1916–1917 : frottements

 

Fernand au front

 

La cohabitation entre les artistes installés à La Panne n'est pas sans problèmes. Tous sont de jeunes peintres, avec une carrière devant eux, un ego important et une sensibilité exacerbée, avec des conditions de vie difficiles et dans un environnement hostile.  

Les lettres de Fernand montrent des hauts et des bas importants de son moral et même de sa condition physique. Les périodes de travail intense sont suivies de dépression, parfois assez importantes.

 

Septembre 1916.

"Mon ami Meunier est venu me dire bonsoir et m'a ouvert les yeux sur certains... J'avais vu juste et, malheureusement, les artistes sont gens souvent jaloux et de petite nature en dehors de leur art. Tant pis. Le métier si noble que nous avons demande plus de grandeur d'âme. Nouvel arrêt, Meunier est revenu et voilà qu'il est tard, onze heures passées encore. Meunier s'en retourne pour graver des planches à Londres et je perds là le seul compagnon avec qui j'aurais pu faire quelques randonnées ; il y a bien un autre ami, Houben, bon et brave cœur, mais d'un autre tempérament et sur lequel je ne puis compter dans les heures de fatigue. Il est vrai que dans un mois je pourrai espérer ma permission et ce sera le baume.

Soldat surpris


2 octobre 1916. 

Je suis dolent et il faut vraiment que je fasse un effort pour rompre mon silence qui s'allonge. Je suis revenu à la villa des Saules et jusqu'au jour de ma perm. C'est ici que je ressens, dès mon arrivée, la fatigue des trente derniers jours passés au front, où je travaillais comme un nègre et me reposais relativement peu. Ma moisson est sensationnelle, paraît-il, sinon par la qualité, au moins pour la quantité. J'ai environ trente à trente-cinq dessins et autant de peintures. Il est vrai que les sujets sont nombreux et que ma nature aimante et abondante n'a qu'à se laisser aller. Dans ces quinze derniers jours, je compte entamer trois portraits et mettre d'aplomb mon bavardage sus-dit. J'ai repris mon ancienne chambre que j'avais abandonnée, croyant être mieux dans celle que Meunier a laissée vide par son départ. De celle-là, j'avais la mer, mais l'incommodité d'être peut-être sans gîte à son retour. Car c'est la bagarre, ici à La Panne, pour se loger et j'estime qu'un tien vaut mieux que deux tu l'auras. (...)

 

 4 octobre 1916.

"Il pleut aujourd'hui, le temps est effroyablement gris et je suis de même. Une vague tristesse m'envahit, je me sens seul, si seul ! Le séjour hospitalier de l'arrière ne me vaut rien ; il me faut la vie animée et accidentée de l'avant. Cependant mon travail exige ma présence ici et les nécessités de l'hiver me l'imposeront sans doute. Je crains l'hiver si je dois rester ici et si je ne trouve pas l'ardeur et la possibilité d'entamer un grand boulot. Pourquoi suis-je morne ? " 

 

Et plus loin le même jour : 

 

"Un de mes confrères de la section s'est rendu à Paris ; il y rencontre Collin, ami de Masson, qui ne me connaît ni d'Eve ni d'Adam mais qui vitupère sur ma présence à la section : "Pourquoi Allard et pas Masson qui le désirait tant ?".... Tous ces braves rêvent d'être maintenant parmi nous, ils se figurent par l'éloignement que nous sommes vaguement embusqués et comme on les réclame avec la nouvelle loi, ils se sentent tous un furieux et soudain désir de s'engager. L'un d'eux m'a fait demander les tuyaux par Des Ombiaux et c'est précisément celui qui m'a pipé le prix de Mons et qui, entre autres considérations sur la guerre, disait "qu'un artiste appartient plus au monde qu'à sa patrie et n'a pas le droit de s'exposer !" C'est assez joli comme conception pour un célibataire et surtout fort précieux pour les dames Bovary pas trop difficiles dans leur choix... elles seront sûres ainsi d'être servies par de fameux larbins."

 

3 novembre 2016

"(...) Ce midi, j'avais été invité par deux illustres, en complète intimité. Les deux illustres sont Monsieur et Madame Albert Besnard de l'Institut de France à Rome (https://fr.wikipedia.org/wiki/Albert_Besnard). Ils sont simples et charmants, comme Philémon et Baucis ils ajoutent à leur cordialité cette atmosphère de bonheur tranquille si agréable à respirer. A. Besnard est ici pour faire les portraits de Leurs Majestés (cadeau de la France). C'est à De Mot, à l'excellent ami (qui, décidément, a les ennuis prévus) que je dois cette relation. Hier, c'était le banquet mensuel de la corporation et j'ai prié le maître de l'honorer. Ce qu'il a fait et nous a donné le charme de sa conversation. J'étais à sa droite et fier comme Artaban. Car c'est incontestablement le plus grand peintre de l'heure. Et aujourd'hui, ce déjeuner ! De plus, il m'invite, dès la paix signée, d'aller passer quelques jours près de lui à la Villa ! Tu parles que je lui rappellerai cela en temps utile, si tout va bien. Sans doute que ce brave De Mot aura dû dire un bien énorme du poulet... D'autre part, j'ai timidement sorti mes "Baigneuses surprises" et j'ai eu l'agréable surprise (moi aussi) d'en recevoir des éloges. Demain, Mme Besnard et (peut-être Monsieur) visitera ma chambre-atelier. Ces heureux moments ont eu leurs revers malheureusement. Je me suis une fois de plus trouvé pris à partie violemment par quelques confrères. Il semblerait que mon abondance naturelle devienne une gêne pour eux et les fins de banquet m'en disent long sur les sentiments qu'ils nourrissent pour moi. J'ai découvert des tas de papotages qui sont rien moins que vilains et qui me navreraient si je n'en devinais les dessous faits d'aigreur et si surtout je n'avais l'inestimable autorité de certains maîtres pour m'encourager. C'est la vie des peintres, cela, mon amie, et Besnard disait hier, en matière de boutade :"Comme c'est difficile de faire avaler à ses amis qu'on a du talent !" (...)" 

 

5 novembre 2016

"(...) Sans entrer dans les détails, je te dirai que les faits inamicaux dont j'ai déjà eu à souffrir ont semblé devoir se renouveler : j'ai eu le bon esprit, cette fois, de ne pas attendre le moment définitif où la poigne doit entrer en jeu, par dignité. Je me suis retiré et je m'en félicite car j'ai laissé le provocateur beaucoup plus embêté que moi. D'où vient cette animosité ? Toujours est-il que j'ai pris le parti formel de vivre entre mes boulots, vous et moi. Je ne suis décidément pas l'homme à vivre en compagnie, comme les perdreaux. Il suffit que j'aie l'estime artistique et mondaine d'hommes comme Besnard pour que je me fiche a priori des petites médisances qui m'entourent.

Cependant il est des instants où je préférerais être comme les autres et participer au franc-parler d'une bonne et cordiale camaraderie. Mais chacun doit vivre selon lui-même et mon lot est de vivre ainsi, en laborieux, en sauvage. Tant pis et tant mieux à la fois, car je ne voudrais certes pas changer de bonnet avec aucun.

T'ai-je dit que Besnard, madame et la comtesse de Caraman, dame de la Cour, étaient venus dans ma chambre-atelier. Besnard s'est intéressé à mes études ; je les ai menés ensuite dans les locaux de mes confrères et le résultat de cette visite a paru être flatteur pour notre petite section. (…)"

 

Le Chemin de la Victoire 

 

7 février 1917

"Tu me diras encore que j'ai le délire de la persécution ! Suze ! Je remarquais que Meunier me faisait la tête depuis mon retour et sur mon interrogation, il m'a dit tenir de source sûre que j'aurais, étant au placement à Paris, voulu prendre la place d'honneur que ses collègues Bastien et Huygens lui réservaient. Rien qu'ça ! J'appelle cela une calomnie, et toi ma petite femme ? J'ai pu convaincre Meunier de l'ineptie de ce racontar dont je voudrais pénétrer les mobiles. La chose, à la longue, m'apparaît si effarante de la part de B... que je me demande si je ne suis pas fou et si, véritablement, agissant à l'inverse de ma mature, dans un accès je n'aurais pas fait cela ? Enfin !.. Voilà la bonne camaraderie dans laquelle je patauge comme pour mieux me faire sentir l'isolement. Mais j'ai mes pinceaux et mes vieux rêves, avec cela je peux encore aller assez loin si Dieu me prête vie, comme au petit poisson."

 

25 mars 1917

"(...) ma vie intérieure fait tout l'intérêt de ma malheureuse personne et en ce moment, tout nu sur les murailles de l'exposition, je me compare au triste et pauvre Job. Avoir travaillé comme je l'ai fait pour un si maigre résultat ! Je me suis remis au dessin et suis prêt à un retour offensif vers l'idéal toujours fuyant. Mon grand tableau est évidemment une œuvre ratée, dans le genre de la "fête du grand-père" de mémorable souvenir et si je ne le vends pas, je me demande où je vais balader ce cauchemar. (...)"

 

Infirmerie 

 

 

 Un autoportrait (Musée de Tournai)