Texte de Fernand écrit en 1917
En 1917 écrit pour son fils André (qui a alors 4 ans) le texte suivant :
La déclaration de guerre :
Le 15 juin quatorze, ta maman, toi (tu avais six mois !) ta petite bonne Honorine et moi nous quittions Tournai où j'avais été faire quelques portraits, pour une villégiature en Bretagne, à Penmarch.. Je quittais le cœur assez léger ton grand-père et ta grand-mère, sans savoir que nous serions trois ans sans les revoir. Il n'était pas plus question de guerre que de gel. On pensait que "cela" arriverait... mais quand ? Aux calendes, sans doute... Cependant, vers les 26-27 juillet, le receveur me dit : "Nous allons avoir la guerre." - "Vous plaisantez ?"" - "Non - lisez les journaux" (je n'ouvrais jamais un journal quand je peignais en plein air).
C'est ainsi que j'appris l'approche du plus formidable orage dont l'humanité ait souffert.
Le 31 juillet, des affiches étaient placardées, le 1er août la mobilisation générale était annoncée, le 2, très optimistes, nous nous promenions ta maman et moi et formions le projet d'acheter quelques roches, face à la mer, pour y bâtir une bicoque quand, tout à coup, nous entendîmes le tocsin sonnant à toute volée au clocher de Penmarch : la guerre est déclarée. En passant près de la halte-station encombrée, quelqu'un me crie : "C'est la guerre !" Chacun a un poste. On ignorait peut-être que j'étais belge, ce que j'allai déclarer séance tenante à la mairie. Le lendemain ma décision était prise : et je prenais un billet vers Paris, voulant m'engager au corps volontaire belge s'offrant à la France, estimant que vivant chez elle, son danger était le mien.
Je dus remettre ce départ, les trains étant uniquement réservés aux mobilisés.
Les jours suivants, je me tenais dans l'expectative ; les esprits étaient tendus, plus de lettres, plus de journaux. Les Belges seraient-ils suspects ou sympathiques, feraient-ils selon l'honneur ou selon leur intérêt. J'eus le tort de douter : la première manière était la seule qu'un tel peuple devait adopter. Nous le sûmes le 6, quand un journal enfin parvenu nous dit l'héroïque défense de Liège. Dès lors, je n'y tins plus et m'en fus à Quimper par route pour demander un ordre de marche pour un quelconque bureau de recrutement belge. Je passai la visite et fus déclaré bon pour le service armé. On me signifia qu'un ordre d'appel me toucherait le 21. Cet ordre ne venant pas, je retournai à Quimper, puis m'en fus à Brest, où je m'enquis près du consul belge de la possibilité d'un engagement. Lassé par d'inutiles démarches, je revins enfin calmé, décidé à vivre dans la paix, puisque la guerre m'avait rejeté. D'ailleurs, rien ne faisait prévoir sa durée. Au mois de mars 1916, je pris enfin un engagement volontaire. Durant cette période, la fièvre était intense ; en quelques jours, le village s'était comme peuplé de femmes et d'enfants, et de vieillards. Les hommes partis, ceux qui demeuraient, s'assemblaient autour de l'église ; on se plaignait certains jours. Le tambour du village, vite entouré, battait sa caisse, lisait des textes en bas breton auquel je ne comprenais goutte. Cependant, j'assistais ponctuellement à ces mystérieuses déclarations. Un journal vint un jour, qu'un cycliste (l'instituteur) était allé chercher à Quimper. Je le vois encore s'arrêter devant le petit bureau de poste, rendez-vous ordinaire des chercheurs de nouvelles. Il était rouge, en transpiration, essoufflé de ses soixante kilomètres. Sa lecture hachée fut le triomphe du suspect que j'étais : la minuscule armée belge tenait en respect son formidable assaillant. Maintenant(?) on me fit fête ; je fus le héros belge qu'on questionna, qui prit de l'importance. Cela dura quinze jours. Puis, je fus celui qui déserte l'honneur de servir sa patrie. Un pécheur me dit que ce propos était courant au port, parmi les marins non encore mobilisés. Je provoquai l'un d'eux, payant d'audace malgré que ses énormes pattes m'invitassent au respect. Il battit en retraite et j'en pris sinon un nouveau lustre, au moins le droit d'être ce que j'étais sans fournir plus d'explications. Les journées longues et belles étaient employées à attendre. Tout le monde attendait : quoi ? qui ? Le vague passant qui, peut- être, apporterait du "nouveau". Des autos passaient; elles étaient bondées d'officiers d'arrière qui charmaient leurs loisirs ou encore de promeneurs qui scandalisaient par leur insouciance du drame.
La phobie de l'espionnage commença à sévir ; on arrêtait à tort et à travers par des services de garde civile organisés à la hâte. Chacun, pour ses déplacements, fut muni d'un laisser-passer sur lequel, gravement, le maire, illettré, dessinait sa signature. Un élan furieux lacéra les affiches du bouillon Kub qui portaient, disait-on, tous les renseignements militaires susceptibles d'intéresser l'ennemi. Le phare fut pourvu d'un garde. Douze territoriaux hors ménage, à deux francs, qui ramenèrent un soir, en zigzaguant, deux inoffensifs qu'on eut toutes les peines du monde à tirer (?) de la foule des femmes en délire. Que de gens zigzaguaient ! L'alcool coulait à flots pour ceux qui partaient, pour leur courage ; pour ceux qui restaient et leur chagrin. On m'a rapporté, tandis que je péchais en mer, l'aventure de Beebool ou Pierre-Paul, garde-champêtre de Penmarch. Ce brave, que sa femme eut souhaité voir aux cent mille Boches, était à soigner sa soif quotidienne, quand on vint lui dire (la tempérance venait d'être décrétée) que des hommes saouls gesticulaient incongrûment vers le territoire de Saint-Guénolé. Incontinent, le maire, présent, lui intime l'ordre d'enfourcher sa bécane et d'aller sévir suivant la loi nouvelle. Beerbool se hisse en selle et, la force de l'habitude aidant, il retrouve son équilibre en même temps que l'autorité de sa haute mission. La route est longue de Penmarch à Saint-Guénolé. La nuit tombait déjà lorsqu'il arriva. "Par ici", lui dit quelqu'un, et Beerbool, l’œil un peu brouillé, scrute l'horizon en tirant de sa poche le fatal calepin des contraventions. "Là !" - Il s'avance vers deux hommes, deux gardes civiles qui, investis d'une autorité nouvelle et de quelques bouteilles, sortent à leur tour "de quoi écrire". Ils se reconnaissent, s'injurient : "Vous êtes saouls !" - "C'est vous qui l'êtes ! Je vais vous dresser procès-verbal." - "Gare ! nous le ferons nous-mêmes."
Bref, on convient, après maints échanges peu amènes, d'établir un contrôle sûr : une corde est tendue sur le sol et tire une ligne droite impeccable sur quinze mètres. Qui marchera d'un bout à l'autre sans dévier dressera contravention au misérable, au sans-patrie, au fils de Boche qui a bu, qui a osé boire sans réserve tandis que la France, etc... etc.... Et bien tard dans la soirée, à la lueur des briquets, on put voir des silhouettes étranges, tels des danseurs de corde cherchant des bras un balancier perdu.
À la suite du texte qu'il a écrit sur la déclaration de la guerre pour son fils, on trouve le texte suivant.
Daté d'octobre 1917, il est reproduit tel qu'il apparaît sur des feuilles de carnet. Il est raturé, certains mots sont difficilement lisibles. Parfois un mot manque car la feuille est déchirée. En cas de doute, un (?) est indiqué.
"Dixmude" "La Boue"
Il pleut ce soir : la nuit est sinistre ; des rafales de pluie et de vent s'abattent du noir réservoir qui, comme un éteignoir, se serait retourné, écrasant tout espoir de clarté. Cependant, de brèves fulgurances répétées par centaines ajoutent au tragique : on se bat, on mitraille, on bombarde sans répit malgré les éléments maudits. Et je me rappelle des nuits passées dans la tranchée sous Dixmude dans une batterie flanquante par du temps semblable. Une section de deux pièces avancées de la position 75 était dépliée dans une sorte de chambre maquillée d'ouvrages (?) au ras du sol. Les hommes, eux, étaient cantonnés à la ferme De Coenink, bâtisse branlante à claire-voie abondamment bombardée et où chacun, tant bien que mal, discrètement, pour ne pas éveiller les soupçons de l'ennemi, s'était pratiqué un trou abrité. Les officiers logeaient et vivaient dans un abri bétonné à proximité. Le soir, quand je quittais le Lt Pelzer qui commandait la section, je regagnais à tâtons la ferme De Coeninck où j'avais une paillasse. De l'abri où j'étais, j'écoutais avec tristesse le roulement parfois interrompu par Dieu sait quel drame, des corvées en Deauville qui passaient sur la crête dans le crépitement intermittent des mitrailleuses. Il pleuvait comme il pleut dans ces plaines basses qui laissent toute place aux nuées. De l'eau dessus, dessous, de l'eau partout et, par suite de la boue, une route grasse, collante qui fait une carapace visqueuse aux hommes transis. La boue et les moustiques l'été furent pendant l'hiver, pour nos soldats de l'Yser, des ennemis sinon aussi dangereux, du moins aussi odieux que les Allemands d'en face. Ce limon froid qui se collait aux chaussures, aux guêtres, s'attachait aussi sur le dos et sur les mains dès qu'au hasard d'une rencontre dans l'étroit boyau, il fallait faire place en s'appuyant à la paroi. Dès lors, il envahissait tout l'équipement : le fusil, les sacs, les cheveux, jusqu'au tabac qui formait dans la poche comme un tapis moelleux et humide. Aussi quelles imprécations n'ai-je pas entendues dans les relèves de nuit. Nous passions la soirée dans l'abri dont une fenêtre à ras du sol éclairait faiblement le lattis du boyau. Nous fumions en bavardant, en silence aussi, ayant compris, domptés par un ou deux impérieux sifflements. Alors, le pas lourd des hommes se pressait. L'affolement, la bousculade, puis l'éclatement, le tonnerre déchirant, le bruit mou du bois boueux. Et tout de suite, le cortège misérable des maudits reprenait. Parfois l'un d'eux se penchait par notre petite fenêtre et, mettant son visage blanc et sale dans la lumière paisible, nous criait "embusqués" comme pour exhaler l'amertume de ses trop vives souffrances. Et je me représentais cette marche en groupe dans la pluie et le vent dans le bombardement, après quatre jours de tranchées, quatre jours passés en corvées, en gardes et sans sommeil ; trois kilomètres de méandres dans un fossé boueux et noir. Si une latte de caillebotis est rompue, c'est la chute sous le fardeau du sac et des cartouches et ce sont les suivants qui trébuchent à leur tour.
La misère du fantassin est infinie. Il n'a plus rien que, sur sa peau condamnée, la charge détestée de son équipement de nomade. Il va à des besognes obscures et périlleuses, il va où on le commande et quand on le commende. Il va. Si sa mission anonyme porte un fruit appréciable, son chef le cueille et lui dit : "brave soldat, je suis content de toi". Et le soldat, lui qui ne sait rien que se donner par son sang, qui ignore la signification nette de son geste, qui a laissé ses enfants, sa femme dans quelles tristes misères peut-être, se couche enfin dans la paillasse boueuse qui accueille son sommeil. Il dort, rêve du coin de toit sous lequel il pratiquait jadis un honnête métier et restaure ainsi sa carcasse pour le sinistre lendemain.
La Tranchée
Du demi-confort dans lequel je vis actuellement, ma pensée va alternativement vers vous, ma petite famille, et vers elle, ma grande famille de frères qui vit dans la tranchée, suivant que je suis égoïste ou altruiste. Et ce soir, je suis altruiste, de cet altruisme facile et douloureux cependant qui, sans aller jusqu'au sacrifice, se ronge de la gêne de ne pas le consommer. Don Quichotte et Sancho Pança. Celui-ci dit : "Marche, il y va de ta gloire et tu es glorieux" et l'autre reflet répond, un peu sournois : "Et ma peau ?" et si ce n'était encore que la mienne, n'ai-je pas femme et enfants qui m'attendent. Ainsi se neutralisent les comportements. Ce soir donc Sancho Pança écoute Don Quichotte et pousse la complaisance jusqu'à partager les tourments chevaleresques de son seigneur enchaîné. Je songe tristement aux milliers de camarades qui ce soir veillent sur la frontière de sacs dressée devant l'ennemi. Je connais bien cette ligne extrême. Je l'ai parcourue assez souvent pour qu'en fermant les yeux, je m'en représente les aspects différents du nord au sud de notre front, de Ramscappelle à Boesinghe.
Quand les Allemands furent arrêtés dans leur avance, des travaux rapides consolidèrent les positions ; de part et d'autre des fossés furent creusés en terre pour servir de pare-balles et de gîte. Dans nos plaines basses de Belgique, deux coups de bêche font sourdre l'eau et force fut d'édifier des murailles, et comme la terre même était instable, il fallut la mettre en sacs.
Des milliers de sacs fournirent ainsi un rempart continu de Nieuport à Ypres. Devant ce rampart, les inondations de l'Yser étendent ses marais à des distances variables. De Ramscappelle à Dixmude, la voie du chemin de fer a servi de remblai. La tranchée est confortable jusqu'à Pervyse ; sans pare- à-dos, elle donne l'impression, vue des prairies, d'un long ver blanc piqueté de points noirs, les points noirs sont les abris d'hommes dont émergent de la paille, les pieds. Vers Caeskerke, la tranchée devient plus grave, des boyaux y conduisent en labyrinthe. Calculés admirablement pour ne pas être pris en enfilade par quelque mitrailleuse ennemie. La marche n'en finit pas, on louvoie de droite et de gauche, comme un bâtiment sous le vent. On arrive enfin ; des sentinelles, de loin en loin, assument la garde tandis que des tireurs sur la banquette, l’œil fixé au périscope, surveillent le moindre mouvement ennemi. Celui-ci, par endroits, surplombe, distant de deux cents mètres, pour (?) les inondations, reprennent, et s'étendent parfois à trois kilomètres. Le soldat malicieux a surnommé ce secteur "le coin des canards". On y chasse l'été devant les lignes ; le gibier est abondant. L'hiver, des amateurs patinent, font des huit sous l’œil embrumé de l'ennemi. Noorhoote (?), une pointe avancée,, une allée s'allonge vers un poste assez tranquille, défendu en redoute. L'eau, de part et d'autre, forme une barrière naturelle qui rend l'endroit presque invulnérable. À droite commencent les tranchées tragiques de Steenshaete (?), l'Het Sas et Boesinghe. Appuyées aux berges du canal de Nieuport à Ypres, ce filet d'eau sépare seul, par endroits, les adversaires. On y parle bas, le caillebotis est recouvert de toiles de sacs qui assourdissent les pas. Le moindre bruit peut être fatal, une grenade est aussi vite reçue qu'envoyée. Sans pare-à-dos qui pourrait servir à deux fins par l'ennemi en cas de recul, ces tranchées sont complétées par un système de tranchées de soutien qui s'étendent à deux kilomètres. En deux points, le canal est franchi et une poignée de soldats garde ces têtes de pont d'une conquête continue et d'un entretien ruineux en hommes. rôles sacrifiés, en cas d'attaque, les défenseurs tiennent la position vingt-quatre heures, la relève ne pouvant se faire que de nuit.
Si j'écris ceci, que tu liras dans une quinzaine d'années, c'est que j'ai gardé souvenir de ma vive curiosité à propos de la guerre quand j'avais ton âge. La guerre franco-allemande à cette époque ne tenait plus guère de place dans les conversations et cependant, elle était encore proche. Les blessures saignaient encore en France. Parfois, un ancien disait "Prussien" pour marquer sa colère, qui rappelait un fugitif souvenir de l'année terrible. À ce moment, j'étais tout oreilles, cherchant à pénétrer ce que contenait le mot mystérieux de "guerre" : quelques rares récits, plus tard des romans, me donnaient des précisions sur cette terrible période, mais mon esprit, prévenu par la magie des premières notions que j'en eus, s'en fit toujours une idée fausse. Je le constate d'autant mieux qu'après avoir souhaité sottement ce cataclysme sous prétexte qu'il mettrait du pittoresque dans une ère de paix qui semblait en manquer, je souhaite maintenant qu'il cesse. Car nous sommes en guerre avec l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie depuis trois ans passés. C'est donc, mon cher garçon, pour que tu te fasses une idée plus juste de la guerre, pour que tu la voies en quelque sorte telle que je l'ai vue, que j'entreprends ce soir d'écrire non seulement les faits dont je fus témoin, mais encore les sentiments que ceux- ci m'ont inspirés. L'histoire te donnera, elle, des dates précises, le nom des héros ; moi, ton père et ton ami, je veux passer les veillées de cet hiver à cette unique tâche : rappeler quelques souvenirs, confesser mes sensations d'individu perdu, isolé, dans cette criminelle mêlée des peuples européens. Je discuterai aussi avec moi-même, au hasard du moment, devant toi, ce qui me paraît être le bon ou le mal dans les choses de la vie.
Le moment est propice car la guerre, qui rend la vie des hommes incertaine du lendemain, met à nu leurs passions et donne des exemples rares qui doivent nous éclairer. Le bien et le mal sont combattus et entretenus tour à tour avec une égale violence car la Mort rôde toujours sur les armées en campagne et sa présence invisible s'imprègne sur les cerveaux. Tel dont la vie était un décalque du gabarit que la morale courante a tracé voit tout à coup son modèle transformé : "Vis, hais, tue", voilà son nouveau guide et la mort qu'il sème, le guette il le sait et il vit avidement, de toutes ses forces qui se hâtent comme devant être sans lendemain. Ainsi le mal et le bien transpercent l'enveloppe que la (?) leur avait mise, se mêlent, et le diable sait comment ce bandit devient un héros et comment ce grand homme d'hier s'est mué en canaille ou en pleutre.
La guerre déclarée en août 1914 dure encore et nous sommes en octobre 1917. Soldat depuis mars 1916, je n'ai vécu qu'une partie du grand drame et vraisemblablement la moins intéressante. Je te dirai par la suite comment j'ai tenté, dès les premiers jours, de prendre place dans l'armée combattante et comment, malgré mes efforts, je dus y renoncer. Pour l'instant, je suis à L.P. (La Panne), j'ai sous la main un feuillet que je transcris et sur lequel j'avais noté les impressions d'une soirée - hélas - trop souvent répétée - Seul, une chambre assez spacieuse éclairée faiblement par une lampe à demi éteinte ; aux fenêtres pendent de grandes couvertures noires qui retiennent les faibles rayons qui voudraient s'égarer au dehors. Obscurité complète partout, c'est la consigne ; des avions ennemis, amis, passent dans la sérénité du soir, déchirée, hachée par le fracas des pièces disséminées dans les dunes contre l'ennemi aérien. Les moteurs ronflent par saccades, leur troupe est nombreuse. Sans doute vont-ils, une fois de plus, véhicules monstrueux, semer la mort qu'ils portent à leur flanc sur de paisibles cités : Dunkerque, Calais, peut-être Londres. C'est ainsi chaque soir depuis trois longues semaines. Des phares zèbrent le ciel de leur (?) Ils sont dix, vingt, cent, ils circulent rapidement, découvrant des nuages qui tanguent comme surpris dans des vagabondages. Ce spectacle n'est pas nouveau, je le connais sans même aller le revoir. Il est toujours semblable ; parfois, deux projecteurs se fixent, un troisième survient et dans l'infinie hauteur l’œil découvre un point brillant qui glisse rapidement. L'oiseau du malheur qui se cachait est pris dans la lumière, éblouit : se sachant vu, se sentant ceint aussitôt d'une écharpe de shrapnels, il s'allège de ses torpilles pour fuir plus aisément. Six coups de leviers et la terrible charge descend. Où ? Là-bas, ici, ou plus loin, suivant la mauvaise étoile des soldats, des femmes, des enfants affolés. C'est la guerre, disent ceux d'ici, le lendemain, en rassemblant des sacs, des meubles épars, informes. Oui, cette paisible chambre qui me sert d'atelier semble être bien loin de tout cela. La lampe chapeautée qui reflète faiblement dans son cuivre mon uniforme kaki donne une lumière si douce que les objets répandus de droite et de gauche en agressif désordre paraissent être endormis. Une table, deux chaises, un lit-divan, une glace et un guéridon pour la toilette. Quel mobilier luxueux pour un soldat ! Pour un soldat ? En suis-je un ? Est-ce parce que, armé d'un browning inutile, je séjourne parfois aux tranchées, qu'il faut que je sois honoré de ce nom ? Je ne le pense pas. Le rôle du soldat est à la fois plus grand, plus modeste et plus terrible. Je suis seulement peintre aux armées. Ces esquisses ou tableaux qui s'empilent dans les coins ou décorent mes murs blancs en font foi. Je suis peintre aux armées, et je sers, paraît-il, ma patrie comme quarante ou cinquante mille de mes compatriotes le font au volant d'une auto à quelque état-major, à des services A.C.T. ou C.O.G ou GATA ou sous-services X, tandis que quatre-vingt mille autres, face à l'ennemi nuit et jour, s'abritent de minces sacs terre, le flingot en main, la face nue devant les mitrailleurs.
Tu peux m'en croire, je m'en voudrais d'être peintre militaire malgré l'éclat factice que ce titre donne et peut-être abandonnerai-je le pinceau pour servir dans l'artillerie que j'aime si je ne pensais à toi, à ta maman ou à Hou-Quinette (N.B.: Paulette), ta sœur qui vient de naître. Un bon soldat doit être jeune, sans liens familiaux trop étroits ; à ce propos, le grand malheur de l'Europe moderne est d'avoir armé la nation et d'amputer ainsi, odieusement, des millions de familles de leur premier soutien, le père. Les guerres de jadis se pratiquaient entre militaires, c'est-à-dire gens d'armes, professionnellement : s'ils encouraient les risques du métier, ils le goûtaient. Ils étaient préposés à la garde des frontières et la victoire de leurs armes répandait ses bienfaits sur la nation entière qui l'avait préparée. Chacun, maintenant, prend sa part de risques et d'amour-propre en ruinant son toit plus ou moins. La patrie n'en souffrira-t-elle pas davantage ? Qui redonnera l'essor aux industries abandonnées, détruites. Qui rendra aux orphelins celui-là qui leur devait chaque instant de sa vie ?"