"Le 15 juin quatorze, ta maman, toi (tu avais six mois !) ta petite bonne Honorine et moi nous quittions Tournai où j'avais été faire quelques portraits, pour une villégiature en Bretagne, à Penmarc'h. Je quittais le cœur assez léger ton grand-père et ta grand-mère, sans savoir que nous serions trois ans sans les revoir. Il n'était pas plus question de guerre que de gel. On pensait que "cela" arriverait... mais quand ? Aux calendes, sans doute... Cependant, vers les 26-27 juillet, le receveur me dit : "Nous allons avoir la guerre." - "Vous plaisantez ?"" - "Non - lisez les journaux" (je n'ouvrais jamais un journal quand je peignais en plein air).
C'est ainsi que j'appris l'approche du plus formidable orage dont l'humanité ait souffert.
Le 31 juillet, des affiches étaient placardées, le 1er août la mobilisation générale était annoncée, le 2, très optimistes, nous nous promenions ta maman et moi et formions le projet d'acheter quelques roches, face à la mer, pour y bâtir une bicoque quand, tout à coup, nous entendîmes le tocsin sonnant à toute volée au clocher de Penmarc'h : la guerre est déclarée. En passant près de la halte-station encombrée, quelqu'un me crie : "C'est la guerre !" Chacun a un poste. On ignorait peut-être que j'étais belge, ce que j'allai déclarer séance tenante à la mairie. Le lendemain ma décision était prise : et je prenais un billet vers Paris, voulant m'engager au corps volontaire belge s'offrant à la France, estimant que vivant chez elle, son danger était le mien.
Je dus remettre ce départ, les trains étant uniquement réservés aux mobilisés.
Les jours suivants, je me tenais dans l'expectative ; les esprits étaient tendus, plus de lettres, plus de journaux. Les Belges seraient-ils suspects ou sympathiques, feraient-ils selon l'honneur ou selon leur intérêt. J'eus le tort de douter : la première manière était la seule qu'un tel peuple devait adopter. Nous le sûmes le 6, quand un journal enfin parvenu nous dit l'héroïque défense de Liège. Dès lors, je n'y tins plus et m'en fus à Quimper par route pour demander un ordre de marche pour un quelconque bureau de recrutement belge. Je passai la visite et fus déclaré bon pour le service armé. On me signifia qu'un ordre d'appel me toucherait le 21. Cet ordre ne venant pas, je retournai à Quimper, puis m'en fus à Brest, où je m'enquis près du consul belge de la possibilité d'un engagement. Lassé par d'inutiles démarches, je revins enfin calmé, décidé à vivre dans la paix, puisque la guerre m'avait rejeté. D'ailleurs, rien ne faisait prévoir sa durée. Au mois de mars 1916, je pris enfin un engagement volontaire. Durant cette période, la fièvre était intense ; en quelques jours, le village s'était comme peuplé de femmes et d'enfants, et de vieillards. Les hommes partis, ceux qui demeuraient, s'assemblaient autour de l'église ; on se plaignait certains jours. Le tambour du village, vite entouré, battait sa caisse, lisait des textes en bas breton auquel je ne comprenais goutte. Cependant, j'assistais ponctuellement à ces mystérieuses déclarations. Un journal vint un jour, qu'un cycliste (l'instituteur) était allé chercher à Quimper. Je le vois encore s'arrêter devant le petit bureau de poste, rendez-vous ordinaire des chercheurs de nouvelles. Il était rouge, en transpiration, essoufflé de ses soixante kilomètres. Sa lecture hachée fut le triomphe du suspect que j'étais : la minuscule armée belge tenait en respect son formidable assaillant. Maintenant(?) on me fit fête ; je fus le héros belge qu'on questionna, qui prit de l'importance. Cela dura quinze jours. Puis, je fus celui qui déserte l'honneur de servir sa patrie. Un pécheur me dit que ce propos était courant au port, parmi les marins non encore mobilisés. Je provoquai l'un d'eux, payant d'audace malgré que ses énormes pattes m'invitassent au respect. Il battit en retraite et j'en pris sinon un nouveau lustre, au moins le droit d'être ce que j'étais sans fournir plus d'explications. Les journées longues et belles étaient employées à attendre. Tout le monde attendait : quoi ? qui ? Le vague passant qui, peut- être, apporterait du "nouveau". Des autos passaient ; elles étaient bondées d'officiers d'arrière qui charmaient leurs loisirs ou encore de promeneurs qui scandalisaient par leur insouciance du drame.
La phobie de l'espionnage commença à sévir ; on arrêtait à tort et à travers par des services de garde civile organisés à la hâte. Chacun, pour ses déplacements, fut muni d'un laisser-passer sur lequel, gravement, le maire, illettré, dessinait sa signature. Un élan furieux lacéra les affiches du bouillon Kub qui portaient, disait-on, tous les renseignements militaires susceptibles d'intéresser l'ennemi. Le phare fut pourvu d'un garde. Douze territoriaux hors ménage, à deux francs, qui ramenèrent un soir, en zigzaguant, deux inoffensifs qu'on eut toutes les peines du monde à tirer (?) de la foule des femmes en délire. Que de gens zigzaguaient ! L'alcool coulait à flots pour ceux qui partaient, pour leur courage ; pour ceux qui restaient et leur chagrin. On m'a rapporté, tandis que je péchais en mer, l'aventure de Beebool ou Pierre-Paul, garde-champêtre de Penmarc'h. Ce brave, que sa femme eut souhaité voir aux cent mille Boches, était à soigner sa soif quotidienne, quand on vint lui dire (la tempérance venait d'être décrétée) que des hommes saouls gesticulaient incongrûment vers le territoire de Saint-Guénolé. Incontinent, le maire, présent, lui intime l'ordre d'enfourcher sa bécane et d'aller sévir suivant la loi nouvelle. Beerbool se hisse en selle et, la force de l'habitude aidant, il retrouve son équilibre en même temps que l'autorité de sa haute mission. La route est longue de Penmarch à Saint-Guénolé. La nuit tombait déjà lorsqu'il arriva. "Par ici", lui dit quelqu'un, et Beerbool, l'oeil un peu brouillé, scrute l'horizon en tirant de sa poche le fatal calepin des contraventions. "Là !" - Il s'avance vers deux hommes, deux gardes civiles qui, (?) d'une autorité nouvelle et de quelques bouteilles, sortent à leur tour "de quoi écrire". Ils se reconnaissent, s'injurient : "Vous êtes saouls !" - "C'est vous qui l'êtes ! Je vais vous dresser procès-verbal." - "Gare ! nous le ferons nous-mêmes."
Bref, on convient, après maints échanges peu amènes, d'établir un contrôle sûr : une corde est tendue sur le sol et tire une ligne droite impeccable sur quinze mètres. Qui marchera d'un bout à l'autre sans dévier dressera contravention au misérable, au sans- patrie, au fils de Boche qui a bu, qui a osé boire sans réserve tandis que la France, etc... etc.... Et bien tard dans la soirée, à la lueur des briquets, on put voir des silhouettes étranges, tels des danseurs de corde cherchant des bras un balancier perdu..".