Carnet de voyage d'un Artiste (épisodes 1 et 2) 

Au printemps 1923 Fernand part, à nouveau seul pour un voyage en plusieurs étapes, qu'il va détailler dans La Meuse où chaque tronçon du voyage est décrit par ALO avec humour. Les textes seront bien entendu illustrés. 

Voici comment le journal La Meuse annonce la chose :

 

Le Carnet de voyage d'un artiste

Nous commencerons, dans un prochain numéro, sous le titre Le Carnet de Voyage d'un Artiste, la publication d'une série de notes écrites par un de nos distingués artistes tournaisiens, très apprécié tant en notre pays qu'à l'étranger : M. Allard L'Olivier

Notre concitoyen ayant fait récemment un voyage dans le Midi, a passé "la Grande Bleue" pour aller admirer le cadre, si pittoresque de Tunis. il nous a adressé une relation de cette admirable randonnée au pays du soleil, agrémentée de croquis inédits qu'il dessina avec son habileté habituelle au cours de ce voyage. 

Nous sommes heureux de faire profiter nos lecteurs de ce charmant récit. C'est une bonne fortune pour eux et pour nous. (...) 

 

Paru le 1er mai 1923 : 

 

Bruxelles-Paris-Aix-en-Provence-Nice, avec...du soleil, des cigales et de la bonne humeur. 

Cantine, couscous bouillon et tout propre, on trouve toutes les commodités. 

C'est du dernier dada et même beaucoup plus fort, ne trouvez-vous pas ? J'ai trouvé cette affichette ce matin, en flânant dans les souks de Tunis. Elle me décide à vous écrire car vous m'avez demandé, chère "Meuse" de vous donner mes impressions de voyage, notes rapides, faites sur le pouce, comme un repas de buffet de gare, entre une arrivée et un départ. Et si j'ai fait selon votre voeu, chargeant de notes mon carnet de route, à l'adresse de votre fidèle souvenir, je n'en suis pas moins resté muet jusqu'ici. Ne m'en veuillez pas : il a fallu hier rejeter des longueurs ou des futilités, des descriptions de sites fameux et des formules. Je ne veux pas vous dire narquoise, que j'ai été ému à la vue du "panache majestueux qui couronne l'antre du Vulcain", je ne vous dirai même que plus tard, tête à tête, à l'imprévu d'un bavardage, ce qui n'intéresse que Joanne ou Cook.

Un mot encore : m'en voudrez-vous d'avoir souvent, à l'inverse du parfait touriste, préféré une flânerie à la course pressée vers une pierre stupide mais usée par les ans et d'avoir mieux aimé le chant nostalgique du marin sicilien à la grotte qui doit à sa phobie du chien de donner telle somme de plaisir, exactement ? 

Si vous me faites confiance, amis, regardez avec moi cette pluie qui tombe en rafales : des Arabes armés de riflards sautent gauchement dans d'énormes flaques d'eau; des cochers ruisselant, debout sur leur siège, à la manière des Romains anciens, fouettent leurs courageux petits chevaux arabes; ce déluge est une fête rare ici, comme chez nous, Belges aquatiques, le soleil en est une autre. 

Tenez cette pluie me rappelle mon départ. Ce soir, froid, humide, où la gare du Midi, odieusement laide et sale, m'a semblé plus sinistre qu'à l'ordinaire. 

Quel départ ! Mais quelle arrivée aussi, le lendemain, en m'éveillant (car j'ai dormi) dans un Paris resplendissant de printemps. Cette brume bien particulière à l’Île de France y régnait comme une promesse d'heureuse journée. Mes courses faites, je me suis reposé, comme il convient à la terrasse du Weppler, place Clichy. C'est l'endroit le plus parisien qui soit : ce n'est pas le coeur même, mais un poumon de Paris. On y voit toujours quelque chose d'intéressant, soit émotionnel, soit burlesque : un chien écrasé ou le "papa la vitesse". Ah ! vous souvenez-vous du pauvre "Papa la Vitesse" ? À lui seul, grâce à ses pas rapides d'ataxique, un boulevard entier était embouteillé. Fiacres, omnibus, piétons, tout restait en panne, "Papa la Vitesse" traversait la chaussée  !

Comme de juste, il s'est passé quelque chose place Clichy : tout le monde regardait un agent et son bâton et tout le monde commentait sa mission du jour. Elle consistait et c'est bouleversant, à déplacer de deux mètres l'unique arrêt fixe des autobus. Peut-on rêver rien de plus renversant ? Quelle rumeur aussi. -"Koikinia ? Nenvlanuntruc (En voila un truc ? )"La force, Dieu merci resta enfin au soutien de l'ordre et la révolution qui bout toujours en France en fut une fois de plus pour ses frais de petits bouillons. 

Paris-Aix...Le temps de voir l'hiver attardé encore se transformer en ardent printemps.... Aix ! La Provence, la belle Provence, avec la Durance bleue, ses oliviers tordus, ses fleurs et ses cigales...oui déjà des cigales. Au loin, les Alpes ont comme une taie dans leur oeil. Sur cette fête ensoleillée, c'est une cime neigeuse dans le ciel. 

Aix est une ville calme, pas pressée, et dans bien des maisons que les gens de robes occupent il est encore, dit-on, des chaises à porteurs dans le vestibule dallé, comme sous Louis le Quatorzième. Avant Einstein Aix a conquis le temps et chacun y dit, je crois, qu'il ne faut jamais faire le jour même ce qu'on peut faire faire le lendemain par un autre. 

J'attends un train, un ami me dit qu'il arrivera... si tout va bien ! car on n'est plus en France. on est en Provence , où les correspondances ratées n'ont aucune espèce d'importance. Il m'affirme aussi, pour caractériser le pays que, pour les retours de chasses creuses, les casquettes reçoivent encore du plomb. Daudet n'est pas mort. Le temps n'existe  pas à Aix. je vous le disais. J'arrive à Nice avec cinq heures de retard. Des Hollandais ont occupé le wagon entier durant ces mortelles heures. En bon ex-combattant, je me suis recroquevillé pour faire place aux Neutres-Vainqueurs. 

Cela m'a d'ailleurs permis d'entendre des mots et des mots spirituels en français; oui ma chère ! 

C'est ainsi que le conducteur du troupeau a fait d'Antibes (prononcez Antibess) antiBelge, en le déformant comme en dessin, on peut faire d'un Allemand un saucisson, ou d'un mannequin de la rue de la Paix, une Hollandaise par l'altération systématique du trait. L'accueil général de cette saillie fut flatteur et moi j'eus fort envie de lui reprocher le cours du florin, gagné en somme à bas compte, comme il gagnait sa satisfaction d'amour propre. Je me suis contenté de la recommander tout particulièrement au garçon du buffet de X***, qui cligna de l'oeil en ayant l'air de dire : "T'en fais pas, on les aura" . 

 

 

Seconde publication

Par la Riviera fleurie et parfumée, une somptueuse limousine nous emporte

 

J'imagine que les lectrices aimeraient, comme moi, parcourir la Riviera au trot lent d'un baudet, gravir des pentes, boire aux sources fraîches, cueillir des fleurs ou courir les papillons. Sans doute sommes-nous les seuls à vouloir s'attarder encore à ces jeux, et nous donnerions bien à rire ici. Ici deux races : les oisifs, toujours pressés, accrochés au volant d'une auto rapide ; les autres, qui travaillent, sont souriants et font avec componction la lourde facture de leurs efforts. 

Nice. C'est l'hôtel, l'hôtel et encore l'hôtel. Il envahit tout, s'étale odieusement devant la mer, escalade audacieusement des rochers, enjambe des rivières ou pénètre sans grâce, de ses blocs de béton blancs, dans les plus beaux jardins du monde. 

C'est que, ici, l'étranger est maître. C'est lui qui paie, donne le luxe pour la beauté. Il répand l'argent qu'ne sage Administration emploiera à solder le zingueur chargé de découper les palmiers de tôle (mais oui !) où encore à faire cimenter les roches maritimes, pour que la mer soit bienveillante, unie et propre à recevoir. 

Pays des orangers. Vous connaissez l'histoire : Un voyageur écrit sur le livre de l'hôtel ses impressions en vers :

Le 5 janvier, à l'ombre d'un palmier je mange une orange.

Étrange, Étrange, Étrange !!

Peu après, un autre voyageur, feuilletant le livre, tombe en arrêt devant cette pensée, 

-Chasseur une plume !...Et il écrit à son tour : 

La 10 janvier, à l'ombre d'une orange, je boulotte un palmier. 

de plus en plus étrange... 

cela ne vous fait pas rire, dites-vous ? ...Excusez-moi, chère amie, cette histoire est en effet, idiote. 

Revenons à Nice, non pas à son esprit, mais à son aspect. 

Ce que l'étranger (celui du 5 ou du 10 janvier) ne doit pas voir, c'est le vieux Nice. On y pénètre, par des ruelles étroites à l'italienne. Surtout qu'il ne le voie pas. Son estomac délicat en serait offensé. Un truculent mais odorant déballage de gigots, de volailles, de gibier, de poissons, de légumes s'opère là, dans des étals pittoresques et sordides. Des eaux équivoques croupissent dans ces lieux, où végète une ombre humide, éternelle. mais quelles couleurs ! Quelles joies, pour un oeil de peintre, dont l'estomac à l'égal de celui du roi de Pont, est accoutumé à tous ces poisons. 

 

La Turbie

 

Dans cette ombre, qui évoque Rembrandt et où chaque ton grignote la part de l'autre ton, son voisin, un éclat, soudain, fuse en clarté : ce sont des citrons, et là cette masse ardente qui semble brûler en des laques somptueuses, des tomates, des tripes, peut-être, ou encore quelques lapins éventrés ? 

-Mais il ne convient pas que je m'attarde plus longtemps dans ce formidable garde-manger ; je m'en arrache à regret, pour monter, cependant, dans une superbe limousine. Elle me conduira, loin dans un hôtel naturellement, où la cuisine est dit-on épatante. Du coup la curiosité bouscule mon admiration...eh ! Quoi ? Avec ceci, on fera donc cela ?  L'artificieux Vatel a laissé à ses fils le royaume de la Riviera, et tout leur est possible. 

Je ne compte vous arrêter à tous les tournants de la Corniche, et vous décrire tous les panoramas nombreux, tous admirables, tous connus. 

-La route plate fuit sous l'auto, nous roulons dans la poussière, à une belle allure, car il est bon de "gratter" en souriant ceux qui n'ont qu'un faible "taco". La vitesse, d'ailleurs est une griserie.; je pense moins au bourriquet, nous fermons même les fenêtres, à cause de la poussière, et nous bavardons, ne lançant que parfois un clin d'oeil distrait sur les admirables étendues. La vraie manière de voyager en limousine serait, je crois, d'emporter avec soi en déplacement le paysage préféré ; on imaginera, j'espère, et bientôt le film-auto, qui évitera la blessure du jour trop vif ou la fatigue bien pénible des mouvements du corps. On se calera dans un fauteuil confortable et en route "chauffeur du 90"et le film "Pyrénées" pour changer...Mais nous arrêtons...où sommes-nous?... À la Turbie. Un rapide croquis dans cette antique cité bâtie pour être culte et qui l'est, et nous repartons. 

Voici des fleurs, des fleurs, tout ce qui porte un grain de terre est fleuri. C'est Cannes après Monte-Carlo, où nous reviendrons plus tard, plus posément. plus loin, San-Remo-Bordighera, blottis dans leur manteau de verdure. 

Je renonce à décrire ce qui est beau ; parler du soleil clair, de la bonne santé, de l'âme joyeuse provoque l'ennui. Au théâtre, quand il en est ainsi, le rideau tombe, la pièce est finie. La Beauté, sans doute, s'est parfois laissé surprendre par de rares privilégiés. Souffrez chère amis, que je croie, pour mon amour-propre, que ceux-là n'étaient ni en voyage, ni en rapide auto. 

J'ai joué à Monte-Carlo, comme tout le monde, en bêta : j'étais même fichtrement ému quand j'ai posé ma fiche sur le tableau. Quelle énergie dépensée, si toute cette foule vibre ainsi ! mais je ne le crois pas : les trois-quarts des joueurs sont de persévérants maniaques, secs et durs dans leurs méthodes multiples de vaincre une verdâtre déveine, verdâtre et constante. 

Cependant il y a, autour de cette table, des gestes d'humains qui abordent un redoutable inconnu ; ils sont sans force contre un destin qu'ils ont cherché, désiré, et qui va, sur l'instant, apparaître sans le petit cartel lumineux, définitif, inexorable. 

Au fait, tout cela semble être une bien funèbre fête. Le je ne sais quoi d'artificiel qui donne d'ordinaire un charme aux plaisirs empoisonnés ne m'a pas touché ici. Le pays est trop beau, trop généreux, trop ensoleillé sans doute pour que la flamme soit éteinte et qu'on allume tous les quinquets. 

Cette impression est personnelle, vraisemblablement, car le monde des habitués est fait de petits vieux bien propres, très rentés sans doute, de petites dames qui de gros numéros et de vieilles, mures et opulentes, qui en jouent de petits, et tous semblent, sinon s'amuser énormément, mais prendre un vif intérêt à l'unique chose : le jeu. On constate des "suites étonnantes", on discute de "mises exagérées et maladroites"; on rêve, enfin, de replacer un gain éphémère, à moins qu'on ne rêve d'enterrer, tant bien que mal, des espérances vaincues. Le râteau du croupier est un symbole sous lequel je vois de l'or sans doute, mais aussi pèle-mêle, de forces réduites, des visages mornes, des âmes mortes.