Carnet de voyage d'un Artiste (épisodes 5 et 6)
De la Sicile aux maisons polychromes à Tunis (5)
C'est l'heure de quitter la Sicile !
L'obséquieux filou, pardon, hôtelier est venu me mettre en voiture. Il a tiré le marche-pied, sa casquette, et s'est confondu en remerciements, tandis que la trompe de l'auto annonçait le départ. J'ai en apparence du moins, rendu la politesse du salut, mais entre mes dents sifflaient des injures, car ce bonhomme n'avait même pas, pour gagner ma bienveillance, après avoir vidé mon gousset, le bedon sympathique, ni le crâne adorné joyeusement du casque à mèche de son ancêtre, l'aubergiste de comédie. Hors de ses pattes, j'ai un peu respiré et tirant mon portefeuille, j'ai évalué tristement le prix fastueux d'un séjour qui, sans cela, eût été sans défauts. Mais bast ! me voici au bateau et sauvé...Un cireur est là, en quête de pieds à faire briller ; je lui tends les miens poussiéreux et le voilà avec ses pâtes, ses brosses et ses brenons.
Quelle adresse dépensée ! la brosse, dans un rapide va-et-vient, devient double, puis triple : vous la croyez là, elle est ici, elle disparaît derrière le talon, quitte la main droite et va, en claquant, rejoindre la gauche qui à son tour la renvoie...Combien de pieds, Seigneur ? ...L’œil amusé, ma pensée retourne une dernière fois au marché où, ce matin, j'ai vu le laitier, ses vaches et surtout ses luttes contre les veaux agenouillés et goulus. C'était grande pitié que de voir l'organe au généreux breuvage passer tour à tour du mufle humide au pot du client.
Bizarre pays où l'utile cède souvent au superflu, où les chaussures sont nettes et les mains et les pis malpropres, où les ânes ont le dos chargé de reliques coûteuses, et le ventre creux. Je le quitte avec une pointe de regret. Il est si "artiste" !
Au Pellequino, des montagnes et des montagnes se sont succédé. Le paquebot longe la côte : des roches, égrenées en mer et qui furent jadis autant de sentinelles arabes, découpent, dans le ciel d'un bleu net, la silhouette de leurs châteaux démantelés. Au loin, une spirale de vapeur qui serpente, fait deviner un train, dont la marche lente, en apparence, donne une proportion au paysage géant de la côte. Des ombres immenses opposent leur nuit à l'éclat magnifique des roux et des ors ciselés qui détaillent les pentes vertigineuses illuminées par le soleil.
Des panaches ouatés couronnent les pics les plus élevés, de loin en loin, des vestiges de cités donnent une vraisemblance aux fabuleuses histoires des Titans et des Cyclopes.
Trapani s'annonce, enfin, par les îles qui lui font face, et bientôt apparaissent comme à Palerme, des dômes vert de grisés, des maisons orangées et roses, des palmiers. Vision dernière, comme affaiblie de la grande ville, sa sœur sicilienne du Nord, image imparfaite, mais qui fait transition et atténue la tristesse des séparations.
La mer, vers Tunis, fut d'huile ; la traversée nocturne, heureuse et sans histoire. Au jour, les cœurs ingénus, les esprits un tantinet littéraires furent visités par l'émotion d'être en vue des côtes africaines. Émotion puérile, que j'ai ressentie jadis, faite de curiosités ardentes, de confus souvenirs historiques et surtout, (moquez-vous, mon amie !) d'un peu d'orgueil. Où l'orgueil va-t-il se nicher ! Le voyageur, qui jusqu'ici, fut Français, Belge ou Anglais, cesse d'être particulièrement ceci ou cela et va prendre un nom plus générique...Il sera l'"Européen" parmi des Africains ! N'est-ce pas inouï de se découvrir Européen ? Avez-vous déjà pensé que nous sommes, vous et moi Européens ?
Colomb n'est plus digne de cousiner avec celui qui, dans un premier voyage, découvre la...Terre étrangère, le "continent noir", l'Afrique qui, disons-le sans tortiller, n'offrira plus qu'un intérêt dorénavant : celui que le "voyageur" apportera.
À Tunis "le blanc manteau du Prophète", terme de notre voyage (6)
Comme ce canal est long ! Nous n'arriverons jamais. Pourtant, à petits coups d'hélice, le paquebot va bon train : les bouées rouges qui jalonnent la route liquide à perte de vue, plongent quand l'étrave les approche et émergent aussi vite à cent mètres de la poupe. Les bagages s'empilent et encombrent les couloirs depuis longtemps où les impatients d'atterrir cherchent à se frayer un chemin. Sur le pont, les Tunisiens se nomment, ils vont être chez eux et prennent un lustre que, depuis Paris, ils avaient perdu. Ils renseignent : "cet éboulis de maisons modernes, dans la verdure, à l'extrême pointe, c'est "La Marsa"." Je préférerais ne rien en croire et me persuader que c'est le Cap Martin ou le Cap d'Ail car tout cela, à cette distance, a un air moderne et banal décevant.
Mais voilà Sidi Bou Saïd, vrai bourg indigène et ensuite le Sacré-Coeur de Montmartre au faîte de Carthage. Le Sacré-Coeur ? Parfaitement, si ce n'est lui...
Et Tunis ? Tunis, le "blanc manteau du prophète", nous apparaîtra d'un coup après Khérrédine et la Goulette et dardera ses minarets éclatants comme un soleil levant ses rayons.
L'unique rive de ce canal (entre deux mers) est large de quelques mètres. Un monstrueux tramway le parcourt et, précisément, en voilà un d'où jaillissent à notre adresse, des cris de bienvenue très européens, n'en déplaise à nos Colomb du bord.
L'accostage au ponton fut sans intérêt, au milieu de la morne laideur des quais tondus, des stupides bâtiments des douanes, et d'arides monticules de sel gris.
Et voici que je rejoins enfin, après quelques détours, le point de départ de ces lettres. Mais peut-être avez-vous oublié cette affichette où dans un charabia savoureux, "Joseph offrait à ses frères la semlika à l'impasse des Pissoirs" ? Je l'avais découverte sur une de ces colonnes vertes et rouges, bordées de blanc, qui soutiennent et ornent la plupart des rues couvertes en harmonieuses ogives que les Tunisiens appellent "souks". Les souks sont la joie des étrangers par leur mouvement et l'émerveillement des peintres par leurs couleurs. Ils sont multiples, et suivant le commerce qui s'y pratique ou l'industrie qui s'y exerce, la couleur générale diffère et les parfums aussi. Au flair, il est possible, je crois, après quelque temps d'apprentissage de s'orienter dans les méandres compliqués des souks.
Tenez, cette odeur faisandée vous renseigne seule : vous êtes au souk des comestibles... Comestibles ! peut-on donner ce nom à ces têtes de moutons noires de sang coagulé, à ces jambes de porc desséchées et bitumées, à ces boyaux verdâtres, à ces cadavres raidis : des poules, peut-être ?
Que fait-on de tout cela ? L'Arabe est sobre et c'est Ramadan : l'Israélite ne mange pas de porc. Les chiens "sans religion" ou les puniques "mangeurs de choses immondes" achalanderont seuls ce sinistre buffet.
Je rétrograde... Il n'est que temps, un extraordinaire cavalier, deux fois grand comme sa monture, débouche d'un souk voisin et manque me renverser.. Je suis le seul à ignorer le mot magique de "Bââra" qu'il a crié et dont la vertu dissout instantanément les groupes les plus tassés, ou tout au moins garantit le crieur contre toute espèce de responsabilité en cas d'accident.
"Bââra ! "Ce mot est comme l'avant-coureur d'un autre "Mektoub". "Bââra !" dit Ahmed, le nègre, et il se fourre un énorme radis rose dans le nez. Pourquoi ? On ne se le demande même pas : il a dit Bââra et les moins harassés ont regardé, sans grand intérêt. "Mektoub !" C'était écrit ! Il était dit, en cette idée saugrenue, et dès lors, ayant ainsi pensé, personne ne s'informe ni ne discute du geste. On ne rit même pas : que la volonté d'Allah soit faite !
Suivons, voulez-vous, chère Amie, cet Arabe qui semble rechercher ma société : Il est distingué, de bonnes manières, son burnou a des plis d'un dessin parfait, il m'offre le café de l'amitié chez lui. C'est à deux pas; comment refuser cette politesse à ce lettré, qui chemin faisant cite des auteurs et des noms belges connus, des amis, des amis très chers, des mais...à perpétuité (qui a donc guidé son inspiration).
Il me prie de m'étendre sur un large sofa et jette un cri : "Arroussi" et que va-t-il arriver ? Je m'inquiète un peu...
Un lourd parfum flotte, il est fait d'ambre, de myrrhe, de musc et de rose; de café aussi, car "Arroussi", cité plus haut, est venu nous apporter le breuvage épais, que nous dégustons en devisant.
Mon hôte m'exalte l'art de distiller les parfums et j'apprends ainsi qu'il le pratique avec une grande maîtrise. Ses propos excitent à tel point "mon intérêt" que je ne puis m'abstenir d'échantillonner, puis d'acheter quelque dix gouttes de la sublime essence pour une somme à peu près égale de louis.
J'arrive par ce geste, au point culminant de cette amitié qui a duré "ce que durent les roses". Elle se termine quand je sors de cette boutique de fin marchand, fort heureux de lui, ma foi ! de mon achat... moins de moi-même, je l'avoue, car mon rôle fut vraiment fort effacé au goût de mon amour-propre.