Carnet de voyage d'un Artiste (épisodes 3 et 4)
Sur un bateau sicilien bourré de monde, de savoureuses observations
Je grimpe rapidement à bord, mes colis y sont déjà. Cabine "deux" étouffante, couchette du dessous, c'est complet comme déveine...Et quels seront mes compagnons d'étape ? Ronfleurs ? Grincheux? Odorants ? De mauvais estomacs ? J'interroge les valises déposées pèle-mêle et cherche à en deviner les propriétaires. Elles ne sont pas mal : armoriées d'étiquettes d'hôtels, les unes viennent d'Alexandrie, les autres d'Oran et de Biskra.
Dans le couloir, un monsieur, large d'épaules, bouscule un facteur qui arrondit le dos par déformation professionnelle, sans doute. On se heurte dans tous les coins, des malles ont des jambes mais des dames émotionnées n'en ont plus...Un mode fou, le bateau est chargé à en craquer.
Brouhaha sur le quai, une brillante auto s'annonce à grands coups de clakson. Elle troue la foule avec adresse et là, précisément où les gens sont le moins bien vêtus, une jeune femme, très peinte, en descend ; suprême élégance, gants blancs festonnés, cigarette bout doré, elle s'appuie sur une canne. Comme déclenché, un jeune homme descend rapidement du bord ; il a aussi une canne mais il l'a avalée, son port rigide le fait croire et lui donne l'aspect d'un porte-manteau. Salamalecs, baise-main, flirt très chic, de saison qui expire. Et ces deux éphèbes, très rouges, très émus, pour qui viennent-ils ? Ils dissimulent chacun un bouquet; des fleurs d'oranger ! Je les trouve touchants ! L'objet aimé s'est fait longuement attendre, il apparaît sous la forme d'une dame mûre, dont la face est couverte de son et de farine et qui ne leur pardonnera jamais, si elle renvoie, le ridicule public de cette dernière offrande.
La sirène vibre, rauque son souffle énorme et des chevaux couplés, qui faisaient des grâces pour la galerie, prennent peur. ils se cabrent, reculent et risquent d'envoyer à la mer le landau et la douairière empanachée qu'il contient.
Là-bas, on hisse des bestiaux qui s'agitent, fantoches, monstrueux au-dessus du carré des émigrants.
On lance des fleurs, un bouquet tombe à l'eau et comme ces gestes sont distingués en première classe ! Réservée ! ma chère, ils sont beaucoup plus commentés que ceux des pauvres diables qui brinquebalent leur lit et dix enfants.
Je retrouve des voyageurs de la précédente escale ; tout à l'heure nous ne nous étions pas adressé la parole, maintenant ce sont des saluts amicaux, complices, entendus, vieilles connaissances déjà.
Enfin ! Voici la poste, les sacs plombés disparaissent à la volée dans un trou noir au flanc du bateau. Que de sacs ! Comme le monde écrit !
Les autos riches s'en sont allées ; les mondanités les plus courtes sont les meilleures !
La distinction nette des classes s'établit petit à petit, on a refoulé autre part ceux qui dormiront à la belle étoile. On trouve généralement qu'il est heureux qu'il en soit ainsi, mais des regards d'envie vont d'une classe à l'autre... en montant.
Sifflets, cris, chapeaux, mouchoirs, le chariot d'atterrissage est débarqué, des chaines grincent. Ainsi se terminent, enfin ces moments d'adieu, durs, bien entendu, mais interminables tout de même, parce que depuis deux heures tout est dit, et tout est répété même plusieurs fois.
À bord du navire
Le bruit est à la machine, elle martèle le cœur. Son bruit sourd, continu, scandera le sommeil, si tout va bien.
Il semble que nous ne bougeons pas ; c'est le quai qui soudain, a reculé. Dans une barque un solide rameur conduit une dame, une maman, sans doute... Nous les distançons vite. Longtemps, deux petits bouts de toile minces, liens d'une tendre amitié, se sont répondues. La côte, peu à peu s'est estompée.
La vie, tout de suite, s'est organisée à bord; les uns sont installés au fumoir, d'autres se sont assis à l'air et se sont bourrés de mie de pain "pour lutter" méthodiquement et suivant de suprêmes avis, d'autres encore ont fait du footing, à la mode anglaise, les talons sonnants.
Le mieux est, je crois, de ne penser qu'à vivre heureux, car la vie en mer, pour qui sait l'aimer, est adorable. "Heureux les bons estomacs, le royaume de la mer est à eux. "
Ce royaume est multiple dans son uniformité et sa paix est telle, chère amie, que je vous quitte pour aller en goûter la saveur dans le silence et le vent.
Palerme, enfin. Quelle nuit en mer, au large le temps s'est gâté et chacun s'est précipité vers un récipient à sa convenance : les modestes se sont contentés d'un rond de cordage dans des coins déserts, les méthodiques usèrent de leur petite boîte individuelle disproportionnée, disons-le glacément, avec l'abondance de leur "malheur". D'autres encore qui voyaient "grand" offrirent leur détresse à la mer courroucée.
Palerme, déjà ? Mais oui chère amie, j'ai brûlé Rome, comme Néron et Naples, même comme ces gens vêtus d'étoffe à carreaux et le chef garni d'une écharpe verte que les humoristes ont ridiculisés. C'est en galopant un Baedekaer sous le bras, que j'ai vu ces villes, comment vous en parler ? Nous y reviendrons au retour et alors, grâce au souvenir des Tunisiens, dont la fière allure dans les drapés est digne des temps héroïques que vous aimez. Je m’assoirai au Forum d'où je vous écrirai.
Voici donc Palerme. Avons-nous rêvé ensemble sur cette ville, son soleil, ses marbres dorés...Quelle déception en rade ! Une ville plate, sans silhouette en dépit des monts (du Pellegrino) qui l'entourent. La Conca d'Oro s'estompait dans une pluie grise, fine, lente, inexorable-Calais ? Dunkerque ? Dieppe ou Anvers ? N'importe quoi et rien. Palerme.
Il est des gens qui savent voyager, Faites comme eux...et comme moi. À Palerme.
Ceux qui "savent" voyager m'en imposent beaucoup. Pour eux, grâce à un labeur de plusieurs mois avant leur départ ou grâce encore à quelques agences, les heures, les minutes ont une inéluctable destination. Lever, sept heures. Déjeuner, huit heures. Départ à 8 1/2 heures; 9 h, Palazzo Riale (c'est fort, fort beau) 9 h 10. Villa d'Orléans Tiens... Tiens... Tiens ?... ) 9 h 15, Palais Sciafani...(de quelle époque?... XIVe siècle...XIVe. Ah ! Tiens du quatorzième...Curieux !...)
J'ai rencontré chère amie, au fumoir de l'hôtel, deux de ces monomanes : ils étaient exténués et écrivaient des monceaux de cartes postales. De temps en temps, l'un d'eux se faisait rafraîchir la mémoire et montrant l'image d'un monument : "fichtre, cher ami, où avons-nous vu cette histoire-là ?"
Nous avons conversé et tout de suite, j'ai bénéficié de leur sympathique et immense pitié. c'est un fait : je ne sais pas voyager. Ils étaient allés, eux, suivant leur programme rigide et détaillé, voir le célèbre Convento dei Capucini et les moines décédés, accrochés en costumes à des patères aux murs, les avaient beaucoup frappés
– C'est très curieux. Et vous, cher ami, qu'avez-vous fait de votre journée ?
Hélas ! Croiriez-vous, chère amie, qu'il me fût impossible de répondre ?
Longuement je me suis demandé comment avaient fui les heures, dans quel imprécis enchantement elles avaient coulé. Était-ce le port qui m'avait retenu, les rues étroites historiées de palais en ruines, avais-je écouté trop longtemps quelque chant sicilien des pêcheurs ? J'ai reconnu moi-même que rien de tout cela ne pouvait avoir l'importance d'un capucin mort exploité par ses frères, et je me suis trouvé très confondu – je le suis encore. Je n'ai pas vu la macabre capucinade, et, pour ma peine, je vous dirai qu'à Burgos, jadis, dans la cathédrale, j'ai vu en croix, dans l'attitude souffrante d'un Christ de Cranach, un homme séché, triste pièce anatomique pourvue encore de ses longs cheveux blonds et ornée d'une camisole rose d'un ton passé ravissant. À ses pieds, une foule prosternée et psalmodiant. Ce spectacle-là atteignait l'envergure d'un symbole. Les capucins de Palerme ne sont, je crois qu'une attraction.
Piqué au vif par ma confusion, "j'ai visité". J'ai visité des lieux célèbres et catalogués entre autres le magnifique "Dômo" ou Sata Virginia Assunta. C'est un des plus beaux spécimens d'architecture ogivale sicilienne. Le Dôme est du XVIIIe siècle, alors qu'il ne reste plus que quelques portions du XIIe siècle, quelques vestiges normands. Dans cette salade architecturale, d'excellent effet pourtant, je m'essayais à reconstituer la vie passée de ce pays, dont la richesse et la beauté firent de tout temps la convoitise des conquérants, et j'en étais aux Goths, aux Sarrazins, peut-être aux Normands, à moins que ce ne soit à la domination angevine ou allemande, quand un long enfant de chœur, vêtu de rouge et de dentelle, a prétendu me donner un aperçu de ses connaissance archéologiques.
Je suis la faiblesse même, vous les savez, chère amie, et j'ai cédé avec horreur à ses propositions.
J'ai souffert pendant dix minutes, dix fois, cent fois trop longtemps, le charabia entrecoupé de hoquets et de rots de cet éphèbe mal dressé par un curé, marchand du temple. Au galop (il était pressé : on l'attendait pour servir un baptême) il m'a mené de la sacristie au chœur, de là aux travées, dans les bas-côtés et je n'ai rien vu dans la hâte, je vous le jure. D'ailleurs, là-bas, cierge en mains, toute la famille palermitaine [sic] attendait que le signor étranger soit satisfait dans sa curiosité et lui rende enfin le servant au baptême...emmanché d'un long cou.
Voilà mon amie, la plaie du voyageur. Vous êtes seul, vous sentez le charme des choses vous envahir lentement. Comme jadis, à l'école, quand le maître expliquait bien, un fourmillement délicieux vous parcourt l'épiderme. Vous ne cherchez pas à savoir si c'est la Châsse ou Santa Rosalia qui pèse "chin chiqueteto kilogs" ; vous êtes dans la douce sensualité des formes, des couleurs et des sons, et voilà qu'un marmouset boutonneux ou quelque commère grasse s'accroche à vous et débite d'ineptes précisions sur les dates et les styles. Quelle horreur ! Quelle horreur !
Revenez à la promenade...Pour vous, j'ai fait ce croquis d'une fontaine de marbre blanc. Elle est patinée d'or par le soleil et les lazzarones brunis viennent sobrement y étancher leur soif. Voyez le Pellegrino, qui domine Palerme. A cette heure chaude d'après-midi, les barques bleues et roses qui sommeillent dans le port détachent leur mature claire, leurs filins et leurs voiles, lactées, onctueusement modelées sur le velours violet pâle de la montagne. une belle rangée de maisons orangées et roses ouvrent des yeux émerveillés sur la ... Calle intime et fourmillante. AAAAAA ! Palermo ! Son port ! le chant nostalgique des AAAAAAA !
J'ai souvent traversé cette petite place vegliana ou del Quatro Canti, où convergent deux corsos et le grand mouvement de la foule, Mais j'ai erré plus encore dans ces "vicoli" aux relents lourds d'huile chaude et d'aulx sautés.
Dans une de ces vies étroites, où flottent dans le soleil filtré, des draps, des chemises et des caleçons, j'ai suivi un piano mécanique qui, tout en roulant, jouait l'unique morceau de son répertoire. C'était un air napolitain ; il s'est inscrit dans ma mémoire pour des nostalgies futures.
Décidément, vous les voyez, chère amie, je ne sais pas voyager. N'est-il pas grotesque, en effet de suivre ici, à la course, ce que nous fuyons à Bruxelles comme la peste ?