En juillet 1916, Fernand a intégré la Section artistique de l'armée belge en campagne, où il restera jusqu'à la fin de la guerre.
Cette section artistique est composée d'un groupe d'artistes peintres (il y en eut 26 en tout) qui se déplacent dans les tranchées et les villages de Flandre, et peignent ce qu'ils voient.
On trouve dans ce groupe, outre Allard l'Olivier, plusieurs peintres belges qui feront une belle carrière. On peut citer Pierre Paulus (plus connu sous le nom de baron Pierre Paulus de Chatelet), Armand Massonet et surtout Alfred Bastien.
D'autres intégrés dans cette section ne laisseront pas beaucoup de traces après la guerre.
Fernand qui vit depuis 15 ans à Paris fait connaissance avec beaucoup d'artistes belges.
Il écrit à Juliette qui est à Aix-en-Provence :
(Reçue le 2 août 1916)
"Les premiers jours passés ici ont été, je te l'ai dit, fort surchargés : il fallait que je m'oriente et j'ai visité en auto et à pied pas mal de lieux intéressants. Vivement j'ai été fixé et me suis décidé pour un endroit fort caractéristique où j'ai partagé avec les occupants les aléas de la vie, les petites misères de la guerre et aussi ses charmes, parmi lesquels la bonne camaraderie et l'insouciance. J'ai travaillé comme un nègre et tu trouveras ci-joint une photo qui en fait foi.(...) Cette photo a été faite par le lieutenant, un ami de huit jours, car ici c'est un peu comme une villégiature, les amitiés se font vite."
"À mon retour ici, une surprise m'était réservée : notre aimable commandant avait préparé une villa pour sa section. Chacun de nous y a une chambre, qui servira d'atelier. Ainsi, au repos, nous n'aurons plus l'ennui de voir nos boulots chambardés dans les hôtels. Pour ma part, j'ai une grande chambre assez luxueuse attendu qu'elle est meublée comme en temps de paix. (...)
Je ne sais trop comment les affaires marcheront. La section est parfaitement organisée, nous sommes peintres et l'accueil de mes confrères a été charmant. Je crois même qu'ils ont apprécié le monceau de documents que j'ai rapportés de ma première expédition. Pour l'instant, nous ne sommes plus que deux ici, les autres, réunis tous le 31, ont déjà repris leur vol et sont aux quatre coins des lignes.(...)"
Reçue le 13 août 1916
(...) Je suis retourné au front et là, tu sais, pas une minute à perdre. Horlait me déclare enragé et malgré que presque tous ici soient actifs, je bats le record de plusieurs longueurs, je crois.
Je peins par rafales, cadence cinq pour parler comme un artilleur. Le commandant, que j'aime bien, vient d'être cité à l'ordre de l'armée. Je suis allé le revoir et comme vont les choses en guerre !... la veille il avait reçu une dégelée d'obus et une petite maison que j'avais peinte placidement quelque temps auparavant et que je retournais voir par scrupule a été tout bonnement rasée. Je me fais de bons et braves amis ici et encore une fois je me demande ce que je serais devenu si je n'avais eu cette fringale d'être soldat. Bien entendu, ce n'est pas sans aléas... (...)
Demain, je suis invité chez l'ancien gouverneur du Congo. Je vais revêtir les dépouilles de mes anciennes splendeurs et camouflage et astiquer mes souliers, ce qui n'a pas été fait depuis trois semaines. La section des artistes se reconnaît par les pieds... malgré que ce ne soit pas là que siège le génie, que nous avons tous bien entendu. Je me demande, étant loin de toi et de Charmant P'tiloup, (son fils) comment je trouve encore à plaisanter. Ne crois pas que je sois comme un bonnet de coton. Ma tristesse est profonde et je ris bêtement à tout bout de champ du gros rire que tu connais. C'est que les artistes belges sont beaucoup plus drôles que ceux de Paris. Ce n'est pas un patriotisme chauvin qui me fait parler... J'en tire même des conclusions : la vie est beaucoup moins cruelle et moins âpre à ceux-ci qu'à ceux-là ! Et la vie de famille s'empare d'eux et s'honore davantage de les fréquenter en Belgique, où ils sont moins nombreux et plus connus.
Reçue le 16 août.
(...) Je suis positivement exténué, mais il y a de quoi. Au front toute la matinée et là, exaltation fébrile, dessins, croquis, pochades, etc. Je faisais suite à un général que je n'ai d'ailleurs pas suivi pour travailler plus à l'aise. Retour à midi, plus émotionné par mon cœur plein d'impressions à rendre que par l'accueil assez chaud qui était fait, comme par hasard, aux visiteurs de marque que j'avais l'honneur d'accompagner.
Boulotte hâtivement, puis cours jusque chez moi où, pieds nus, je me suis mis à brasser de la peinture au grand ébahissement de mes confrères. Tu sais comme je vais quand je brasse : à quatre heures, j'avais fait deux toiles que je crois pouvoir considérer comme parmi mes meilleures. À quatre heures, je recevais un autre général, un homme exquis qui aime la peinture et les peintres et qui me connaissait de nom... C'est le premier Belge qui me fait cet honneur. J'ai dans ma chambre, te l'ai-je dit, mes "Baigneuses surprises" achetées à La Panne par un ami. J'ai accroché ce souvenir de tant de jours jeunes et heureux en belle place près de mon lit. (...)
Chapelle improvisée
Sans date
(...) Je rentre, il est dix heures et demie et loin d'aller à de folles aventures après mon repas, je me suis installé avec l'ami Meunier, artiste fin et délicat, sur la plage où nous avons chanté l'un et l'autre dans le soir les choses les plus nostalgiques de Grieg. Que de bonheurs et aussi que de profondes tristesses n'ai- je pas évoqués en moi-même ainsi . La mer était phosphorescente et une langueur poétique flottait, enveloppant chaque objet du vague désir d'être éternellement, même vieux et rabougri. Et toujours le canon qui tonne sur Nieuport et aussi ici considéré cependant comme étant de tout repos et qui doit l'être aussi pour celui qui vit continuellement à "l'enfer" comme disait M. (?) Cette lettre plus longue que les autres sera mise à la poste à Paris par un ami qui y va en mission. C'est ainsi qu'il faut faire pour être à peu près sûr du secret de la correspondance. Par erreur, des lettres mises à la poste civile ici me sont revenues ouvertes toutes par la censure. Et quoique j'aie peu l'intention de te dévoiler des secrets d'état puisque je n'en ai pas, j'aime mieux t'écrire librement et sans contrainte. Voici comment je vis et ce que j'ai fait jusqu'ici. La première semaine, j'ai beaucoup voyagé en auto avec Horlait et à ma première sortie j'ai vu Furnes et ses lamentables rues ruinées, le lendemain je suis allé aux tranchées. Le surlendemain aux tranchées de Pervyse, nom assez retentissant par les batailles de l'Yser, et dans une batterie où j'ai fait la connaissance du commandant. Je lui ai demandé l'hospitalité et c'est ainsi que j'ai vécu dix jours au feu, envoyant et recevant des obus ...(pas moi, mais l"zeautes"). Je ne te dirai pas que je me suis précipité de suite sur l'entonnoir pour chercher la fusée et t'envoyer une bague... non... d'abord c'est maintenant tout à fait interdit et puis c'est plus prudent d'attendre que la dégelée soit passée. Je me suis bien comporté, mi par amour-propre, mi par nature un peu fataliste. Depuis, j'ai parcouru cent boyaux et tranchées, les unes en plein champ, d'autres dans des villages dévastés, d'autres encore dans l'eau, et je dois dire que personne n'avait pu m'en donner une idée exacte. D'abord, ce n'est pas effrayant du tout : on a marché très à l'aise, en zigzaguant continuellement à cause des éclats. Si on est grand, on se baisse pour ne pas être canardé ; aux endroits dangereux, on fait un peu plus vite et quand la pile des sacs est de part et d'autre du boyau on se trouve souvent à découvert et l'homme de garde armé de son flingot y attend sa relève durant deux et quatre heures et sans avoir jamais à se cacher, sa silhouette se confondant avec le terre-plein qui se trouve derrière lui. Le petit souvenir cagot que je t'ai expédié a été trouvé par moi à Reninghe peu après un combat contre avion où, généralement le danger est moindre en l'air qu'à terre... à cause des éclats et des fusées d'obus qui atteignent rarement leur but et se font un malin plaisir de troubler le modeste dessinateur qui se trouve comme par hasard en- dessous. A propos !! maintenant que j'ai vu, je ne vois pas bien l'ami Bob photographiant un obus à dix mètres, zut ! En réalité, il n'y a rien de bien effrayant, on se fait au bruit ; on se fait aussi à voir tomber l'"objet" à deux pas et jamais sur vous. Je sais que la placidité de nos trente-trois kilomètres défendus par l'eau surtout n'a rien à voir avec la Somme ou Verdun et que nous sommes, parmi les alliés, la nation la plus privilégiée après avoir été la plus torturée. T'ai-je dit ? Quand nous sommes à La Panne, nous mangeons au mess à raison de quatre francs par jour et nous sommes en villa face à la mer pour 0,50, soit une dépense de cinq à six francs, ce qui n'est pas cher ici. Les camarades sont tous de bons et braves types et je cite parmi eux le brave Meunier, 43 ans, toute la campagne, beaucoup de talent, avec qui je fraternise, étant de mêmes goûts et de même caractère. Dans quinze jours, nous aurons la visite de la Reine et ce sera vraisemblablement la consécration officielle de notre rôle aux armées. A partir de ce moment, notre situation s'améliorera probablement et au lieu de nos deux francs par jour, solde de soldat en ménage, nous aurons probablement une indemnités de 3,50 frs., soit 5,50 frs, ce qui nous permettra de vivre et de faire vivre par le surplus notre petite femme et notre charmant petit bonhomme. (...)
J'ai pondu jusqu'ici une dizaine de tableaux et aquarelles, rien de fini ; une vingtaine de dessins rehaussés et je suis effrayé de penser que voilà près d'un mois que je suis ici ! Dans deux mois, je me ferai donner une perm bien gagnée... après quoi l'hivernage qui, paraît-il, n'est pas drôle... C'est la guerre et je me ferai à cela comme je me fais à tout.(...)
Reçue le 28 août
(...) Je t'écris dans un état de fatigue vaseuse. Une dépression après une grande surexcitation que tu comprendras quand je te dirai que cette nuit même je suis parti au front (et au quel !) pour m'impressionner du spectacle. Bien entendu, j'ai fait cette route à pied et je n'ai pas fermé l’œil. Cette nuit fut pleine d'incidents que je te raconterai plus tard de vive voix : et je crois que tu envieras les sensations d'artiste que, pour mon service, j'ai cru bon de me donner. Nous préparons fébrilement l'exposition que tu sais, petit à petit je termine ou considère comme terminé tel ou tel tableau qui, dès lors, n'offre plus pour moi qu'un intérêt médiocre. Je suis navré de sentir ma peinture qui se plombe et je me régale de celles que je vais faire. Ainsi l'équilibre se fait et j'arrive à vivre avec moi-même. J'ai vu des choses énormes, splendides, devant lesquelles je m'aplatis et renonce à peindre. Que de choses à te dire ! (...)
Reçue le 30 août
(...) Je suis surchauffé, fiévreux : après-demain, visite de la Reine. Pense dans quel état je suis. Mettant la dernière main à chaque toile, me désolant, astiquant mes cadres de bois brou-de-noités... allant voir ce qu'ont fait les autres. Tous ont travaillé d'arrache-pied et l'exposition sera bonne. Horlait boit du petit lait et ma foi m'a tiré tout à l'heure un petit compliment pour m'exprimer sa satisfaction. J'ai reçu l'aveu qu'il craignait un peu mon apport, étant le seul qu'il ait pris sous son bonnet de faire venir. Selon lui, tous les confrères pris séparément ont une appréciation flatteuse du "poulet je te prie" et le "poulet je te prie" est plus heureux de ce fait que de lui-même. (…)
Ruines de l'église de Woesten
Front à Dixmude