Le théâtre de La Panne

En mars 1918 on demande à Fernand de décorer la façade du Théâtre de La Panne, offert par Sa Majesté la reine des Belges aux soldats au front. 

Fernand peint six grands panneaux. Ceux-ci seront ensuite reproduits en cartes postales et vendus "au bénéfice de l'oeuvre "Asiles des Soldats Invalides Belges" avec la gracieuse permission de Sa Majesté la Reine". 

 

Voici ce qu'il écrit à Juliette. 

 

5 mars 1918 

"(...) Je rentre à l'instant, ayant fini les décors que j'avais entrepris (...). Somme toute, je suis satisfait de ce travail, ma façade de théâtre est riante, les décors sont d'un esprit un peu nouveau. Le plus fort de tout, c'est que ce travail plaît à chacun, aux confrères et aux centaines de soldats devant qui je devais travailler puisque cette salle est en même temps lieu de réunion. (...)".

 

6 mars 1918 

"(...) ... je suis patron, pour l'instant, du théâtre que nous entreprenons. C'est sur mes esquisses qu'on roule et je vois le moment où, ayant à manier le fin et le gros pinceau pour créer et exécuter, je deviendrai maboule ; déjà mes rêves sont hantés de perspectives fameuses, de frises, de motifs décoratifs, de rideaux. (...)".

 

8 mars 1918

"Je voue ma vertu "esprit de devoir" à tous les diables... au moins durant le règne militaire. Écoute plutôt la tuile qui me tombe. Je te disais dans une précédente lettre que mes différents engagements, décors que j'ai promis, portraits que je dois faire d'artilleurs à leur position, me mettaient dans une difficile situation en regard de mon désir formel de passer trois bonnes semaines de printemps avec vous dans le Midi. Or voici le dernier mot ! Nous attrapons, nous les cinq ou six survivants d'une section jadis florissante (!), la commande bénévole mais officieuse de quatre devants de théâtre à faire au front pour l'armée et leurs décors, soit douze décors ! Quand aurons-nous fini ? Mystère et armement. Le pis est qu'on compte beaucoup sur moi, naturellement : Meunier est graveur, Thonet (?) paresseux, Martens fauve, quelques autres négligeables, et qu'il n'est pas question de compter sur les absents. (...) Ce travail doit commencer dans une dizaine de jours, il faut que je sois là à ce moment et, ayant préparé une maquette complète d'un "manteau d'Arlequin" et de trois décors et que ce soit bien, que d'autre part, j'ai terminé les deux décors de ce que j'ai entrepris pour venir en aide à Robert. (...)
J'ai travaillé beaucoup pendant ces derniers jours, je termine un assez mauvais portrait de Wyseur qu'on juge épatant. De plus, j'ai terminé la toile vendue à mon major anglais et j'ai esquissé ma collection de cartes postales. J'espère même pouvoir les exécuter avant tout autre projet de façon à livrer et à toucher le plus tôt possible. Maudit, maudit, trois fois maudit argent ! Mes confrères n'ont qu'eux à soigner et ne se rendent pas compte du petit tour de force que j'accomplis à rester moi-même en tant qu'artiste tout en nouant presque les deux bouts avec une famille déjà sérieuse.".

 

 

  

Date illisible

"Me voilà reparti pour une période de bon et sain travail : j'ai commencé ce matin mon théâtre et je brosse des grandes surfaces et c'est mon affaire. Le brave ami Lemayeur est venu me voir comme par hasard et s'est mis à la besogne avec moi, ce qui a entraîné Jules Bergmans : le bon exemple.
Demain matin, nous serons donc à trois pour gratter, nous conseiller, fumer et rire un peu de la vraie bonne humeur. Cet après-midi, nous avons été appelés pour les quatre grands théâtres dont je t'ai parlé et voilà qu'à la mine de rien, je me suis trouvé être le pivot de l'affaire : j'en ai profité pour dire ma pensée au sujet des travaux qui nous sont confiés et, pour la première fois de ma vie, j'ai conscience d'avoir fait acte d'autorité et de l'avoir fait convenablement. Je me sens tout satisfait de ma petite personne... ça ne durera pas.".

 

12 mars 1918

"(...) Je rentre du travail, il est six heures, j'y suis depuis huit heures ce matin, avec une demi-heure d'interruption pour le déjeuner de midi. Je suis exténué et je ne donne pas encore le plus gros. Les immenses châssis du devant du théâtre viennent d'arriver et quand je songe que je dois remplir cela, presque seul, en une semaine, je m'en effraye un peu. Petit à petit, je suis devenu patron (...) "c'est au pied du mur qu'on voit le maçon"... et ce n'est pas avec la langue qu'on fait de la peinture... tu me comprends. Je me découvre des petites qualités de décorateur assez inattendues et, mieux, un certain genre, venu de lui-même, sans recherches masturbées et dont je pourrai faire mon profit. La journée d'hier a eu son drame. M.... confrère dont je t'ai parlé, qui ne désemplit pas, est arrivé hier très surexcité, m'a pris à part, m'a fait une sorte de scène de jalousie amicale, s'est plaint de ce que j'étais froid et "que je n'avais pas profité de faire un théâtre avec sa collaboration". Je me suis remis à travailler pour ne plus devoir lui faire de réponses toujours mal interprétées. Alors, il s'est mis à m'injurier grossièrement et de telle manière qu'il s'est rendu odieux à tous... et de trois. Je collectionne les inimitiés et cela me forme : je n'avais vraiment pas assez vécu dans les basses rivalités et non seulement je les ignorais, mais encore les croyais impossibles. Une dernière réflexion : les artistes de mon doux pays sont un peu "province" - pour la plupart. Je retiens ma réflexion et cherche à me tenir dans les hunes du bâtiment. (…)".

 

9 juin 1918

"(...) Je te parlerai aujourd'hui de ma vie ici et de la manière dont je me tire de cette décoration pour laquelle j'ai fait vraiment une neurasthénie de trois jours.
Seul, il m'a fallu d'abord tracer un cintre immense de quatorze mètres environ, à une hauteur de cinq à six mètres. Ce travail matériel sans l'outillage nécessaire m'a valu des émotions et je me suis rappelé la construction héroïque de la soupente à Montparnasse. Maintenant, ce grand bazar dont tu connais l'esquisse est entièrement ébauché. Certaines figures même sont achevées et vraisemblablement fin de la semaine prochaine, je pourrai aborder mon autre panneau.
Inutile de te dire que les nuits sont loin d'être calmes et que même je n'ai jamais, jamais entendu un tel vacarme d'avions dans la nuit : le ciel est comme une gare active où les trains arriveraient à toute vapeur. (...)".

 

 

 

Lettre à l'en-tête de l'Asile des Soldats Invalides Belges. Écrite au Havre,  le 11 mai 1918. Dont voici le texte :

"Cher Monsieur, Nous avons bien reçu vos lettres du 5 et 6 ct. et nous empressons de vous accuser réceptions des 6 dessins que vous nous avez envoyés et dont nous sommes très satisfaits. Nous sommes d'avis que la série de panneaux du théâtre de La Panne remportera un succès d'ailleurs très mérité. Nous avons également reçu l'aquarelle que vous offrez à notre oeuvre et nous vous sommes très reconnaissants de cette preuve d'intérêt que vous témoignez à nos soldats. Il est très possible que dans la suite nous en fassions la publication(...). ".