit où j'ai pioncé comme un sonneur, se termine par Suez qui est en vue. Nous allons, dans quelques heures, entrer dans la torride Mer Rouge.André m'écrit qu'il a vu le canal au cinéma : il me parles d'écluses ou de barrages : on n'a jamais vu cela ici. Il doit confondre Suez et Panama. En passant à ce sujet, je remercie fort mes cher André et Paulette pour leurs bonnes petites lettres reçues en même temps que la tienne. C'est au galop avant le départ que j'ai écrit de Port Saïd afin de te rassurer sur le sort de vos chères lettres. Comme je te l'ai dit, il s'en est fallu de fort peu que j'en sois privé. Notre Katanga serait arrivé à son heure juste qu'il en aurait été ainsi.
C'est effrayant ce que j'ai dépensé d'argent en Égypte et sans aucun excès d'aucune sorte. Les pourboires sont vengeurs (??) ici et un dernier exemple te le prouvera ; entre les pourboires d'hôtel (dernière journée à Port Saïd) et le transport au bateau de mes bagages 125 piastres ont filé. ce qui fait environ 250 francs. Deux cent cinquante francs pour rien... Les serviteurs s'organisent celui qui a reçu son compte s'efface pour un second et ainsi de suite...C'est effarant.
... Voilà Suez, je vais clôturer cette lettre qui sera mise à la poste ici. Ma prochaine sera datée de Port-Soudan. Le paysage change : de grandes montagnes dénudées bouchent l'horizon, l'oasis de Suez fait une bande verte d'un aspect moins rébarbatif... Je songe à nos pommiers, nos cerisiers en fleurs avec une certaine tristesse. Je pense à vous surtout chers tous dont je m'éloigne à chaque tour d'hélice. Comme le monde est grand...J'ai fouille mes malles et te suis reconnaissant du bel ordre dans lequel tout est placé. Je retrouve tout ce dont j'ai besoin avec la plus grande facilité.
Je te quitte, je t'embrasse de tout mon coeur ainsi que mes chers André et Paulette. Je toilette les ouies de Mélo et de Minouche.
Bien des amitiés à tous les amis
Fernand"
En mer Rouge, 28 avril 1928
"Chère petite femme,
Nous avons quitté Port-Soudan ce matin à 5 ½. Toute la nuit s'est passée dans le bruit des débardeurs indigènes qui embarquaient et débarquaient des marchandises, et aussi dans les chants : les noirs, en effet, ont fait un "tam-tam" nocturne sur le pont et c'est quelque chose. Je suis le seul à bord qui ai pris quelque repos de l ½ à 5 heures. Aussi, ce soir, je serai dans mon plume à 21 heures. Nous avons heureusement un peu de brise dans cette Mer Rouge de mauvaise réputation : après-demain nous doublerons Aden et nous respirerons mieux. Je t'écris à poil, mon hublot ouvert d'un côté et le ventilateur électrique de l'autre. Nous avons embarqué un passager, de sorte que mes bagages au grand complet sont venus me rejoindre dans ma cabine. Toutes mes malles ont dû être ouvertes, soit pour un objet, soit pour un autre ; et je n'aurai pas trop d'un jour entier pour reconstituer ton ordre là où sévit mon désordre. Je continue à travailler à bord avec les noirs. J'en ai de toutes races, de tous districts et plus tard, rentré en Europe, je saurai où prendre mes modèles noirs quand j'en aurai besoin : il suffira que je m'adresse à l'un ou l'autre des capitaines de la Compagnie momentanément à Anvers. Hier, à Port-Soudan, nous avons rencontré le bateau "Kabinda" faisant route vers Anvers et j'ai remis au capitaine (qui te le fera parvenir) une sorte de gandourah en soie que j'ai achetée pour toi au Caire. Cette commission te parviendra dans vingt-cinq jours, soit quelques jours après le reçu de cette lettre qui partira de Mombassa. Nous serons à Mombassa dans neuf jours seulement, cette lettre que j'abandonne prendra presque l'allure d'un journal de bord car nous allons être isolés du monde durant tout ce temps. À moins qu'un télégramme d'Aden ne nous demande, auquel cas ce serait un retard imprévu à Dar es Salam et ma correspondance par chemin de fer ratée pour Kigoma. Je vous embrasse tous trois mes chers
Fernand"
Océan Indien, 30 avril
"Mes chers amis
Car c'est à vous trois mes chéris que j'écris aujourd'hui. Quelle journée ! Terrassé hier par la fatigue, je me suis couché sans prendre le temps de venir bavarder avec vous à mon bureau. Dans la nuit, vers trois heures, alerte. La sirène mugit : c'est péremptoire... Au second coup, il faut se lever. La mer est houleuse, la brume épaisse. De la brume ici, c'est extrêmement rare et d'autant plus intéressant que le commandant m'avait annoncé quelques îlots dangereux. Une lumière dans la brume vient dissiper l'inquiétude que donnait la sirène d'une navire inconnu venant dans notre direction : nous passons bord à bord et échangeons des signaux. Télégraphie morse par lumière. Le Commandant décide de ne pas se recoucher. Je rejoins, moi, ma cabine et m'éveille à 6½ comme d'habitude. Mais sans goût pour travailler. J'en profite pour me mettre au courant de la navigation et des moyens de faire le point. La hauteur du soleil, l'horizon, le travers du bateau, l'heure : voilà quatre points qui permettent, une fois constatés, de recourir aux cartes marines et de situer exactement la position. Ces cartes sont d'ailleurs multiples et extraordinairement bien renseignées : fonds marins, dessins des côtes, position des phares, des bouées, hauteur de l'horizon côtier, les courants qui font dériver, etc. Tout est prévu, inscrit avec notes : quand on a la connaissance du système, il faut être tourte ou saoul pour se fourrer le doigt dans l’œil... en mettant son navire sur une roche. Je ne ressens rien du climat à part mes chevilles enflées. cependant d'autres souffrent et notamment le quatrième mécanicien, très mal en point, avec la dysenterie. Ma vie à bord est très ordonnancée et je mêle l'utile à l'agréable, faisant la part du positif dans la rêverie qui me conduirait toujours près de vous, chers mais. Il est dix heures et demie, je vais me coucher, vous rejoignant en pensée à la table familiale où vous êtes très tous trois réunis à l'heure qu'il est, soit 7 heures pour nous. Je vous embrasse de toutes mes forces, chers amis, mes trois chers trésors.
Fernand – papa".
Aden
"Chère petite
Cette lettre est la numéro 3. Il faut lire 1° la lettre datée mer Rouge, ensuite Océan Indien et Aden (celle-ci). Nous avons reçu un T.S.F. nous enjoignant de stopper à Aden et nous sommes en rade, l'équipage sévèrement consigné. La peste règne à terre et les hommes du bord dansent et jouent de l'accordéon. Je craignais de t'envoyer de mes nouvelles d'ici. On me certifie qu'il n'y a pas le moindre danger et que la correspondance est désinfectée avant d'entrer en Europe. Je viens de terminer une bonne petite peinture de cette terre inquiétante d'Aden, hauts rochers pelés sous un soleil de plomb. Le passager du bord me disait qu'il avait vu, par temps gris, il y a dix jours, à Port-Soudan, un homme frappé d'insolation : il jouait sous la tente du bateau avec son enfant ; une heure après, il était jeté par-dessus bord. Tu dois être tout à fait tranquille pour moi, ma santé est bien meilleure qu'elle ne l'était il y a un mois à Stockel. Toutes mes fonctions sont d'une épatante régularité et la tête presque fraîche.
Dans quelques jours, l’Équateur, et dans neuf Mombassa ; deux jours après Dar es Salaam. Je rate malheureusement les photos, elles coulent par la chaleur. J'avais de très bonnes choses du Caire et de la route, sans compter les photos des chers enfants, et tout cela a fondu à mon grand désespoir.
Comment vous portez-vous chère petite famille, prenez bien des distractions et comptez que j'en mets une secousse pour vous faire la vie aussi douce que possible. Le chemin du retour me verra plus impatient que l'aller. Déjà je suis heureux à l'idée de ne pas avoir à faire le tour à l'envers, soit partir par Boma et revenir par ici. Ces longues heures de quarantaine dans les ports m'auraient fait mourir d'impatience si elles devaient éloigner la date du retour. Je vous embrasse bien tendrement, toi, mes chers enfants et ma chère maman. Tu pourrais lui écrire chère petite femme car je n'ai pas le temps de lui donner de mes nouvelles d'ici. Même chose pour César, si tu le juges bon. Encore tous mes baisers.
Fernand".
En mer, Golfe d'Aden 3 mai 1928
"Ma chère petite,
Je viens de regarder aux jumelles la pointe de Guardafui (https://fr.wikipedia.org/wiki/Cap_Guardafui) dont nous approchons. Pays maudit. Grandes roches qui semblent incandescentes dans le terrible soleil. Et je pense à Stockel, à vous mes chers cœurs dans la fraîche verdure et les arbres neigeux de fleurs. Ici, pas un poil d'herbe, pas un arbre : la mort sèche de cette terre ingrate fait par contraste que le pont de ce bateau devient un lieu de délices. Ma table, appuyée sur le bastingage, le vent dans le dos à l'ombre de la toile de tente et de mon casque. Je trouverais cette vie charmante si ceux que j'aime étaient près de moi pour la partager.
Je ne me plains pas et mon moral est excellent, ma santé parfaite. Sans en ressentir le besoin, mais par principe, pour bien faire, suivant les conseils donnés, j'ai commencé le régime de la quinine et ne m'en ressens pas autrement. Pas de fébrilité et bonne digestion. All rignt ! Tout va bien ! C'est la quinine du bord que j'absorbe. Elle est préparée comme celle de Vaval. Je n'ai pu mettre la main sur mon paquet signalé malle 4 et je suppose qu'elle s'est par erreur glissée dans une autre malle. Pour m'éviter tout ennui à ce propos un lieutenant du bord m'a en catimini remis une boite complète pour cent jours. J'ai donc tout le temps de faire des recherches comme tu le vois. Cette lettre sera mise à la poste de Mombassa où nous arriverons dans six jours (pour être deux jours plus tard à Dar es Salaam terme de mon voyage en mer).
Hier comme chaque soir, en savourant le whisky comme nous le faisons tous hygiéniquement chaque soir le phonographe a marché a donné deux morceaux charmants que tu pourrais trouver chez Van Goi..(?) L'un, une valse, chantée en français et en anglais "c'est vous" ou "It's you", l'autre joué par un accordéon porte le nom "Toi". Achète ces deux disques, mon petit cœur. Ils sont délicieusement doux, te donneront les dispositions nostalgiques de ma pensées vers vous et au retour me rafraîchiront la mémoire des ces longues heures de rêverie à bord. Ne t'effare pas sur la question whisky. J'use mais je n'abuse pas. C'est d'ailleurs la seule boisson fermentée que je m'autorise et seulement dans la soirée.
Le jour, je lis ou peins. J'ai commencé une grande toile concernant l’Égypte. C'est en plein air que je travaille, il me faudra par conséquent, rectifier en atelier. Néanmoins, cela m'avance et entretient mon souvenir des choses vues dans ce pays.
Un passager, je te l'ai dit, a pris place à bord à Port-Soudan. C'est un jeune capitaine anglais qui rejoint son poste pour y donner sa démission. Il compte se rendre au Kivu pour y chasser le gorille ainsi que nous l'avons vu dans ce fameux film du Caméo. Il me demande si nous nous y rencontrerons. Ce serait évidemment fort intéressant, mais éloignerait encore la date de mon retour, ce qui me paraît de plus en plus impossible. Pour vos lettres, veille bien à ceci, ma chérie que toute ta correspondance mettra un mois au moins pour me parvenir. Qu'en conséquence, il y aurait lieu décrire deux fois plutôt qu'une et de suivre attentivement pour l'envoi les départs de bateaux par Marseille, via Capetown ou Beira et l'itinéraire daté que j'ai tracé. J'insiste ma chérie sur cette correspondance qui sera comme un oasis dans le désert. L'isolement dans lequel je me trouve déjà est assoiffé des mille riens qui meublent et ouatent de bonne quiétude la vie familiale. Tout ce que tu me diras vous concernant au hasard de la plume me fera de la joie. Il faut cependant ne rien me cacher et me dire nettement si votre chère santé à tous est bonne. ".
Sur une photo de la Nasa (wikipedia) le cap Guardafui, point le plus oriental de l'Afrique.
En mer, le 7 mai 1928
Ma chère Juliette,
Depuis deux ou trois jours la mer est assez houleuse, un vent assez fort contrarie la marche du bateau qui pique du nez, semble ensuite vouloir sortir de l'eau et prendre de droite et de gauche comme un ivrogne. Ce matin j'ai dû, en me levant faire ma barbe dans l'attitude de l’escrimeur. La jambe en avant, le jarret tendu pour garder une illusion d 'équilibre, je devais être assez rigolo. Nous approchons de l'équateur : ce sera vers midi que je passerai de l'hémisphère nord à l’hémisphère sud pour la première fois. C'est un événement qui me coûtera un couple de bouteilles de champagne. cette amende n'est pas pour me déplaire après cinq jours de nostalgiques rêveries entre ciel et mer... rêveries pas toujours gaies en l'absence de toutes nouvelles de vous tous. Nous arriverons à Monbassa dans quarante huit heures. Cette lettre prendra place avec la précédente dans le même enveloppe. Singulière vie, tout de même où désireux de parler aux siens on se trouve obligé de glisser ses bavardages au fond d'un tiroir dans l'attente.
Nous avons eu quelques fièvres à bord mais rien de grave. Cependant, le fait que quelques uns aient été malades me donne sur ma propre santé une certaine confiance. Elle est bonne et encore une fois meilleure qu'elle ne l'était en Égypte où j'ai souffert tout de même d'un brusque changement de température. Il faut dire aussi que depuis que nous sommes passés en mer Rouge nous quittons l'été qui monte vers vous pour trouver l'automne au sud. Je rectifie une erreur faite dans une précédente lettre. Ce n'est pas cinq heures mais 2 ½ de différence qui existent maintenant entre nos horloges et les vôtres. Je ne peux me figurer que vous en êtes encore chers amis aux bourrasques de pluie mêlées de neige ; peut être encore aux petites gelées matinales. Voici exactement un grand mois que je n'ai pas vu une goutte de pluie. La dernière en escaladant le St Gothard en Suisse, et de l'autre côté du tunnel c'était déjà le bon et clair soleil d'Italie.
Hier dimanche, j'ai essayé de vous suivre en pensée dans cette journée de congé.je serai curieux de savoir ce que vous en avez fait...d'abord la bonne flemme en déshabillé dans la matinée...ensuite un petit tour au jardin, visite aux voisins ? Cinéma ? Je suis dans l'inquiétude en ce qui concerne la correspondance. Aucun bateau courrier ne nous a devancé depuis cinq jours... Le capitaine dit qu'il se peut que nous ayons nous-même à bord les lettres qui nous serons remises à Dar es Salaam, et que nous aurions prises avec les sacs chargés à Aden. Voilà qui serait curieux et heureux.
Je travaille beaucoup mais ai renoncé presque à écrire un journal dans les cahiers noirs. J'ai peur d'y débiter des lieux communs et de me gêner plus tard en les relisant... Je vous embrasse tendrement.
Fernand
En mer, le 9 mai 1928
"Ma chère petite femme,
Ayant dit à table ce soir que je me proposais de faire ma correspondance, l'anglais que nous avons comme passager depuis Port-Soudan a dit qu'il était inutile que je me livre à ce travail, "attendu que nous aurions cette nuit le tombeau des marins". Comme plaisanterie est d'assez mauvais goût d'autant plus qu'en raison de la mer très forte nous n'arrivons pas à faire plus de cinq kilomètres à l'heure. Cette circonstance nous donne plus de vingt quatre heures de retard sur l'horaire et me fait rater à coup sûr le train que je devais prendre Dar es Salaam pour Kigoma. Mais cette déception me donne l'occasion d'une flatterie pour mon amour-propre. Pas le moindre mal de mer ! Le lieutenant disait tout à l'heure qu'il est assez rare d'avoir des bourrasques plus importantes que celles que nous traversons depuis deux jours.
Que ceci ne t'inquiète pas : si cette lettre te parvient c'est que nous sommes rendus à bon port à Monbassa où ces lettres seront jetées à la poste. Le reste de la route Monbassa – Dar es Salaam est tout à fait pépère en logeant la côte dont nous sommes depuis six jours passés à environ quatre cent kilomètres.
Notre navire pique du nez. Il relève, embarque des paquets de mer que c'est une vraie bénédiction que de le voir lutter : j'ai essayé de prendre quelques photos malgré l'obscurité du ciel. Le peintre s'est régalé puisque son estomac tenait le coup et de toute ma journée, je n'ai pu m'arracher au grandiose spectacle. J'ai aujourd'hui votre heure exacte. Vous êtes à table. J'ai 9 ½ et vous avez sept heures. Depuis trois heures nous sommes dans la nuit et si cela tombe par beau temps, vous pouvez encore aller faire une promenade au jardin avant le crépuscule.
Mon passage de l'équateur n'a été l'objet d'aucune plaisanterie, l'amende dite et c'est tout... tandis qu'on arrosait sur le pont quelques nouveaux marins. Je n'ose pas te dire ma chérie par quelle pénétrante force de pensée je suis à vous par moments. Il me semble que si la télépathie a quelque base sérieuse, vous avez dû ressentir des ondes... que je vous expédie. Je vous aime tant tous les trois... et nous serons si longtemps encore sans nous voir que je cherche à écarter le papier sur lequel j'effaçais hier un jour sur les 163 qu'il me reste à tirer.
Vois-tu parfois madame Genval ? Fais lui bien mes amitiés : au reçu de cette lettre son mari aura celle qu'elle m'a remise. Je vous embrasse mes chères vies qui faites toute la mienne. Je vous aime tendrement.
Fernand
Quel boucan ! le vent ! la mer ! la machinerie ! je préférerais en ce moment qu'il y ait un peu moins d'eau sur notre boule terrestre... la pluie me force à fermer mon hublot.".
Le 11 mai 1928. Mombassa
"Chère petite femme,
Nous sommes arrivés hier vendredi dans le port de Mombassa, avec 24 heures de retard. La mer était mauvaise et tous les bateaux sont dans notre cas. Il est assez surprenant pour moi de retrouver ici une température assez voisine de celle que vous avez en Belgique. Après avoir traversé la brûlante Égypte et la mer Rouge, il faut se réadapter et la pluie s'applique à me donner la nostalgie. Les arbres verts aussi dont les montagnes de la côte sont couverts. Nous partirons très probablement cet après-midi pour Dar es Salaam. Il y a vingt heures de traversée, presque rien, autant dire. J'y arriverai donc dimanche soir au lieu de vendredi, jour où part, je crois, le train hebdomadaire pour Kigoma. Huit jours de retard sur mes prévisions. Genval va-t-il m'attendre ? C'est beaucoup demander à un ami et je comprendrais fort bien qu'il me plante là. Son expérience du pays doublant la bonne amitié qui nous unit, viendrait cependant bien à point au novice que je suis. J'entends qu'il fera presque frais. Dans les régions où je vais opérer ce sera l'hiver et dans une grande partie de ces deux prochains mois encore la pluie...Deux bateaux sont entrés en rade depuis que nous sommes ici : j'espère ainsi de vos nouvelles à Dar es Salaam. Puisses-tu me dire que tout va bien. Voilà vingt longs jours que je ne sais rien de vous, chers tous.
Mille baisers. le courrier postal est là et n'attendra pas. Je vous aime profondément
Fernand".
En mer, le 13 mai 1928
"Ma bien chère Juliette
Demain nous serons à Dar es Salaam. Dès maintenant, 9½ du soir, nous en voyons les reflets du phare. Cette longue traversée se termine heureusement, mais avec trois jours de retard. Cette circonstance, je te l'ai dit, va peut-être me faire rater Vaval, à moins que de son côté, il n'ait perdu du temps en cours de route. Nous allons être à l'ancre toute la matinée de demain en attendant la marée haute : j'en profiterai pour faire une peinture. Depuis trois jours, je n'ai pu toucher mes pinceaux : trop de mer et trop de vent pour travailler. Cependant, la visite de Mombassa où nous sommes restés deux jours fut des plus intéressantes. Cette ville indigène, qui est importante, a toujours été l'objet de la convoitise des Arabes et des Portugais et porte même le nom de "Mvita" en témoignage de l'intérêt que l'existence peut y trouver. La côte est très arborée, le climat paraît sain, encore que j'y aie eu un peu de fièvre (passée presque tout de suite). C'est une vision assez étrange que de voir les indigènes presque nus, porteurs de parapluies ou circulant dans un train d'enfer en bécane, en auto ou en moto. Bien entendu, ce ne sont que les boys qui manient ces instruments, la plupart des habitants vivent d'une manière encore très primitive. Je me suis rendu à la poste à tout hasard et j'en ai profité pour acheter une collection des timbres de l'endroit. Je les glisse dans cette lettre.
Demain enfin j'aurai de vos nouvelles...Celles que très probablement nous portons dans notre flan depuis Aden. Déjà plusieurs communications de T.S.F. sont venues de la côte plus impatiente de recevoir son courrier que de savoir ce que nous devenons nous-mêmes. En somme, j'ai eu assez belle vie ici et c'est maintenant, dit le capitaine, que je vais commencer à me dégrouiller. Je suis persuadé que tout va s'arranger facilement, car dès mon arrivée au port je verrai le Consul de Belgique pour qui j'ai une lettre pépère. Je m'aperçois, ma chérie, que je vieillis pas mal : je ne ressens plus les émotions des choses extérieures comme jadis. Ce sont celles de l'"intérieur" qui prennent couramment le dessus. Je veux dire que je lâcherais volontiers tout le voyage déjà et celui que je vais faire, pour goûter la joie parfaite et calme d'être à vos côtés. C'est dans l'éloignement qu'on sent le mieux combien l'amour de sa famille est indispensable. Je vous aime tellement mes chéris, et j'associe à cette affection les objets, les choses, les êtres qui vous entourent... si je disais que je pense aux pavots que j'ai semés, aux phlox qui seront grands cette années, aux dahlias qui ne sont pas en terre et qui pourraient être en fleur à mon retour... à Elisa, aux (?), sans compter le bon Mélo hors pair et Minouche.
Je vous écrirai à nouveau demain si j'ai de vos chères nouvelles. Je vous embrasse tendrement, toi ma chérie, toi mon grand garçon, toi ma chère fille.
Fernand".
Dar es Salaam le 17 mai 1928
"Ma chérie,
C'est un homme désolé qui t'écrit. je me régalais de lire de vos nouvelles et rien, rien, rien. Ai-je mal calculé le temps ? L'avez-vous mal calculé ? Suis-je l'objet d'une déveine ? C'est plutôt cela je crois. Le consul a fait faire des recherches à la poste, inutilement et me disait que parmi ses lettres personnelles numérotées, il s'en trouvait qui étaient égarées. Je pars demain soir pour Kigoma : éventuellement vos lettres me suivront. Je ne sais ce que je donnerais pour vous savoir bien portants. Mes chéris combien vous me manquez ! Comme j'aurai plaisir à voyager avec vous : vous communiquer mes réflexions, entendre les vôtres. Malgré que je sois fort bien reçu, je me sens seul, seul seul. Genval n'a pas répondu aux télég. Est-il malade ? Est-il en retard sur l'horaire de son itinéraire ? Je ne sais que penser. À tout hasard, je mettrai demain avant mon départ un télégramme à son adresse. Comme les choses s'arrangent je n'ai pu me rendre à Zanzibar : nous avons longé les côtes dans le brouillard et puis c'est tout. Zanzibar n'est qu'à quatre heures de bateau d'ici mais les bateaux s'absentent et alors... Je végète donc à Dar es Salaam où je suis arrivé par une pluie battante. Je me suis rendu chez le consul immédiatement et j'ai reçu l'accueil que j'attendais de mes lettres. Mes bagages ont été débarqués par ses soins et par lui aussi j'ai obtenu 85% de réduction sur le trajet de chemin de fer de Dar es Salaam à Kigoma, trajet qui coûte 11 livres soit plus de 200 francs. De plus, un coupé me sera réservé. je vais donc voyager dans d'excellentes conditions ... et il le faut quand on le fait à mon âge (ne ris pas) pour la première fois. Je me demande même comment j'ai pu prétendre faire ce voyage sans les assurances qui m'ont été données par la suite. Ma pension coûte une livre, 175 frs au New Afriqua (?) où je suis descendu. Un bock coûte partout 12 francs et le reste est à l'avenant. Pour faire deux cent mètres, les gens du pays prennent une voiture légère tirée par un noir, et cela coûte 1 shilling soit 8.75 frs... c'est te dire que je préfère mes pattes généralement....et elles étaient bien molles dans ces derniers jours. Est-ce la quinine ? Est-ce le climat ? J'ai été pris à Monbassa de vomissements bilieux dont je me suis remis en mer quand j'ai repris le steamer. Maintenant tout va bien, et je sens que je supporterai bien ce voyage d'un bout à l'autre. Il m'est impossible cependant de travailler autant ni avec l'ardeur que j'ai eue en Pologne par exemple... je suis vite fatigué... et cependant tout m'intéresse tellement !
La côte est-africaine a un caractère tout à fait particulier en raison de la quantité d'Hindous qui y ont émigré et ont fait souche. Les mœurs, les costumes, la couleur de la peau, tout cela participe de l'Hindoustan. Tout changera, me dit-on, au Congo même. En attendant, ce que je vois m'intéresse vivement et je travaille autant que je peux le faire. Un noir du bateau me sert de boy. Le capitaine avait envoyé ce malheureux à terre pour y chercher un homme absent et je l'ai retrouvé faisant des yeux de chien battu et regardant partir le "Katanga" sans lui. Le pauvre homme était vêtu sommairement et sans un sou : je lui ai donné de suite pour le plus pressé, soit manger et dormir pendant quelques jours et cet homme a pour moi une dévotion qui me fait regretter de ne pouvoir le ramener au Congo Il est inscrit maritime et le consul belge va le renvoyer par le prochain bateau à Beira où se trouve maintenant le "Katanga"". On a aussi débarqué, en grand secret, un noir atteint de la maladie du sommeil et qui se trouvait à bord depuis Anvers !
Dar es Salaam est une importante ville, la capitale du Tanganyika ; on y rencontre les hommes de tous les pays du monde : Hindous, Congolais, Chinois, Grecs, Syriens, Belges, Américains, Anglais, Allemands, etc. C'est une salade de couleurs qui vont du blanc blême au noir bon teint en passant par l'olive, le cigare ou la cendre bleue. C'est la patrie du cocotier, toutes les routes, tous les endroits incultes sont plantés de cocotiers. Les fruits souvent pourrissent à terre après avoir semé l'effroi dans leur chute. Il y a de bonnes routes construites par le génie militaire anglais ; le consul m'a mené hier en auto dans la brousse et m'a dit que fréquemment on entendait le soir les lions en chasse. C'est ici l'hiver, ou plutôt l'automne, saison des pluies. Cela engendre les moustiques, dont on se préserve comme on peut. J'ai un lit avec moustiquaire, un vrai champ de bataille. Je voudrais que nous le partagions... Je t'envie d'être parmi les êtres et les choses animés. Le pittoresque de ma vie de voyageur ne me met rien au cœur et c'est lui qui est affamé. J'ai rencontré hier ce monsieur Boteman vu chez De La Drière avant mon départ : il part au Kivu aussi mais comme il est accompagné de sa femme et de ses deux amis nous nous fréquentons peu.
Je vous embrasse toi et les enfants à vous en faire crier : quand tu recevras cette lettre c'est à la poste restante à Élisabethville que tu écriras. J'y serai dans le début de juillet. Encore mille baisers ma chérie.
Fernand".
Chef
Danse Funèbre