Durant le mois de septembre, Juliette reçoit des lettres de Fernand.
Reçue le 1er septembre.
(...) C'était aujourd'hui l'ouverture de notre exposition. Nous attendions la Reine, elle n'est pas venue. Ce fut pour chacun de nous une grosse déception, mais compensée, si une déception peut l'être, par un acheteur, que je soupçonne malheureusement être envoyé par elle. Pour ma part, j'ai vendu mon tableau, le seul peut-être que tu n'auras pas vu. Mille francs. (...)
Je puis, ma petite femme, t'affirmer mon succès qui se dessinait hier, je suis classé maintenant parmi la jeune école belge où je tiens... mon rang... celui que ton or... oui ton orgueil, et le mien d'ailleurs, souhaitent.
Abri d'artillerie à Pervyse, 1916.
Reçue le 2 septembre
Il est minuit presque et le temps, aujourd'hui et jusque maintenant, s'est passé en discussions orageuses. Motif : "les cubistes et les pompiers". Comme je ne suis ni l'un ni l'autre, que j'abhorre également ceux-ci et ceux-là, j'ai beau jeu. Cette grande fièvre provient naturellement de l'exposition que nous faisons pour la Reine et dont le vernissage a eu lieu aujourd'hui,avec visite officielle du major. Comme toujours, j'ai été moralement en-dessous de tout, affaissé après l'effort du mois, malade et malheureux. Le major s'est attardé assez longuement sur mon envoi et m'a félicité à deux reprises. Horlait, qui était dans ses petits papiers parce que m'ayant fait venir de son chef, m'a violemment frappé sur l'épaule à la sortie : Hé bien ! Content ? (lui). Heu... Heu... (moi). (Lui) Le major m'a dit : nous avons ici quatre chefs de file... Allard,... B..., un tel et un tel. J'ai senti que tu étais cité d'abord." Tu penses ma petite femme que j'en ai éprouvé un peu de satisfaction. J'avoue que mon petit amour-propre en a été chatouillé deux minutes. Deux minutes... pas plus et mon insupportable orgueil ose en faire l'aveu parce que c'est à toi et que tu en trouveras du plaisir. Pour clôturer, j'ai deux commandes de portrait. J'ai donc du pain sur la planche.
Quand aurai-je le temps de les exécuter, voilà le hic. Dans trois jours, je m'en vais vers des ailleurs et pour le plus de temps que je pourrai. Demain, dîner avec l'ancien vice-roi du Congo chez l'architecte de La Panne, puis visite de la Reine. Je ne suis pas très sûr de ma contenance, cette admirable femme m'épouvantant un peu malgré qu'elle soit précédée d'une réputation de simplicité et de bonté. La grosse affaire d'abord, ce sera le cirage de mes croquenots, indécrottés et indécrottables ; ensuite la décision à prendre pour ma tenue hors d'ordonnance mais chic et l'autre d'ordonnance mais sale ?. Il y aura aussi mon ceinturon... Je suis inquiet, veule et mou sauf pour ce que je cultive en moi en fait d'amour et d'art. J'aime et je sens avec force et brutalité, pour le reste je suis une pauvre chiffe (..).
Pas de traces écrites de la visite de la Reine.
Mais une photo où l'on voit Fernand avec Elisabeth, reine des Belges. Le roi Albert
Ier et la reine Élisabeth, d'origine bavaroise, donc allemande, séjournent à La Panne depuis que la Belgique a été envahie par les Allemands. La reine encourage les initiatives culturelles.
Lettres reçues le 6 septembre
(...) Une bonne nouvelle, j'ai revu la Reine ce matin et elle a marqué du goût pour deux de mes œuvres, il y aurait, paraît-il, 99 chances sur cent qu'elle me les achète. J'en serais plus honoré que fortuné, car ces œuvres sont cataloguées à assez bon compte (aquarelle et petite peinture). (...)
(...) Je t'ai dit la visite du Roi et la satisfaction qu'il a exprimée de nos travaux. C'est une heureuse consécration de nos efforts et le cœur à la besogne serait double s'il pouvait être plus entier. Mais quel drôle de pistolet je fais. D'humeur fantasque, ombrageuse, par instant, naïve dans d'autres, bruyant aujourd'hui, silencieux demain. Je m'aperçois ici que ma vie, en somme, s'est passée dans l'ignorance des gens, des petites chapelles et des combinaisons. Comme je ne suis pas bête, je les flaire plutôt que je ne les vois... ou bien, c'est précisément parce que je suis bête que je ne fais que les flairer. Je te reparlerai de cela, préférant ne pas trop écrire à ce sujet, sur lequel d'ailleurs j'ai tort de t'alarmer, n'ayant aucune raison de me plaindre jusqu'ici de qui que ce soit. Mais, voilà, j'ai peut- être eu tort de rester si longtemps loin de notre petite Belgique et si loin surtout de ses artistes. Ils ont grandi ensemble et moi j'arrive seulet, comme on disait jadis, et j'ajoute peut-être à mes torts de tenir une certaine place. Mais qu'est-ce que tout cela près du Boche sans cesse reculé et sur lequel on pense chaque jour mettre la main...
Médaillon avec le portrait du roi Albert
En octobre 1916, Fernand rentre à Paris en permission voir Juliette. Au retour, une nouvelle exposition est en préparation.
Le 9 décembre Fernand écrit :
J'ai tant de choses à te dire ! Je ne sais vraiment par où commencer. Présenté hier à la Reine, aujourd'hui au Roi, je suis bourré d'impressions de joies, de regrets, de nostalgies. Je sens que j'aurais pu faire beaucoup mieux et qu'en somme les compliments que je reçois ne s'adressent qu'à un effort louable, peut-être courageux, mais pour lequel ma vraie nature, mon talent ne comptent pas. Voilà pour les regrets. Pour les nostalgies, c'est de ne pouvoir t'exprimer toutes mes émotions de vive voix, les partager incomplètement à distance sur du papier aussi sot que mes pattes de mouches, et d'avoir tardé quatre jours à le faire. Il est vrai que de nombreux incidents m'en ont empêché, incidents dont je te parlerai au fur et à mesure. Voici un résumé de ces quatre derniers jours. D'abord la fièvre de l'accrochage. J'ai vingt-trois numéros, dont quatre toiles importantes. Visite du major et j'entre immédiatement, comme je te l'ai dit, parmi ceux qu'il considère comme ses étoiles. Horlait me confie la chose, je l'enterre comme un secret bien cher, mon je le répète et... tu le devines, à ma plus grande satisfaction. Le midi nous étions invités chez M. Hobé, architecte de La Panne, avec le Gouverneur, vice-roi du Congo. (...) Le lendemain, un petit banquet nous réunissait, sous-présidé par Claus. (...)
(...) j'ai reçu la visite de notre Reine, femme exquise dans sa simplicité... et si Grande. Son impression a été bonne, je pense, car le Roi, ce matin dès neuf heures et demie, venait voir notre exposition. Il nous a exprimé à tous sa satisfaction. Je me suis entretenu quelque temps avec lui et j'étais heureux de me trouver près d'un homme aussi grand parmi les autres. (...)
Fernand gardera toute au long de sa vie de bonnes relations avec la Reine. Après la Guerre, il peindra une très grande toile, qui se trouve actuellement dans le bureau du secrétaire de l'Académie de Médecine, au Palais des Académies, montrant le Docteur Depage opérant à l’Hôpital de l'Océan à La Panne, accompagné de la reine, qui lui sert d'infirmière.