Novembre 1932–Février 1933 

Tous les textes cités sont bien évidemment à replacer dans le contexte de l'époque, et ne reflètent en aucun cas notre pensée. Ils sont reproduits tels qu'ils apparaissent dans les journaux ou dans les lettres de 1932/1933 y compris pour l'orthographe, la syntaxe et le vocabulaire. 

Fernand écrit à sa famille depuis l'Albertville :  

L'Albertville le 23 novembre, à sa femme et ses enfants  (reçue le 8 décembre)

Mes chers tous les trois, 

Demain nous serons à Tenerife, d'où cette lettre partira. En conséquence, je me suis levé tôt ce matin, afin d'être seul et pouvoir vous écrire ma tendresse sans être amicalement importuné. Mes compagnons de route sont charmants et le croquet de pont tellement absorbant que je ne vois pas heureusement le temps qui passe et m'éloigne de vous. 

À bord j'ai fait la connaissance des cousins des Sturbelle, les Dufour qui sont tout à fait épatants et vous donneront un coup de téléphone de ma part à leur retour en Belgique, assez proche d'ailleurs puisque Dufour qui est ingénieur et qui accompagne le bateau pour les essais de mazout débarquera à Santa Cruz. Je me suis informé et ai appris que la traversée Anvers-Ténériffe coûte environ 5 500 aller et retour... Au cas où je ferai merveilles de ma peinture le projet que nous avions formé, chère petite femme est donc réalisable. On me dit que la vie à Ténériffe est peu coûteuse. Ma santé est superbe, la mer me gonfle de forces et je suis dès maintenant tout à fait au point et prêt à travailler. J'ai d'ailleurs commencé en faisant un très sage dessin du pont et en commençant à me remettre quelques mots de Kisvahili en tête. Je suis évidemment à la table du capitaine, ayant pour voisin Marcette à gauche, madame de T'Serclaes à droite. cette dame qui est parisienne a la bonhomie que nous aimons à Stockel et sa façon de jouer au croquet rappelle la tienne Juliette. 

J'ai reçu quelques télégrammes à bord de Mees , de Van den Eecknets(?), de Jadot http://www.kaowarsom.be/documents/bbom/Tome_VIII/Jadot.Joseph_Marie_Camille.pdf)(, une lettre aussi de Cito (?) du BCK (N.B.https://fr.wikipedia.org/wiki/Compagnie_du_chemin_de_fer_du_bas-Congo_au_Katanga)  me donnant toutes facilités pour avoir un wagon de service sur leurs lignes...ainsi le gite est assuré sur de nombreux kilomètres. Madame de T'Serclaes me dit que sa Cie voudrait des quantités de cartes postales : si Brachot (N.B. : Isy Brachot, propiétaire de le Galerie des Artistes Français) était assez intelligent pour être raisonnable dans ses exigences, Marcette me dit la même chose en ce qui concerne la Croix Rouge du Congo ; je vais regretter de ne pas en avoir pris un wagon ; en s'y prenant tout de suite, Brachot pourrait m'en expédier une vingtaine de collections à Élisabethville. Peut-être pourrait-il adresser dès maintenant  cette dernière tranche de 20 collections à Monsieur le Baron de T'Serclaes, Cie des produits à Léopoldville (à mon compte; soit à 10 fr la collection et moins si tu l'obtiens ce que je crois possible en ajoutant et en faisant valoir qu'il y a là un sérieux débouché).

J'espère que votre chère santé est bonne et qu'après ces jours agités, vous avez repris le train-train journalier pour votre meilleur avenir chers enfants.  Hier la T.S.F. annonçait le tremblement de terre et...la Ste Varalhegen (N.B. il doit s'agir de la Saint Verhaegen ou saint V)(https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint-Verhaegen) chère aux étudiants. La mer est relativement calme, nous avons de 10 à 15 degrés couvert, une bonne tiédeur par soleil dans 10 jours nous collerons de transpiration. J'espère que vous avez entouré ma chère mère de mille joyeusetés. Je vous embrasse tous trois de toute la force de mon affection pour vous. Bonnes amitiés aux amis, bon souvenir à Maraia, tapotages sur Melo, Pani et Pipouche. Encore mes bons baisers, chère Juliette. 

Fernand

L'Albertville le 23 novembre, à sa mère

Ma chère petite mère,

Demain nous ferons escale à Tenerife et je me suis levé tôt ce matin afin de pouvoir t'écrire mes affectueuses pensées, chose qui m'est impossible dans le courant de la journée, mes compagnons de voyage me faisant le vif plaisir d'être exigeants et de vouloir à tout prix ma compagnie dans leurs jeux et leurs distractions. Il y a surtout un certain croquet de pont qui m'absorbe de longues heures dans l'air vif du large et me donne une santé explosive sur laquelle je dois beaucoup compter. 

Nous sommes neuf à la table du capitaine. J'ai à ma gauche le secrétaire général de l'UNATRA, (N.B. : Union nationale des transports fluviaux, qui maintient entre autres un chenal navigable à 7.50 m de profondeur aux navires de mer entre l'embouchure du Congo et Matadi, sur 140 km. L'Unatra, dispose d'une flotille de bateaux confortables, qui assure le transport fluvial entre Kinshasa et Stanleyville, soit 1700 km, d'après La Navigation fluviale au Congo belge de J. Célérier, 1931) à ma droite la Baronne de T'Serclaes, près du mari de laquelle je suis particulièrement recommandé par la Banque d'Outremer. La table est chargée de nourritures variées qui restent encore fraîches et entretiennent un bon appétit de marin. 

Un navire est comme une petite plage où les amitiés se nouent vite et ne laissent pas de traces, on joue, on devient rapidement familiers, mais chacun , on le sent, fait ses réserves internes et isole le tréfonds de lui-même. 

La température est idéale de quinze à dix-huit degrés, la mer est un peu houleuse mais juste ce qu'il faut pour se rendre intéressante. Le capitaine me disait hier que c'est une des meilleures traversées pour cette saison. Les nouvelles de Belgique nous viennent chaque soir par la T.S.F. 

Ma cabine est très agréable, donnant sur le pont, elle me permet d'être très rapidement à l'air, trop rapidement même, car des amis m'ont fait la farce hier vers minuit de frapper et d'imiter le garçon qui s'occupe des bains, m'avertissant que mon bain était prêt ! Et je me suis levé, croyant qu'il était six heures. 

J'ai demandé à la joyeuse compagnie qui m'avait accompagné à Anvers d'aller au retour te dire un petit bonjour : j'espère qu'elle aura réussi à te dérider un peu et par surcroît à donner une petite distraction à ma famille qui avait gros cœur. 

Maintenant que me voilà sur le chemin, je te souhaite une fois de plus que votre santé à tous soit bonne... Le temps tu le verras, passera assez vite et j'aurai en prenant cette décision réussi très probablement à sortir de l'ornière de la crise qui menaçait de m'embourber. 

Je t'embrasse de tout mon cœur ma bien chère petite mère. Je te charge de toutes mes amitiés pour Robert et Marie, d'autres pour les parents, enfin de mon bon souvenir à tes amis qui sont aussi les miens. 

Encore de bons baisers

Fernand 

 

En mer le 28 nov 1932, à sa femme et ses enfants

Chers tous,

La T.S.F.nous annonçait hier soir les résultats des élections et le mauvais temps que vous subissiez en Belgique. En mer, sous les majestueux cumulus des tropiques qui s’amoncellent au-dessus d'un étendue calme nous sommes déjà bien loin de tout cela.  Ces derniers jours ont été horriblement chauds. C'est en transpirant à grosses gouttes que chacun réagit contre la longueur du voyage  et l'ennui des journées. Dès le matin, je suis au deck, attendant les joueurs de palet, à moins que je ne travaille, ce qui me reprend depuis quelques jours, un peu par besoin, un peu par force. En effet, une délégation du bateau m'a demandé d'offrir une de mes œuvres pour les fêtes de charité du bord, dont je suis d'ailleurs le président, Monsieur le Président tout au long du bras. L’œuvre en question est un portrait de nègre dans le genre de celui qui illustre le "Miroir du Congo" et je lui ai attribué une valeur de quinze cents francs, somme déjà couverte en dépit de la rareté de l'argent sur le bateau et le petit nombre de passagers. Les fêtes de l’Équateur avec baptême des néophytes commencent aujourd'hui par des concours à des jeux divers. Il y aura quelques repas de gala, notamment un dîner travesti qui m'inquiète beaucoup, car noblesse oblige et que je suis sans la moindre idée de déguisement.

Le 7, nous serons à Matadi, quinze jours plus tard je serai à Kinshasa et peut-être aurai-je de vos chères nouvelles, car je ne m'embarquerai pour le Kasaï qu'après l'arrivée d'Europe du prochain bateau. Je vous supplie d'être très attentifs aux courriers, de vous informer, même à la Banque du Congo en prenant comme base le schéma de voyage que j'ai tracé afin que les nouvelles arrivent abondantes et sans retard. L'éloignement est moins cruel si la liaison postale est bien établie. Ne vous faites surtout aucun tracas pour moi. Je m'adapte très bien à tous les genres de vie et ma santé me parait meilleure aujourd'hui qu'elle ne l'était au précédent voyage : de plus j'ai l'expérience de l'Afrique qui me manquait il y a quatre ans. Dans deux ou trois jours je vais me remettre doucement à la quinine : bien des personnes à bord en prennent déjà depuis longtemps. mais ce sont des "malariens jusqu’à l'os" ainsi que le dit la baronne de T'Serclaes.

Je serai l'hôte à Kinshasa des Ramoiseaux : déjà tout le monde me demande et si je devais accepter toutes les propositions qui me sont faites, ce n'est pas avant un an que je rentrerais en Belgique. Le colonial est essentiellement hospitalier, aime la distraction et je passe pour un homme qui en donne et sait être sérieux à propos et raconter une bonne histoire pour varier. Le Commandant Bosquet, qui est un grand seigneur, étant maître après Dieu à bord, me traite avec amitié et égards, ce qui produit un certain effet sur les passagers. À huit heures ½ ce matin, j'ouvrirai la séance pour décider des supplices qui seront infligés aux gens du premier terme au nombre de sept ou huit : nous tâcherons de rendre drôle cette cérémonie rituelle qui ne l'est pas toujours. Au moment où je vous écris, un gros nuage vient de crever, et une pluie de tornade s'abat sur le bateau. Chacun respire mieux et se réjouit. Quand vous recevrez cette lettre, on sera huit jours du grand jour de Chalux. Dites-lui combien je souhaite sa réussite, mais ne lui dites pas combien je souhaite aussi que vous ne le voyez pas trop souvent pendant mon absence : ce garçon, quand il est trop intéressé quelque part, laisse toujours un mauvais souvenir. J'ai longtemps attribué à la jalousie ce qui se dit sur lui, mais je dois malheureusement constater que trop de gens sont du même avis après l'avoir fréquenté : il est léger et compromettant, ceci entre nous. Vous êtes tous assez grands (!) pour que je vous parle net. Je souhaite une bonne fête à mon fils et un grand succès pour celle de Nous (N.B. Revue montée par son fils et ses amis). J'embrasse ma chère fille et sa chère maman. Portez-vous bien, je ne m'étends pas sur les sentiments affectueux que je vous porte, ils valent mieux qu'un alignement de mots. Je vous embrasse encore , encore et encore. Amitiés autour de vous, caresses aux camarades canins et à Pipouche. 

Fernand

 

Jeux de croquet sur l'Albertville, on reconnait FALO à droite sur les deux photos. 

En mer le 29 novembre 1932, à sa mère, notée N° 2, reçue le 31décembre

Ma chère petite mère, 

Nous traversons le golfe de Guinée : dans cinq jours nous serons à Matadi. Demain l'Équateur où les néophytes candidats congolais seront l'objet de nos soins les plus touchants : lance d'arrosage, réquisitoires de Neptune, colle de pâte au menton. Après avoir eu une température terriblement chaude pendant quelques jours, nous respirons un peu dans la région du pot au noir, c'est à dire celle qui généralement est pluvieuse et plus tempérée. Cela ne durera pas car nous avons reçu hier la nouvelle par T.S.F. qu'une vague de chaleur anormale sévissait à Boma-Matadi. Chaleur anormale au Congo signifie 40° ou 45° à l'ombre. J'ai bon espoir que cette lettre qui sera postée à Matadi ne connaîtra pas ce désagrément et que la vague sera en route pour l'Europe où vous gelez avant que nous soyons arrivés. 

La vie à bord s'écoule heureusement, des groupes se sont formés, le mien est intéressant car c'est celui que le Commandant a formé à sa table. Par ce groupe, j'ai été nommé Président du Comité des fêtes de bord et cette présidence me gonfle d'orgueil, inutile de te le dire car tu sais combien je suis vaniteux. On m'a demandé l'élaboration d'un programme et aussi un tableau pour une tombola dont le bénéfice ira à différentes œuvres. Nous recueillerons environ trois mille cinq cent francs ce qui est une somme coquette surtout quand on pense que les passagers sont pour la plupart fauchés ou vont comme moi dans l'incertitude du lendemain. J'ai décidé de ne pas me répandre dans mes lettres sur les questions sentimentales, les pleurs vont rouiller les armes, dit la chanson : vous savez tous combien mon affection est vive et la réaction que je peux en éprouver en m'éloignant de vous. je ne reviendrais plus sur ce sujet et vous parlerai à tous dans mes lettres en vous contant plutôt ma vie quotidienne. 

Je reprends cette lettre après l'avoir abandonnée huit jours : les fêtes ont eu lieu. Gros succès. Notre effort de charité qui est de coutume sur cette ligne a rapporté cinq mille francs aux œuvres. J'ai participé par un don porté au prix de deux mille francs, soit un portrait de nègre que j'ai fait à bord et qui a beaucoup plu. Entre-temps il m'a fallu m'occuper des fêtes et notamment du baptême de l'Équateur pour les néophytes qui ont été arrosés et passés à la colle de pâte....ils nous l'ont d'ailleurs bien rendu par la suite, ce qui est dans la tradition. Hier, nous avons abordé au port de Lobito qui se trouve au-dessus de St Paul de Louanda à deux jours au sud du Congo Belge (dans l'Angola). Contact premier avec la vraie terre centre-africaine. Il y faisait fort chaud mais moins cependant qu'il ne le fera à matadi. La chaleur me parait supportable ne général et malgré que corps soit moite de la tête aux pieds, j'arrive à travailler convenablement. Comme prévu, j'ai fait deux études à Lobito. 

Je te quitte, ma chère petite mère en t’embrassant de tout mon cœur et en te chargeant de mes pensées affectueuses auprès de James et famille, de mes bons compliments aux amis. 

Fernand, à 1 jour de mer de Boma

Sur l'Albertville le 6 décembre 1932 : Tous mes vœux pour l'année 1933. Je serai de pensée près de vous tous plus encore le jour de l'an qu'à tout autre. 

 

Matadi, le 9 décembre 1932, à sa femme et ses enfants 

Mes chers tous, 

Me voici à Matadi : le débarquement s'est fait normalement dans une sagesse relative : ceux du bord sont allés se coucher vers une heure et je les ai précédés. Le lendemain, dernier rendez-vous au départ du train à huit heures et dès qu'il fut parti vers Kinshasa, je me suis trouvé très seul, mais parfaitement heureux de me trouver à pied d’œuvre. J'ai d'abord eu la main heureuse en prenant au gouvernement du territoire un appartement officiel d'où je vous écris. Un drapeau belge y flotte car cet appartement était destiné au Commissaire Général Wauters qui préfère l'hôtel et qui me l'a très aimablement cédé. J'ai quatre pièces grandes comme mon atelier. Il me fallait un boy et je suis allé en réquisitionner un à la cité des noirs à une heure d'ici. Bon exercice pour s'accoutumer aux fatigues dans la chaleur. Matadi est à flanc d'un coteau assez abrupt et l'eau y dévale en trombe en ce moment. Les gouttes d'eau sont comme des œufs : et je me réjouis d'être à l'abri ; tout à l'heure c'était une belle débandade dans les rues : les négresses en beaux pagnes perdent leur allure majestueuse pour trotter sec à la façon des dromadaires qui allongent le cou.
Demain je partirai à Boma avec mon boy et quelques bagages sur bateau à vapeur spécial ; de là, je rayonnerai dans le Mayumbe où l'on m'invite de divers côtés. Mon travail, jusqu'ici, ne me donne pas énormément satisfaction, mais j'ai bon espoir d'être plus heureux quand j'aurai assimilé (comme précédemment) la nouvelle nourriture visuelle qui m'est offerte. Le pays veut qu'on s'acclimate d'abord. Ma santé est excellente. je n'ai qu'un vœu à faire pour vous, c'est que vous soyez aussi bien portants que je ne le suis. 
Mon boy est un Bengala (https://fr.wikipedia.org/wiki/Bangala_(peuple)) de Coquilathville (N.B. la ville s'appelle actuellement Mbandaka, et se trouve dans la province de l'Équateur, en RDC) il s'appelle Louis N'Guru : il m'a dit avoir travaillé chez Engels et quand je lui ai dit que son ancien patron était un ami, ses yeux ont brillé de plaisir... les miens aussi sans doute, car cela m'a donné confiance en lui. Si vous voyez les Engels, dites-leur cela...Je me demande comment aura donné la pièce de Chalux et les décors : dire que c'est dans une semaine et que cette lettre vous arrivera quatre semaines après ! Je suis bien loin de vous et hélas ! dans un mois je serai plus loin encore. Mon moral est bon : je sais rire et c'est fort important.

J'espère que la fête de Nous (N.B. : journal créé par son fils André avec ses amis) aura donné de bons résultats et que le journal d'art prospère encore après ce succès. J'espère aussi que votre idée d'une vacance à Paris vous aura distraits sans faire trop grand trou dans les réserves... Je m'en charge assez ici des trous, à commencer par la perte de mon stylo et le règlement des pourboires à bord et des frais premiers d'installation à Matadi. (l’hôtel à 200 frs le premier jour sans les boissons !) 

Je ne peux que me féliciter de la courtoisie dans laquelle tout le monde me traite. Hier l'administrateur m'a conduit dans sa voiture à dix kilomètres d'ici où l'on jouissait d'un panorama remarquable. La montagne, les baobabs de premier plans, énormes et échevelés, au fond le port, le Congo majestueux et calme comme un ruban d'argent lamé. Couché à 9 heures, j'ai dormi comme un plomb jusqu’au lever du jour à six heures, laissant un lit tout humide de transpiration. Le miracle, c'est l'absence de moustiques, peu, ou même très peu : des travaux ont été faits, et qui sont à l'honneur de notre pays pour l'hygiène de cette région. 

Je vous embrasse tous de tout mon cœur. Je pense à tous, à tout, et même aux toutous. 

Fernand

 Matadi le 9 décembre 1932, à sa mère, notée N° 3, reçue le 4 janvier

Ma chère petite mère, 

À Matadi depuis trois jours, je viens de rentrer, ma journée terminée. Je t'écris à la lueur de ma lampe Ilesen. Le Gouvernement, qui m'accorde un local grand comme ma maison et vide comme un tambour, ne fait pas les frais de lumière. J'occupe cependant un appartement qui revient de droit et a été aménagé tout particulièrement pour un Commissaire général qui loge à l'hôtel et dédaigne l'économie. Je suis moins large et réalise ainsi cent francs par jour. Sous ma barza (N.B. : terrasse  des maisons coloniales, qui servait d'endroit de réception) les chauves-souris énormes chassent les moustiques en faisant pas mal de bruit. C'est une compagnie, car je viens de permettre à mon boy d'aller encore coucher dans sa cité qui est à une demi-heure de chemin. Je crois avoir eu cette fois la main plus heureuse en choisissant mon domestique. Il a l'air intelligent, parle un peu français et s'active car il se fait une joie de voyager et de retourner voir son patelin qui est à quelque deux mille kilomètres d'ici.

J'ai déjà fait quelques peintures et pas mal de bons dessins. Je fonctionne avec joie car ma santé est excellente, la quinine que je prends régulièrement semble me donner une vigueur qui me manque parfois en Europe. Je fais les meilleurs vœux pour que cette lettre te trouve aussi bien portante que celui qui l'écrit, ainsi donc te voilà fixée ! C'est le bateau qui m'a emmené qui te la portera, il part le quinze. Je sais donc que tu me liras vingt jours plus tard soit le 5 janvier, quelques jours après avoir reçu ma précédente qui t'apporte mes bons vœux. Celle-là est partie sur un bateau français que nous avons croisé à Boma.

Dimanche je retourne à Boma par bateau spécial dont je serai le seul passager ... quand on travaille pour la Compagnie maritime, on est mieux soigné que quand on paie, tu le vois. De là, j'irai faire un tour de quelques jours au Mayumbe, puis à Banana. Suivant ce que je trouverai comme communications, je serai plus ou moins vite à Kinshasa, où je compte être cependant fin de ce mois. Matadi a beaucoup changé : il y a un hôtel gratte-ciel où jadis on pataugeait dans un marécage à moustiques. Boy dans l'ascenseur, deux serviteurs à table : la grande vie, quoi !... à laquelle je préfère de tout cœur celle du broussard que je vais mener bientôt avec mon "Vendredi" : Louis N'Guru, je veux dire.

Je te quitte ma chère petite mère. Amitiés à tour de bras pour tous ceux que j'aime et à qui tu écriras. Je t'embrasse et vais boulotter. Il est sept heures et le bain m'a donné la fringale. 
Fernand

Fernand quitte l'Albertville qui a remonté le fleuve jusqu'à Matadi, pour retourner sur ses pas, d'abord à Boma , puis à Banana.

Lettre non datée adressée très probablement à Jeanne Hovine  (datant de son passage au Mayumbe)

Ma chère amie, 

Je vous écris venant de m'éveiller et ayant rêvé de vous. J'espère ne pas perdre la saveur de ce rêve idiot mais assez gai. Pour la première fois depuis mon séjour j'ai fait la sieste. Terminant mon repas un petit frisson m'a pris et j'ai jugé à propos de laisser passer le gros de l'embrasement général. Mon linge n'est qu'un pansement humide, ma couchette aussi, donc tout est normal, ça va bien. Voici mon rêve. Vous faisiez la petite folle courant à droite et à gauche après m'avoir remis un projet de cadre pour un tableau que nous faisions ensemble, une autre personne que j'ignore, vous et moi. Je travaillais avec ardeur me laissant glisser d'une haute soupente y remontant dieu sait comment pour atteindre les extrêmes de ce tableau qui était grand. Vous caquetiez et je m'impatientais en vous pinçant la poitrine (pardonnez-moi). Vint un monsieur âgé, c'était Gaspard, qu'il me pardonne aussi, qui fit une sorte de répétition de mémoire, jouant l'étonnement de votre absence en récitant un texte. je lui ai répondu dans le même sens et nous conclûmes un accord, à savoir que je recevrais sa riche commande à condition que vous la lui lisiez vous-même. Je me suis aperçu à ce moment-là que nous faisions une charade et que le mot était "on doit se contenter de peu". 

C'est tout...je suis persuadé, ma chère amie, que vous allez me croire fou de vous écrire ces bourdes. Elles témoignent pour moi du charmant souvenir que j'ai gardé inconsciemment d'un après-midi à la campagne...vous souvenez-vous ? Il faisait très chaud, moins qu'ici sans doute, mais ces circonstances climatiques assez identiques ont provoqué ces obscures réminiscences d'un souvenir classé. 

Et je suis en Afrique, au cœur chaud de l'Afrique : "Matadi-fournaise" où je reviens mettre un peu d'ordre dans les croquis faits au Mayumbe. Je suis installé dans le grand premier étage du "territoire" dites, "la mairie", la police quoi... Un superbe drapeau flotte au balcon de ma barsa de telle manière que les indigènes, les coquettes ménagères me prennent pour un grand boula et me font des saluts respectueux et inquiets. Quelle merveille que le Mayumbe ! J'ai vécu des heures magnifiques en me grattant comme ouistiti, décoré de maringouins. Si l'enfer a des maringouins, je me fais cagot dès demain. Cette petite sale bête vit en foule. Elle est plus petite qu'une bête d'orage. C'est un atome chargé d'un redoutable venin, une piqûre et vous enflez, comme vous en avez dix mille vous devenez un enflé enragé. 

Je n'oublie pas que vous avez eu une fois de plus la gentillesse de mettre votre talent au bénéfice de Nous (N.B. Journal créé par son fils André avec ses amis), quelques nouvelles à ce propos seraient reçues avec plaisir. Depuis un mois que je suis loin de tous je vis dans l'ignorance des choses de l'Europe. Mon courrier est à Kinshasa où je ne serai que dans une semaine. mon impatience est vive... il me tarde aussi de savoir si les I.M.B. fermentent un peu comme souvent à l'époque des fêtes. Cette fermentation me parait infiniment plus plaisante que l’amollissement du rhami. Avez-vous vu Chalux ? Sa pièce, mes pauvres décors si hâtivement faits... Je suis bien inquiet à ce propos. Je termine en vous disant que je travaille à mes souhaits, abondamment sans chercher à me juger... La flamme ne vacille pas. C'est déjà quelque chose. ma santé est d'ailleurs parfaite et si j'ai un bon souhait à vous faire c'est que cette lettre vous trouve comme je suis présentement. Le monde est petit petit. Par hasard j'ai rencontré un noir dans un trou perdu, à Banana. j'ai travaillé avec lui en 1897, chez Van Campenhout. Il était typo et moi litho !! L'effroi m'a un peu pris en considérant ce vieillard chenu et poilu de blanc dans la barbe... Serais-je comme lui ? C'est fort inquiétant d'être dans un pays où tous les vôtres sont plus jeunes que vous ne l'êtes, physiquement du moins. Je vous embrasse du bout des doigts. 

F. Allard L'Olivier

En janvier à Élisabethville, en février Albertville, en mars à Usumbura (Ruanda), en avril Stanleyville, mai Coquilhatville, juin Matadi. 

 

 

Le 15 décembre 1932, à bord du vapeur l"Albertville" de la C.M.B., à sa femme

Ma chère petite

Je reprends bord pour quelques heures : revenu à Boma retour du Mayumbe, je profite du bateau qui m'a emmené ici pour aller jusque Banane. C'est un peu de l'Europe que je quitte pour la seconde fois et cette expérience ne m'est pas trop cruelle : j'accepte de devoir partir avec philosophie, je redeviens Congolais et sais que mon terme doit être fait pour que je regagne mon foyer et ceux qui me sont sont chers.

Ce petit voyage au Mayumbe m'a bien profité. J'y ai bien travaillé. Ma santé est excellente quoique je sois gonflé de partout : la concession où j'ai été hébergé est une merveille mais infestée des pires insectes que je connaisse : les maringouins. Quelle engeance ! On a d'abord une roséole du plus inquiétant effet puis ce sont les boutons et d'insupportables démangeaisons. J'en dors très peu et m'étonne maintenant de tout le sommeil dont j'avais besoin en Belgique. Le matin, le sonneur de tam-tam commence sa chanson à quatre heures et demie et cette chanson est si belle, si évocatrice, si bien rythmée, que j'en étais éveillé dans une impression d'art rarement ressentie. Aussi étais-je au travail dès le jour qui commence à 6 ¼. Les hautes cimes surgissent dans un épais brouillard, s'étagent au loin avec la silhouette si particulière des palmiers et des baobabs. Le Mayumbe est de loin ce que j'ai vu de plus opulent en Afrique. Malheureusement on y a chaud, très chaud, et il y a mes ennemis, les maringouins. J'ai fait jusqu'ici une dizaine de peintures, peut-être plus et une grande quantité de dessins. J'ai l'impression que je vais beaucoup plus loin dans mes impressions qu'à mon précédent voyage et que je suis plus méthodique. Mon boy m'aide beaucoup en cela, il est attentif et met sa coquetterie à toujours me voir propre : ce que mon boy précédent ignorait tout à fait, c'est l'ordre dans mes malles. Il en a les clefs et je me laisse soigner. Tout ceci pour te dire que je ne suis pas malheureux et que j'ai tout lieu de croire que mon voyage se fera petit à petit mais normalement. Je pense évidemment beaucoup à vous mes chers amis, toi et les grands jeunes, le clan Stockel enfin ! Pour un homme qui aime être chez lui, la destinée aura voulu être farceuse. 

Je ne vais pas me perdre en cherchant à exprimer tous les sentiments qui me viennent quand j'écris. Je serais confus et filandreux, ces choses ne s'écrivent pas, elles se sentent. Je vous aime tous beaucoup, énormément, plus que vous ne le pensez. Répandez un peu autour de vous du souhait de bonne santé et de joie tranquille que je vous adresse à tous trois, il y en a assez pour être généreux. 

Je vous embrasse de tout mon cœur. À tous les tenants du clan Stockel, gens, choses, bêtes, une pensée affectueuse. 

Fernand 


Banane, le 19 décembre 1932, à sa famille

Chers trois, 

Avant-hier c'était la première de Mvoula. Hier c'était la fête de Nous, mes voeux de réussite ont accompagné de loin, très loin ces deux manifestations. Je n'en aurai que des nouvelles malheureusement que dans un grand mois à Élisabethville fort probablement. Demain, je prendrai le "Thysville" via Boma et Matadi. Ce paquebot aura dans le ventre de vos chères nouvelles, mais ne me les remettra qu'après-demain ou bien plus tard encore selon que vous m'aurez écrit à Matadi ou à Léopoldville. J'ai trouvé à Banana une maison propre, très aérée : de ma fenêtre, je vois la mer et la nuit la chanson des brisants berce mon sommeil. Je quitterai à regret ce petit poste où les gens me reçoivent avec une rare gentillesse. Depuis trois jours que je suis ici je n'ai pas eu à faire une fois mon repas. Je suis le pique-assiette de Banana et à mon corps défendant. J'ai fait la connaissance d'un médecin français et de sa charmante femme qui est marseillaise. Ils sont malheureusement partis hier matin en tournée d'inspection, leur spirituelle compagnie me manque. Je les ai accompagnés à leur petit bateau à moteur et il s'en est fallu de peu que sur leurs instances je ne prenne bord pour aller me perdre avec eux dans les méandres à moustiques des criques du Mayumbé.

Je fais de nombreux dessins et j'ai jusqu'ici fait trois séances de pochades par jour : ma collection sera importante et d'une qualité supérieure à ce que j'ai fait en 28, du moins je le crois. Il y a ici un chef épatant qu'on appelle Manputu. Les noirs viennent tour à tour demander à contempler leur chef car j'ai fait son portrait, particulièrement ressemblant. Il faut entendre les rires admiratifs, les Ah !, les Oh ! les Eh ! Je suis un grand Boula, très considéré par tout le poste. On s'm'arrache et ma légende se fait. J'ai fait chercher après quelques fétiches... entre parenthèses, on n'en trouve plus. Les prêtres les font brûler. À ce propos un noir qui parle un français impeccable avec des mots d'un usage rare m'a rendu visite. Le monde est bien petit, j'ai reconnu en lui un ouvrier de chez Van Campehout avec qui j'ai travaillé à Molenbeek en 1897 (N.B. Fernand a été apprenti à 15 ans dans un atelier d'imprimerie à Bruxelles)  

La température monte tous les jours au-delà de 30 degrés elle est cependant très supportable dès midi à cause d'une ponctuelle brise de mer tout à fait délicieuse. Je dors comme un sonneur, ma santé est parfaite si ce n'étaient les moustiques qui vous dévorent et qui me couvrent de boutons irritants, je croirai être dans quelque plage du midi. Toute cette presqu'île de Banana est boisée de palmiers et d'admirables cocotiers. C'est aussi la saison des fleurs, et j'ai reconnu dans les grandes touffes roses et blanches les "Orléans" chers à Madame Salme. Mon boy me donne toute satisfaction sans que je sois obligé de gendarmer, mes costumes sont toujours blancs et frais, mes cravates repassées, mon thé servi à toute heure. 

Le Thysville le 20 décembre. 

Chère petite femme, 

Inclus une lettre écrite à Banane et que je ne relis pas. J'ai quitté cette station hier après-midi après escale à Matadi où je retrouverai mes bagages. C'est un bateau beaucoup moins chic que celui qui m'a emmené, mais je le préfère car il y a vos lettres : vos nouvelles me mettent dans l'impatience. Où les trouverai-je ? À Matadi, à Kin ? Pourvu que ce ne soit pas dans cette dernière ville car je n'y serai pas très probablement avant une longue semaine. Je dois m'arrêter à M'Kolo, (actuellement N'kolo Fuma ou N'kolo Mission...) à Kitobola (?)  à Madinba et ces arrêts successifs demandent toujours une ou deux journées. 

Ma peau a repris la virginale douceur qui la caractérise l'empoisonnement des maringouins est terminé. Je me porte comme le pont Neuf. J'ai pu à Banane travailler consciencieusement, notamment d'après deux chefs qui sont préparés. 

Hier, je me suis fait coiffer sur le bateau, on m'a retiré cette grotesque mèche que le roteur (?) mondain s'obstinait à me laisser pousser sur le crâne. Je suis moins touffu sans doute, mais c'est beaucoup mieux ainsi et surtout plus frais à porter. On sonne le déjeuner, comme je suis levé depuis un grand temps, j'y cours et t'embrasse tendrement ainsi que nos cher André et Paulette. 

 

Vapeur le "Thysville", le 21 décembre 1932, à sa mère , notée N° 4, reçue le 20 janvier

Ma chère petite mère,

Me voici passager sur le bateau qui a suivi le mien à quinze jours d'intervalle. Je l'ai pris à Banana où j'étais retourné venant de Matadi. Le Mayumbe est un pays magnifique, les Ardennes qui seraient plantées de palmiers, de baobabs et de ces arbres qui montent droit à soixante mètres pour y piquer leurs premières feuilles. Il me fallait la commande de la Compagnie maritime pour avoir le courage de retarder mon parcours de quinze jours et me permettre de voir cette région que je n'aurais jamais vue sans ce travail. Le Mayumbe commence là précisément où les bateaux retournent vers l'Europe et c'est bien tentant de les prendre sans retard quand on arrive au terme de son séjour. Ma santé est excellente, meilleure qu'en Europe. J'ai dans l'idée que la quinine exalte toutes les facultés sauf "celle-là" et c'est très bien ainsi. J'ai déjà une importante collection de pochades, des indigènes, des paysages. Si je continue ainsi, mon nouveau séjour sera plus fructueux que le précédent au point de vue artistique s'entend, car l'argent semble aussi rare ici qu'en Europe.

Cependant, il ne faut pas perdre la carte parce que la crise est là, au contraire ; il faut se cuirasser contre elle et j'estime que ce que je fais actuellement est ce que j'avais de mieux à faire. Je réchauffe mon enthousiasme naturel qui commençait à baisser, une jeunesse nouvelle me possède : je découvre des tons que je n'avais jamais peints et si j'avais journellement de vos chères nouvelles, tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Le nôtre est bien petit ; écoute : j'avais demandé de rechercher un fétiche du Mayumbe, étant à Banana. À ce propos, j'ai reçu la visite d'un nègre offrant tous les dehors d'un grand seigneur. Parler épatant, langue châtiée et sans accent. Je m'informe de l'endroit où il a puisé son instruction et il m'apprend que c'est chez Van Campenout, rue Vanderstraeten à Molenbeek, où j'étais litho en 1897 en même temps qu'il était typographe ! N'est-ce pas extraordinaire ? Par la suite, je l'ai reconnu au travers de sa barbe blanche (les noirs du Mayumbe ont de la barbe) et je me suis demandé avec effroi si j'étais aussi vieux que ce vieillard !... je me sens toujours si jeune homme.

J'espère ma petite mère que ta santé est bonne et que le bateau sur lequel je t'écris porte dans ses flancs de tes bonnes nouvelles. Je rentre à l'instant d'avoir été faire un demi-paysage à Boma où nous sommes en escale. Jusqu'au 5 ou 6 janvier je serai à Kinshasa ; ensuite, route interminable vers Élisabethville où je compte être en mi-février.

Je t'embrasse de tout mon cœur et te charge de mes pensées affectueuses pour tante et Oncle César. Mille amitiés aux amis, à tous. 

Fernand 

 

Matadi, le 23 décembre 1932, à sa femme

Ma chère petite femme,

Quelle bonne soirée ! Je suis seul, libre de tout engagement. J'ai expédié rapidement un repas douloureux (j'avale difficilement les trucs vraiment congolais), il est 7 1/2, mon boy est dieu sait où, peut-être à gueuler des cantiques avec les autres pour préparer Noël et je fais mes photos. Cette occupation va prendre quelques heures, j'ai cinq ou six films à développer.  Aussi vu la chaleur je me suis mis à l'aise et presque à poil. Je t'écris tandis que le bain opère. Je devais passer la soirée chez des fonctionnaires de Matadi, et je me suis récusé assez proprement. J'en ai ma claque de faire le chien savant et me régale d'être un peu moi-même, c'est à dire avec vous tous , en pensée.

Je me repose un peu, à Matadi qui, sans doute, est une vraie fournaise : j'ai malgré tout, ici, une impression de chez moi, d'indépendance qui me ravit et me permet de prendre haleine avant le second acte de ma randonnée. Celui-ci commencera lundi : ce jour-là, à 8 heures, je prendrai le train blanc qui m'amènera vers les cinq heures du soir à Madimba, chez les beaux-frères de Van Lancker. Comment seront ces gens ? Je m'en doute un peu... des sympathiques agricoles d'Avelghem, qui me regarderont avec une sorte d'effroi, un peu de mépris et beaucoup d'inquiétudes quant à leur bourse. Ici, on tombe ou dans les admirateurs en pâmoison, comme Madame Thiteux qui a écrit à André (je reviendrai là-dessus) ou sur des rustres qui affectent d'être carrés et disent carrément les pires sottises. La quinine agit différemment suivant l'intellect des individus. Le noir m'est infiniment plus sympathique et si je parlais leur langue, j'ai dans l'idée que mon voyage serait deux fois plus intéressant et plus fructueux.

Cependant, je n'ai pas à me plaindre du rendement : j'ai là, dans une pièce chaude comme une serre, vingt-six panneaux qui sèchent et témoignent de mon activité et de ma santé qui tient le coup. Il me manque de vos chères nouvelles. Comme je présume que vous vous avez profité du bateau Le Thysville suivant le mien, j'ai fait téléphoner à Kin et j'aurai ma correspondance ici à Matadi. Ce sera ma belle fête, meilleure que toutes celles qui pourraient m'être proposées. ces N de D.  de fêtes m'empoisonnent. J'ai peur d'être (? illisible) dans des réveillons de famille. L'une d'elles au moins, celle de demain se passera sans frais devant moi-même, mes souvenirs et mes pensées pour vous. Je vois des tas de choses ; les voyages forment la jeunesse et aussi les mûrs, dont je suis. Je voudrais les écrire toutes et j'y renonce parce que la plume est l'ennemie intime du pinceau, tout le monde sait cela, sauf les critiques d'art des dix dernières années, exception faite d'André... bien entendu. J'ai bien pensé à la fête de Nous, puisse la crise ne pas avoir atteint ces très sympathiques moins de vingt ans. 

Je suis un peu effrayé en parlant de crise de devoir dépenser plus que précédemment et de sentir nettement que  les "extras" me feront faute. Si je récupère mon voyage ce sera un beau maximum... en conséquence, attention au grain, sois de ton côté aussi raisonnable que possible dans les dépenses. il me faudra au retour payer la voiture et aussi quelques mois de quiétude pour digérer mes absorptions. Lis cette lettre aux jeunes gens. De leur côté, j'en suis persuadé, comprenant que je leur parle en vieil ami, ils rogneront sur leurs désirs en attendant des jours meilleurs.

Je suis allé me passer une éponge sur le corps, bien que nu, je ruisselle, le papier colle sous ma main... Ma photo baigne toujours. Elle sera à coup sûr grumeleuse à moins qu'elle ne soit complètement fondue.

Et vous gelez mes pauvres amis ! L'un a trop, l'autre pas assez. La vie !

J'ai calculé que vous deviez écrire à Usumbura, au reçu de cette lettre. J'ai lu hier dans le Courrier d'Afrique une interview de Jungers, le Gouverneur du Ruanda ; il parle de moi, m'attend et se promet d'apporter tous ses efforts à la réalisation des projets de grand tourisme que j'ai formés. Ça et le drapeau qui flotte jour et nuit à ma résidence m'apportent une certaine considération qui a ses conséquences utilitaires, Dieu merci.

Le Mayumbe est une bien belle contrée, avec un territoire grand comme la Belgique et un chemin de fer qui roule entre huit et dix kilomètres à l'heure. 

Je viens de retirer mon bain, quelle pitié photographique. Je n'ai pas quatre bonnes photos sur douze à moins que mon appareil photo ne vale plus un pet de lapin. 

Je vous embrasse tous les trois de tout mon cœur, je vous quitte pour m'occuper sérieusement de mon nouveau métier de photographe. Je ne peux décemment me laisser aller et boire l'énorme bouillon de la commande Rentier. À propos a-t-il payé ? 

Encore tous mes baisers. Un phono joue en face "Quand je suis loin de toi". Quel cafard si je continue à penser ! 

Fernand 

Madame Thiteux est une femme presque morte à mon avis : elle paie un peu les rêves de sa jeunesse, le Congo, les ailleurs ! Mais il faut la santé ! 

 

Matadi le 24 décembre 1932, à Léon Guébels

Mon cher ami, 

Merci pour votre lettre, elle met une voix amie dans ma solitude quasiment complète. Je vois et ne veux voir que peu de monde dans la courte retraite que je fais ici car j'ai fort à faire pour mettre au point les vingt ou vingt-cinq pochades enlevées au Mayumbe. Ce travail fini ou pas, je prends lundi le train blanc jusque Madimba où je resterai X temps, deux ou trois jours...Comme j'y verrai très probablement Ramoiseaux, il ordonnera mon temps et fixera mon arrivée à Kinshasa : j'aurai je crois à faire un petit travail pour lui et accepterai son invitation. 

Dès mon arrivée, j'irai vous serrer la main et prendre des nouvelles de madame Guébels qui je l'espère, ira tout à fait bien au reçu de cette lettre. 

Je fais un voyage d'émerveillé et m'étonne de me trouver encore si apte au plaisir de vivre et de peindre. 

Toutes mes amitiés pour vous et votre chère famille. Bonne fête de Noël. 

Allard l'Olivier 

Kinshasa, le 8 janvier 1933, à sa femme

Ma chère petite femme,

Ma dernière lettre date je crois de la veille de Noël. Je suis donc resté quinze jours sans écrire car demain le courrier partira vers l'Europe. Quinze jours ! J'ai fait beaucoup depuis, mais suis hélas peu avancé dans le parcours que je me suis fixé.

Je suis arrivé à Kinshasa par auto, venant de Madimba, où j'ai passé dix jours. Je suis installé dans l'appartement des passagers de la maison Van Lancker et suis l'hôte habituel des Ramoiseaux. J'ai fait quelques visites, notamment chez le Gouverneur par qui j'ai été admirablement reçu. J'ai vu Guebels et sa famille, j'ai déjeuné chez eux avant-hier ; demain, j'irai dîner chez des inconnus notables. Mon arrivée à été claironnée à grand fracas dans les journaux, tout comme une star d'Hollywood. Des attentifs sont même venus à la gare la veille de mon arrivée par la route et sont retournés déçus. Tout cela m'assomme un peu, mais me donne assurance quant à l'exposition que je compte faire à mon retour. Guebels prétend qu'elle aura non seulement un succès d'estime, mais aussi un succès de vente : c'est la grâce que je nous souhaite à tous.

Parti de Matadi le lendemain de Noël, je suis arrivé à Madimba, où Monsieur Maricaux, beau-frère de Van Lancker, m'attendait. Accueil charmant, installation dans le petit logement de trois pièces réservé aux passagers. Il m'a parlé tout de suite du tableau qu'il a été convenu que je ferai en commande pour un cadeau des directeurs à Van Lancker et nous avons décidé que j'exécuterai cette œuvre dans le calme de Madimba, plutôt que dans l'agitation de Kinshasa. Ce qui fut fait. Je termine présentement ce petit triptyque en attendant mon embarquement pour le Kasaï (il aura lieu le samedi 14). Je m'installerai sommairement sur le remorqueur d'un cargo et roulerai jusqu'au 27, date encore éloignée où j'aurai enfin de vos chères nouvelles. La bonne philosophie congolaise ne m'empêche pas de pester et de sacrer sur le retard de mon itinéraire.

Madame Maricaux est chargée d'emporter mon tableau, car elle retourne prochainement en Europe. C'est la sœur de Madame Van Lancker : elle est bonne, simple, charmante, elle m'a traité très aimablement. Tu recevras sa visite sans doute avec celle de Van Lancker. Je te serais obligé d'être accueillante pour eux tous et de ne rien dire concernant mon tableau, qui sera remis aux fins d'encadrement chez Mommen (il doit être offert en surprise dans le courant d'avril). Depuis quelques jours il fait une terrible chaleur. Mon lit, ce matin, était trempé de sueur ! Il est 6 ½ et déjà je suis moite comme une éponge. Bien que cette température soit débilitante, je ne m'en ressens aucunement et ma santé est excellente. Hier, pour te dire mon ardeur j'ai ébauché sept esquisses au moment même où je jugeais raisonnable de me coucher un peu pour laisser passer la chaleur. On fait la sieste à Kinshasa. C'est la ville élégante et un peu romaine du Congo, on se baigne, on danse, on travaille aussi, il faut une infernale santé pour supporter une telle agitation d'une façon coutumière. Je m'enchante à l'idée d'étaler mon quartier général dans l'espace pendant quinze jours. 

J'ai failli étaler ce quartier en pleine rivière, dans une auto, la veille de l'an. Madame Maricaux te racontera cela. 

Merci pour vos bonnes lettres que j'ai fait venir de Kinshasa à Matadi : rien ne peut m'être plus agréable ici que cette heure trop courte que je passe à lire et à relire de vos chères nouvelles.En tenant compte du temps où vous recevez la présente, écrivez-moi sur les grandes lignes de mon parcours. Élisabethville (mais c'est je crois, déjà trop tard), Usumbura, Stanleyville et Coquilathville, ensuite Kinshasa et Boma. Je préfère renoncer à vous lire dans les étapes intermédiaires, car il se peut que j'en passe volontairement pour rattraper le temps perdu. 

Inclus une photo faite sur le bateau le jour où nous avons baptisé les néophytes à l'Équateur. 
Tout le monde trouve ma mine beaucoup meilleure que durant la traversée. J'avais parait-il une assez mauvaise mine. J'étais d'ailleurs fatigué, ceci dit pour vous rassurer entièrement sur mon état de santé. J'espère que la votre est aussi bonne et que vos lettres à tous trois seront aussi touffues de nouvelles, aussi amusantes, aussi agréables à lire que les premières. À ce propos un (?) spéciale à ma chère fille, que je n'ai pas l'occasion de lire souvent et qui semble suivre en facilité d'expression les traces déjà qualifiées de mon cher garçon. 
Guebels a trouvé merveilleux le conte de la "faim". Je vais ce soir passer quelques heures chez lui. Je vous embrasse tous les trois de tout mon coeur gonflé d'isolement et d'éloignement. Encore mille baisers

Fernand 

PS Ne pas oublier le sept avril 

Me mettre au courant des rentrées d'argent. Me dire les moindres détails concernant la vie. merci. 

 

Article de journal : "Une visite à l'atelier d'Allard l'Olivier à Léopoldville" 

 

En entrant chez lui, à l'étage de la compagnie J.V.L. nous apercevons immédiatement quelques vues de Kinshasa (...)

Deux coins de marché, plein de vie, de mouvement (...) 

À côté de ces scènes indigènes, deux planches, appuyées sur les pieds d'une chaise représentent la rive du fleuve vers l'A.B.C et la Céacé. On y voit un bateau à la rive,"l'Esther" et les deux gros baobabs si caractéristiques. Le riche coloris de ces deux vues en fait des tableaux pleins de lumière et de joie. Plus loin nous reconnaissons la pointe de Kalina (...).

Puis M. Allard nous montre ses œuvres faites au cours de son voyage : une partie de palet à bord, des vues de Ténériffe, Banane, Boma, Matadi. Voici des scènes indigènes du Mayumbe : des têtes très caractéristiques de vieux chef, de jeune négresse (...).

 Kinshasa le 8 janvier 1933, à sa mère (notée N° 5, reçue le 31 janvier)

Ma chère petite mère, 

Tu t'étonneras sans doute de voir cette lettre encore datée de Kinshasa. Je suis persuadé que dans l'espoir de me voir revenir plus vite, tu me crois déjà arrivé aux deux tiers, au moins à la moitié de mon parcours. Ne te mets surtout pas martel en tête. Je rattraperai par la suite le temps que j'ai dû passer à exécuter une commande assez importante. Samedi, je quitterai Kinshasa à bord d'un remorqueur en direction de Port-Francqui où m'attendent, hélas, vos chères lettres. J'y serai le 27 seulement. Il me faut une grande patience. Mais ici au Congo, sachant que tout effort coûte et que devant l'impossible il n'y a rien à faire, on devient assez philosophe. C'est un peu comme pendant la guerre.

Depuis ma dernière lettre, datée je crois de Noël, je n'ai pas écrit une seule fois. À quoi bon ? Le train qui porte le courrier à Matadi part ce soir, seulement de quinze jours en quinze jours. De plus, j'ai fait grande besogne et ai récupéré dès maintenant une notable partie de mes frais de voyage. J'escompte que dans le chemin du retour j'aurai d'autres petits bénéfices à annoncer.

Au moment où je t'écris, le ciel est presque noir, un tonnerre de tous les diables, l'eau qui tombe des toitures de tôle ondulée semble prolonger celles-ci jusqu'au sol. Tout est noyé dans les kilos d'eau qui tombent en déluge. Il était temps que cet orage éclate, depuis hier soir la température humide était suffocante. J'ai dormi dans mon peignoir de bain qui ce matin était à tordre. Voilà de quoi soigner les rhumatismes ! J'espère ma petite mère que tu te portes bien et que tu suis les instructions judicieuses de ton cher médecin. 

Ma santé à moi est parfaite. je roule ma bosse, je mange bien, et me fais piquer des moustiques avec le bon optimisme qui me caractérise. Bien entendu, mon travail se ressent du bon moral et hier encore, à l'heure même où je décidais de faire comme tous ici une sieste réparatrice, j'ai entamé une série d'esquisses d'après mes notes et en ai pondu sept ! Une sorte de fringale de produire me dévorait. Je te dirai plus tard ce que peut produire en monnaie trébuchante une après-midi de flemme ratée à Kinshasa. Hier j'ai été très bien reçu par le Gouverneur Général : il me conseillait d'attendre ici le Prince. Je me suis permis de lui faire remarquer qu'ici le travail m'importait plus qu'un honneur aussi grand ... et il m'a donné raison. Tout le monde se montre très gentil à mon égard, il est vrai que la presse locale m'a annoncé comme si j'étais une star d'Hollywood : "Allard l'Olivier est dans notre ville". Suit un long article dans lequel on me vante d'une façon un peu excessive. Je ne m'en plains pas, car cela présente par avance l'exposition que je compte bien faire ici, où on trouve encore des acheteurs malgré la crise. Si le bonheur veut que je ramène quelques billets, j'aurai soin de ne pas en disposer en papiers de (? illisible)

Tu ne devineras jamais comment j'ai failli passer le réveillon de l'an. En carafe dans une voiture en beau milieu d'une rivière. Les noirs sont venus à dix ou quinze et "Poussah ! N'golo mossi, Poussah ! N'golo mossi !"... en une demi heure ils nous ont tirés de là, mais quels cris, quelle ardeur  ! Malgré un peu d'inquiétude nous rigolions nous autres presque à sec dans cette étrange barque en voyant ces types de l'eau jusqu’à la ceinture. Le lendemain, j'ai été réveillé après une bonne nuit reposante dans un bon lit à Madimba par la population noire des boys et leurs femmes m'apportant des fleurs de "Bonana"... cette affectueuse coutume m'a coûté assez cher en pourboires variés. 

Allons, je te quitte en t'embrassant tendrement ma bonne mère, très persuadée qu'il n'y a aucun tracas à te faire pour moi. Soigne-toi et arrange-toi pour être belle, solide et souriante dans quelques mois à Anvers. 

Fernand

 

Sur le Galiema, le 16 janvier 1933, à sa femme

Ma chère petite Juliette,

Je me suis embarqué avant-hier sur ce remorqueur qui arrivera à Port-Francqui (N. B. : actuellement Ilebo) après treize jours de navigation. De Kinshasa à Port-Francqui il y a donc une immense étendue qu'on parcourt généralement sans arrêt : je suis d'autant plus disposé à le faire ainsi que vos chères lettres sont là-bas me précédant de quinze jours et elles sont vieilles déjà d'un mois au moins ! Comme il me tarde de vous lire ! Je me sens si loin puisque seul sur ce bateau que le découragement me vient presque de t'écrire. Il me semble que ces nouvelles écrites aujourd'hui auront perdu de leur intérêt à cause du long temps qu'elles mettront à te parvenir. Un parcours comme celui-ci sur un bateau sans passagers est plus intéressant pour le peintre, mais combien plus dur pour un homme : ici rien d'autre que la vie intérieure, le travail quand les sites y provoquent, la pensée sans fin vers l'Europe et vous tous qui m'êtes chers.

Hier, j'ai peint deux fois les barges qui nous suivent : j'ai tenté de reproduire leurs durs tons noir et blanc et le remous rougeâtre de l'eau et maintenant je végète en regardant les rives d'un vert cru quand elles sont près, bleutées quand elles sont loin, mais toujours de même structure et mornes. Demain nous entrerons dans le Kasaï et les distractions de route seront plus variées : crocos, hippos, éléphants. Si c'est possible, j'emploierai le temps à retoucher mes trente ou quarante études, produit de mon séjour au Mayumbe et au Bas-Congo. Je ferai une exposition à Kinshasa à mon retour et compte y vendre au moins pour vingt à trente mille francs. Je serais déçu si, au retour, je n'avais au moins de quoi vivre un an sans souci matériel. J'ai livré un assez mauvais triptyque que tu pourras voir en fin mars chez Mommen pour la somme de neuf mille francs, j'ai d'autre part fait deux pochades-portraits pour deux mille chez mes hôtes de Madimba ; ces commandes me permettent d'être plus à l'aise dans mes dépenses : ne l'ayant pas, j'aurais été obligé de me restreindre.

La vie à Kinshasa est fatigante et fort dispendieuse. On est invité à droite, à gauche et (N. B. 2 mots manquent probablement "obligé de") suivre ses hôtes dans les dépenses, que ce soit au café ou au Cercle. J'ai rencontré le peintre Marquès (http://www.katembo.be/marques1.htm) à Kin et lui ai remis tout un lot de couleurs : il en était privé et j'en use beaucoup moins que je ne le prévoyais. Tu voudras bien regarder les factures Mommen et parmi elles m'en envoyer une qui donnerait le prix des couleurs et du grand flacon de vernis à peindre, ou encore demander à Mommen les prix en question, y compris un pourcentage dont le pauvre artiste si gentil et si talentueux doit profiter comme moi. 

J'ai été fort bien reçu chez le Gouverneur, où j'ai déjeuné avec quelques personnes du gratin kinois : ma présence annoncée dans la presse a fait boule de neige, j'ai été interviewé et j'ai, à cette occasion, fait la conquête du journaliste, directeur du Courrier d'Afrique, qui m'a remis un bon pour télégrammes intérieurs, de sorte que mes déplacements seront non seulement connus au Congo, mais passeront comme nouvelles dans la rubrique de Prescobel du Soir à Bruxelles... pas toujours... mais quelques fois. Ma santé continue à être excellente. Je supporte le climat mieux que précédemment malgré les bourrelets que les moustiques me font au coup de pied. Il ne me manque pour être heureux que ta chère présence et celle des jeunes gens, de mère, des amis... Je me sens vraiment très très loin à cause aussi du retard de quinze jours dans le courrier. Je me proposais de passer dans le Sankuru (https://fr.wikipedia.org/wiki/Sankuru). Je n'irai pas et rattraperai ainsi mes dates d’itinéraire.  Je compte être en mi-février chez Heenens, un mois plus tard à Usumbura. Je souhaite que mes lettres ne me parviennent que dans les grands postes soit Usumbura, Buta, Stanleyville, Coquilharville, puis Kinshasa et Matadi. Je suis certain de passer dans ceux-là, moins dans les autres. En cas où des lettres auraient été adressées dans d'autres localités, me le faire savoir. 

J'ai acheté une très belle collection de petits sujets en ébène et les peaux de serpents s'additionnent dans mes bagages... Cadeaux !
À mon arrivée à Port-Francqui, j'aurai vraisemblablement mon wagon-boîte d'allumettes, dans lequel je camperai quinze jours avec mon boy, mes bagages et mes soupes : je n'ai pas encore touché à cette réserve. Tenez-moi bien au courant de tout ce qui se fait chez nous, le moindre détail a son intérêt quand on est seul, loin de tous comme je le suis. Soignez-vous bien, n'oubliez pas qu'il y a une "sortie" importante en avril. 

Mon retour est fixé dès maintenant à la mi-juillet ; impossible qu'il puisse s'effectuer avant. J'ai commandé cinquante cadres à Kinshasa pour le 10 juin. Mon exposition (cinq jours ?) terminée, je sauterai dans le premier train-courrier et dans le premier bateau en partance à MatadiJe vous embrasse tous les trois de tout mon cœur

Fernand 

Bonnes amitiés à tous les amis. Compliments à Marie. 

 

Allard par Marquez et Marquez par Allard 

 

Sur le Galiema - Kasaï, le 18 janvier 1933, notée lettre n° 6, reçue le 14 février

Ma chère petite mère

Depuis quatre jours, je navigue sur le fleuve Congo, puis le Kasaï. J'ai quitté Kinshasa dimanche matin et arriverai à Port-Francqui où sont vos chères lettres à tous le 27 de ce mois. Si ce n'était cette philosophie congolaise qu'on attrape ici je mourrais d'impatience mais que faire ? le temps compte moins et plus à la fois qu'en Europe : on sait que quoi qu'on fasse, quoi qu'on imagine rien ne se fera plus vite et qu'il faut additionner les jours aux jours avec une sereine philosophie. 

Le remorqueur sur lequel j'ai pris place est un bâtiment à fond plat de cinquante mètres environ, il tire quatre grandes barges. Je me suis installé avec ma table de travail sur le pont supérieur. Le capitaine et sa femme sont très hospitaliers. Les repas sont toujours trop copieux et fort bons, aussi étant en excellente santé, je ne puis redouter qu'une chose : grossir, et grossir, c'est vieillir. Le matin, en général, nous quittons le poste à bois où nous avons passé la nuit vers cinq heures du matin et en pratiquant le petit bonhomme de chemin, nous faisons environ, jusqu'au soir six heures, nos quatre-vingts à quatre-vingt-dix kilomètres par jour. Ce qui signifie que la distance que nous aurons parcourue à l'arrivée sera environ celle de Bruxelles à Rome. Tout est prodigieusement grand ici, les plaines, les montagnes, les fleuves, le ciel même. Cette saison des pluies a fait naître une verdure un peu criarde qui au début m'a donné du fil à retordre. Je m'y suis fait maintenant et j'ai tout lieu de croire que mon travail sera apprécié. Je compte, au retour, faire une exposition à Kinshasa. On me dit que je pourrais y vendre une cinquantaine de pochades. Les cadres sont déjà commandés, mais je n'aurais garde de vendre la peau de l'ours. Ce qui m'a causé un peu de retard dans mon itinéraire est une commande que j'ai jugé à propos d'accepter en raison des frais de voyage qui me paraissent supérieurs aux précédents... et j'ai emporté moins d'argent... J'ai maintenant la caisse bien garnie : tu peux être entièrement rassurée là-dessus. Sur ma santé aussi : j'aime à te répéter qu'elle est meilleure qu'à mon précédent séjour et que mon estomac reste solide. 

Je souhaite de tes chères nouvelles, ma petite mère, il faut que tu me dises tout, absolument tout, ton régime, et ce que pense Jean Fichelle. Comme je travaille assez bien, il me être parfois paresseux, et je le suis terriblement quand il s'agit d'écrire. Je te serais obligé de faire patienter mes frères et belles-sœurs. Un jour que le spectacle sera moins varié, on encore que je m’apprécierai comme étant un peu moins abruti, je leur donnerai de mes nouvelles. J'y renonce aujourd'hui. Je fais un effort pour écrire tout comme un gosse qui passe la langue sur son dessus de stylo. En parlant de gosses il faut savoir que les miens sont de grands jeunes gens qui m'écrivent des lettres épatantes auxquelles je dois répondre... Il y a aussi en dehors de Stockel, César, quelques amis, bref quand je prends ma plume en main pour l'un ou l'autre mes remords commencent à l'égard de ceux que je néglige. Ma prochaine lettre sera pour les amis de Lille.

Mon, séjour à Kinshasa a été bousculé par de nombreuses invitations chez le gratin kinois, à commencer par le Gouverneur Général qui s'est montré fort aimable et très courtois. Quand je reviendrai, entre autres avantages, on me donnera une voiture automobile pour mes courses et rendez-vous !

Je te quitte ma chère petite mère, en t'embrassant très tendrement. Mille choses affectueuses à la famille. Cordialités aux amis. Encore de bons baisers

Fernand

Sur le Galiéni, Kasaï le 23 janvier 1933, à son frère (James, sa femme et leurs deux enfants, Pierre et Jean) 

Mes chers amis, 

Écrire dans une pièce close, sur un bureau éclairé d'une lampe intime, passe encore, même par grande flemme, mais se décider à rompre avec l'hypnotisant panorama, fermer ses ouïes à l'immense chanson sauvage pour gratter du papier, ça c'est héroïque. Voilà douze jours que je navigue sur le remorqueur, qui fera une belle performance en arrivant à Port Francqui le quatorzième ! la distance de Bruxelles à Varsovie. Ayant couvert cette nouvelle étape, je serai environ au quart de mon voyage au Congo. Quinze jours pour atteindre Élisabethville, puis un mois pour être au Kivu-Ruanda. Beaucoup de route et cependant je marche peu : autant que possible je garde mes forces physiques en réserve. Elles auront peut-être utilisées là où les moyens de transport seront moins faciles. Dès Port-Francqui, j'aurai mon fameux wagon et la solitude complète dans le brousse. cette perspective est loin de me déplaire. On s'intériorise dans la solitude et le goût de la liberté prend une saveur amère très recommandée pour la bonne peinture. celle-ci se ressent de mon état physique tout à fait bon : je travaille sans relâche et compte bien avoir de meilleure besogne en réserve qu'à mon précédent voyage. Il est vrai que j'ai plus d'expérience et que j'ai appris depuis quatre ans. Hier soir, dans un "poste à bois" perdu sur des rives de cette curieuse rivière j'ai assisté à des danses sauvages et je suis encore plein de ce sujet que je viens de traduire dans cette matinée. Ma cabine est sur le pont, mais si petite et si chaude que je ne l'occupe que pour pioncer et mon réveil journalier est à 4 ½. Je m'installe dès le jour sur la toiture où j'ai ma table, mon chevalet et des jumelles... ainsi cette sale période pendant laquelle je suis absolument sans nouvelles de vous tous se traverse sans trop d'impatience. Je me régale de trouver un copieux courrier à Port Francqui : j'espère que vous m'aurez écrit de vos nouvelles et de celles de vos deux enfants. Dites à Jean qu'il y a grève de singes au Congo : je n'en ai pas vu vingt depuis que je suis arrivé. Par contre les moustiques m'ont dévoré les pieds qui n'en diminuent pas loin de là ! Je perds mes tifs, ils deviennent d'ailleurs blancs et mon nez qui déborde du casque prend des tons effarants... Je me désagrège, adieu jeunesse ! Je deviens "matron" avec un petit bide colonial, je ne vous dis que cela. 

Je vous embrasse tous les quatre, vous souhaitant la santé de celui qui "saitrotirlemambusansbrûler"

Fernand Allardl'ol

J'ai un beau petit biloko pour ma belle-soeur, avec du poil autour. 

Le 30 janvier 1933 (Mweka, Kasaï), à sa femme

Ma chère petite femme

Mon temps est fort occupé : je peins à tour de bras et reçois des visites à mon wagon bien exposé au soleil dans le désert de terre de cette gare. Dans la nuit, je serai accroché au train-courrier qui me déposera dans une situation identique, je le crains avec certitude, en gare de Luluabourg. (N.B. : Actuellement Kananga : https://fr.wikipedia.org/wiki/Kananga) J'ai téléphoné à Carlier, qui est quelque part en inspection et sur lequel je comptais pour revoir Kabinda. N'ayant pu toucher cet ami, je me rabats sur Luluabourg, que je ne connais pas encore, qui est un très bon centre, me dit-on, et facile à parcourir autant qu'à atteindre.

Ci-joint un papier écrit pour toi, pour vous trois, dans l'enthousiasme de ma visite chez Lukengo, roi des Bakubas (https://www.kaowarsom.be/documents/bbom/Tome_IV/Kwete_Mabindji.Lukengo.pdf). C'est le vieux paralysé auquel Genval fait parfois allusion, son entourage est magnifique. J'ai fait six séances dans la journée, si bien que le soir j'étais comme une chiffe molle. Le spectacle qui m'a été donné personnellement est fort rare, de sorte qu'il fallait œuvrer en hâte : je serais resté là deux ou trois jours qu'il aurait été impossible d'obtenir les modèles que j'ai eus, leur toilette est fort minutieuse, très longue, et ne se fait qu'aux grandes occasions. Avant mon départ (j'avais remis au Roi un de mes portefeuilles Brachot), vingt chefs sont venus m'apporter vingt présents royaux, c'est le cas de le dire : j'ai des boîtes anciennes, des hanaps, vingt pièces de magnifique velours du Kasaï (une petite fortune) et deux grandes nattes.Peut-être t'expédirais-je celles-ci d'É'ville où je serai dans une douzaine de jours. Arrivé à Port-Francqui, j'ai touché deux lettres, la tienne et celle de Paulette mais rien ni de mère, ni de César, ni de personne. Dois-je m'inquiéter ou dois-je croire que tout un monceau de lettres m'attend à É'ville ? J'aime mieux le croire ainsi car ayant besoin de mon (?) je chasse les inquiétudes des deux maisons. Ici c'est comme cela qu'on doit faire, s'inquiéter c'est foutre ses moyens à l'eau, alors...

J'ai rencontré chez Lukengo un agronome et sa femme un peu souffrante. C'est un (?) D'Any, frère de madame Veneman. Le monde est petit, il me disait combien il désirerait habiter Stockel, ne sachant pas d'ailleurs que j'en étais un "paysan". C'est ainsi que j'ai appris sa parenté : il faudra bien, au retour, que je prenne mon courage à deux mains, et le chemin Veneman des deux pieds ! Dieu soit loué, une tornade menace et le temps fraîchit un peu. il fait moite, je ne te dis que ça ! mon boy me donne toute satisfaction, valet de chambre stylé, cuisinier, propre attentif. Hier j'avais quelques personnes, L'admin (?) et deux amis à l'improviste. En cinq secs il m'a fait un hors d'oeuvre, une soupe et un plat de cassoulet, pour terminer...une crème renversée. Si tu veux que je te le rapporte... il souhaite vraiment rester avec moi et parle déjà de mon retour et qu'il prendra du service en mer, pour me revoir peut-être à Anvers. Si tu jugeais que la chose est praticable, je ferais des demandes à Kinshasa au retour pour amener ce domestique modèle en Belgique... Et puis quel modèle !

Ma santé continue à être très bonne : je ne prends même pas de fruit Salt le matin comme en Europe, c'est te dire que les fonctions sont régulières. J'en parle parce que c'est essentiel ici : les malheurs viennent souvent de là. J'ai lu avec un vif intérêt le journal de notre fils : C'est très bien, très bien.  Pourvu que ces décors et cette fête de Nous n'aient pas fait tort à ses études ou à sa santé. J'ai toujours dans l'idée que courir deux lièvres n'est pas excellent... C'est par pure affection que je fais cette remarque : ce n'est pas une observation paternelle mais une inquiétude amicale. Aucune autre nouvelle de M'voula, rien reçu de vous sur Paris et Nice. J'espère que tout s'est bien passé. 

Y a-t-il rentrées d'argent ? 

Et les chiens, et le chat, et les poissons, ceux du bassin et les autres ? Dans un prochain courrier moins chargé j'écrirai une carte à Marie. Amitiés aux amis. 

Mille baisers pour vous trois, de tout mon cœur. 

Fernand

 

Texte de Fernand joint à la lettre précédente, daté du dimanche 29 janvier 1933

Journée parfaite : levé tôt, écrit à ma chère fille en attendant que l'Administrateur vienne me chercher à la gare pour me conduire à dix-sept kilomètres de Domongo (?) où se trouve mon  wagon. Chez le roi des Bakoubas – Lupogo – à Mushinge. Route agréable mais pleine d'embûches : ponts branlants, ravins, etc. Toute une population est cependant requise et travaille pour rendre praticables les trous énormes que les pluies récentes ont creusés.
Une grosse alerte à sept kilomètres du but : une tornade noire se prépare et rendra tout inutilisable, y compris les occupants de cette voiture de plein vent. Elle glisse à droite : nous arrivons – accueil froid, distant. Un gîte d'étape est ouvert : nous y pénétrons pour palabrer ; grandes questions : nattes, de l'eau, des chaises, disputes violentes de noirs à noirs. Les chefs donnent de la voix : nous sommes – et particulièrement moi – dans l'attente angoissée d'être enfin admis au palace. Celui-ci fait en labyrinthe, est découpé en cinquante cases(?), laphingo, jardins de sol battus qui séparent les bâtisses de pisé recouverts artistiquement de rafia ouvragé.
Nous pénétrons enfin plus près du coeur de la cité : l'administrateur se plaint que le Roi ne soit pas prêt encore. L'explication est donnée : le Roi doit être vêtu pièce à pièce par des serviteurs particuliers. Comme il est impotent et que chaque opération demande des soins outre des ordres exécutés avec la prudence et la lenteur qui caractérisent les gestes des noirs. Il faut être patients et nous le sommes. Je fais un croquis à contre-jour d'un énorme chef au visage intelligent et brillant, le maître des cérémonies sans doute... plutôt maréchal de la cour m'a-t-il semblé plus tard. Tout à coup, branle-bas : une porte est ouverte. C'est là que le maître d'un ou de millions de sujets gît dans une chaise longue de bois épais. Il disparaît dans la pénombre, un feu rustique malgré l'heure – onze heures ! – fumerote dans le milieu de la salle.
Avec un sans façon un peu choquant peut-être eu égard aux salamalecs respectueux des courtisans, nous allons serrer la main de cette masse royale ironiquement paralysée du corps et des membres. Seule la tête remue parfois imperceptiblement ; les yeux, eux, sont éloquents, la voix est autoritaire mais elle n'est ni brusque ni cassante. J'ai dans l'idée que ce Lupogo est un être fort actif dans son immobilité et les renseignements qu'on me donne à ce propos corroborent ma pensée. Il est, paraît-il, d'une roublardise à retardement qui a déjà confondu pas mal de blancs, il traite cent questions avec compétence et notamment celle de ses propres intérêts, qui ne sont jamais négligés.
Je fais un croquis assez laborieux parmi les palabres, la fumée et les claquements rythmés des mains, un croquis d'ensemble et n'y tenant plus, je sors peu content et du roi et de moi-même.
Des ordres ont cependant été donnés à mon insu et je vois, en sortant, le maréchal de cour dans son costume d'apparat. Il est gros, une jupe à mille plis pend sous son ventre. Il porte en outre un fort beau tissu noué sous les seins ; un bonnet à trois branches, aux épingles d'or et plumes, orne son chef luisant et amène. Je me mets à la besogne après accord. Il pose deux heures. Dès ce moment, sans répit, j'ai vu arriver un choix magnifique de modèles dont il est impossible, sans être fastidieux, de décrire par la plume : le pinceau seul existe dans ces cas et je m'en suis servi jusqu'à en être saoul. Ayant fait un présent à chacune de mes victimes, j'ai reçu d'eux-mêmes des objets de valeur artistique très sûre : objets de bois habilement creusés, velours du Kasaï dont la "douceur est celle de la peau des femmes".
C'est à ce moment que le Roi s'est annoncé dans le lupingho des étrangers. Quelle féérie ! Ses femmes teintées de rouge, juponnées de rouge, tenant en main des calebasses sonores, entouraient le typpoy du royal infirme. Les ministres, grands-ducs et pairs assis à dix portes différentes attendaient, assis les jambes écartées, leurs tenants se groupant dans leur symbolique territoire. Chacun d'eux vint alors se poster près de la couche royale. Je puis enfin approcher : un chaos multicolore de perles, de plumes, d'étoffes tigrées, carrelées, lignées, tarabiscotées. Où était le Roi dans tout cela ? Je découvris enfin sa tête, sorte d'image cadavérique, yeux clos sur fond de
face striée de sable. En frappant respectueusement les mains, chaque préposé à telle ou telle partie du vêtement d'apparat vint retoucher, apporter une dernière grâce à cette irréelle image de la grandeur terrestre.
Les couleurs sont vives, crues, parfois de mauvais goût dirait-on. Cependant, tout s'harmonise, les hommes vont, viennent, forment une mouvance dans ces couleurs qui dérangent ainsi l'harmonie première, sans jamais manquer à une harmonie inconnue chez nous, parfaitement une.
Ce spectacle rend rêveur : n'y a-t-il pas chez ces gens que nous jugeons sur des apparences, ne pouvant pénétrer leur mentalité, une civilisation qui nous échappe et vaut bien la nôtre ?
D'aucuns rient ; ne vaudrait-il pas mieux chercher à réfléchir un peu et, si on est artiste, essayer de prendre un peu "du poil de cette bête" ?

Mweka (Kasaï) le 30 janvier1933, à sa mère, notée N° 7, reçue le 1er avril 1933

Ma chère petite mère, 

Je termine une journée bien remplie. Un orage avorté a tout de même apporté un peu de fraîcheur sur mon wagon. Je suis en gare de Mweka, c'est-à-dire dans un désert de sable chaud avec, en face de moi, la maison d'un blanc et de sa femme. Il n'est pas "chef de gare" mais "chef de station", ce qui n'est pas la même chose. Je suis ici depuis trois jours, attendant un train montant vers le Katanga, sur lequel on m'accrochera. Ce sera fait cette nuit même et me réveillerai demain décroché à nouveau en gare de Luluabourg. Je viens de Domongo d'où je suis allé à une vingtaine de kilomètres voir le roi des Baloubas, le plus grand roi sans doute du Congo Belge. J'ai été reçu en grande pompe et j'ai été couvert de beaux et riches présents. Depuis cette réception, mon imagination travaille et ma palette aussi. Je n'avais nulle idée du faste que peut déployer un souverain qu'il est convenu d'appeler "sauvage". C'est une idole. Son corps paralysé est éclatant de perles, de bijoux, de plumes. On cherche longtemps sa face qui est peinte, toute petite dans cet amas de richesses. Il tient, Dieu sait pourquoi, une minuscule plume de perroquet dans la bouche. La séance a été interrompue une ou deux fois. On a tendu un grand voile devant lui. Il paraît que le roi devait cracher, boire, ou manger ; peut-être devait-il faire autre chose : nul autre que deux ou trois ministres ne peut considérer Lukengo dans ses nécessités physiques. Depuis cette réception, dont je garderai un inoubliable souvenir, j'en peins toutes les phases et me propose même d'en faire un article illustré pour l'"Illustration". 

Mon voyage s'accomplit donc heureusement, ma santé étant parfaite et comme on est philosophe dans cet immense pays je serais tout à fait patient si je n'étais privé de toutes nouvelles fraîches. Depuis le 18 décembre je ne sais plus rien. une lettre de Juliette, une de Paulette et c'est tout ce que j'ai reçu à Port Francqui et ces lettres datent d'avant la fête de Nous et la première de M'voula. Je suis loin, fort loin et cette absence de correspondance me donne l'impression d'être plus loin encore. Pour moi qui ai beaucoup de besogne qui suis obligé de voir beaucoup de monde qui ai peu de temps en somme. je n'attends pas les courriers pour écrire. Je le fais au petit bonheur persuadé que mes lettres mises à la poste quand elles sont écrites arrivent toujours en un minimum de temps. Beaucoup ici font comme vous, attendent la dernière minute du train ou du bateau pour écrire hâtivement. Ce n'est pas la bonne manière : il faut écrire quand on peut... il suffit de vouloir. Rien encore de mon oncle César ? pourquoi ? je lui ai écrit quatre fois au moins depuis mon départ, C. à dire plus souvent que je ne le fais en Europe. 

Il a fait bien chaud ce dernier mois : je supporte allègrement le climat. Il est rare que je fasse la sieste. Je transpire comme un bœuf (surtout dans mes besognes sédentaires) et cela me dégage. 

Je souhaite à tous ceux que j'aime et à toi particulièrement la bonne santé dont tu m'as fait cadeau. J'entends que tu te soignes bien et que tu prennes comme moi le temps en patience. Je me fais une fête du bon retour, de l'affection des amis et peut-être du repos que je pourrai prendre si mon exposition à Kinshasa réussit. Juliette me dit qu'elle est allées s’asseoir dans notre belle voiture à l'exposition de l'auto ! Ça va être bon de reprendre le volant et de faire quelques routes non plus dans la boue à des fins pécuniaires, mais pour prendre l'air, gratis de travail, sur de belles routes bien lisses. En somme, je travaille aussi pour ma joie interne, c'est une (? mot illisible), il y a des jours où je peins cinq ou six pochades, et meilleures que précédemment je crois. Si la vente était aussi lestement enlevée ! 

Allons, au revoir, ma chère petite mère, soigne-toi bien et donne-moi souvent de tes nouvelles. 

Mille choses aux parents, aux amis. 

Je t'embrasse encore de tout mon cœur. 

Fernand

 

Lusambo, le 7 février 1933, à sa femme

Ma chère petite femme

Je t'écris de chez De Wasseige, que j'ai rencontré dans des circonstances inouïes. J'étais à quelque vingt kil de Luluabourg, en train d'étudier les danses des Tchichibi quand une voiture a traversé la route, s'est arrêtée sans doute occasionnellement... C'était de Wasseige : il revenait à Luembo, ayant été voir sa jeune femme en traitement dans les environs de Luluabourg. Je suis revenu à Luluabourg pour prendre quelques bagages, j'y ai laissé mon wagon, mes boys et me voici à la Cotonco. Lusambo après une route nocturne dans une forêt de 290 kilomètres. Quel voyage et aussi le lendemain quelle bonne surprise. Vos lettres de Paris, 2 lettres de César. Toujours rien de mère : je me demande inquiet ce que cela signifie. Ta lettre porte le n° 3. je suis donc à jour mais compte recevoir plus de nouvelles à Élisabethville où j'arriverai forcément plus tard que je ne le pensais. Cet après-midi j'irai voir le fils de Puissant (?) qui se trouve dans la concession Lacourt (?) à une trentaine de Kil d'ici. (Est-ce Lacourt de Woluwe ? )

J'ai vendu huit pochades à mille francs, mais ne toucherai que par la suite : cinq chez de Wasseige, trois chez Bastin, le beau-père de Marcel Hers (?) mon confrère qui fait à Luluabourg du poivre pour la ouate thermogène et chez qui j'ai été reçu cordialement. J'apprends avec ennui que tu es enrhumée, j'espère que tu te seras fait soigner et que ta santé est parfaitement bonne. je veux qu'à mon retour tu ne sois pas mègle mègle mègle (?) mais plutôt rondouillarde et rosée. J'ai reçu deux jolis tam-tams, ma collection s’accroît. Je vais revenir comme un âne, chargé de reliques. Ma santé continue à être très bonne. Mon bidon ne grossit pas trop et ma figure ne s'amaigrit pas. Reçu une lettre en quatre mots grands comme des maisons de Baballe et de sa mère. Je partage à leur propos ton opinion et comprends que tu sois embêtée. je plains cette enfant qui a maintenant vingt ans et qui sera éternellement auvergnate, c.a.d. ni homme ni femme. J'embrasse bien les jeunes gens. Impossible de parler de Nous que j'ai bien reçu (les deux en un seul) mais dont je n'ai pas pu en raison de mes travaux prendre connaissance. Nous faisons de Wasseige et moi ménage de garçons. Il a eu beaucoup de déconvenues à tous propos notamment en ce qui concerne sa femme souvent souffrante. Tu les verras vers avril, ils viendront te dire bonjour et t'apporter la caisse de fétiches et autres articles préparée à notre intention avant son départ comme il avait été convenu, mais qu'il n'a pu nous remettre dans les inquiétudes qu'il avait à ce moment. 

Je termine cette lettre pour le courrier extraordinaire qui part dans quelques minutes à 300 Kli d'ici. Je t'embrasse de toutes mes forces chère petite femme. soigne-toi bien ainsi que les enfants et écris moi beaucoup. 

Fernand 

Luluabourg le 12 février 1933, à sa femme 

Ma chère petite, 

Je ruisselle. Jamais le Congo n'a été aussi chaud. Les coloniaux s'entendent pour me donner un brevet de colonial, attendu que je supporte par Dieu sait combien de degrés un wagon exposé au soleil, que tout le monde fuirait, même à l'ombre. j'établis par courants d'air une température artificielle qui n'empêche pas mes panneaux de se gondoler et ma boîte à couleurs de suer de larges gouttes d'huile. Mes boys dorment. le patron veille...Il est deux heures ¼ au soleil : dans quatre heures j'aurai un mieux mais alors les moustiques commenceront. Je souhaite une tornade, n'importe quoi, mais que cela change. J'aurais pu espérer rouler en d'autres temps, mais les affaires sont si calmes que les trains de marchandises de jadis ont été supprimés : force m'est d'attendre le courrier qui passera dans deux jours pour m'amener directement à Bukama, autre et plus pénible fournaise, où je ne resterai heureusement que deux jours. 

Les de Wasseige sont partis ce matin, madame venant d'un hôpital où elle était en pension pour contractions nerveuses de la glotte. Pauvre dame, dans quel état de maigreur elle était ce matin. Il lui faut un grand courage pour vivre, sa petite fille, trois ans, que nous avons vu à (?) est très bien portante. Tu les verras : ils vont venir te dire bonjour après t'avoir donné un coup de téléphone. Ce sera vers mi-mai : fais leur un bon accueil, ce sont des gens simples et charmants, qui certainement te plairont bien. Ils t'apporteront des bilokos (N.B. : en lingala : petites choses). invite-les à déjeuner, cela leur fera plaisir et à moi aussi. Tu inviteras les Van Oost en même temps si tu veux, ils s'entendront très bien. De Wasseige m'a acheté cinq pochades et sa famille offrira un jour quelque rendement. C'est à considérer en dehors des questions de sympathie immédiate. 

Comme je suis en retard à nouveau sur mon parcours, je vais brûler les étapes et me rendrait directement à Bukama ! Déjà Heenen fait prendre de mes nouvelles sur la ligne... "Allard arrive-t-il, où est-il ?" Rien ne se perd ici, et ma présence est signalée où que je sois. on m'a donné un de télég par Rexobel (?) et si tu lis le "Soir" tu sauras avant cette lettre ma situation géographique exacte. J'ai donc eu ta bonne lettre à Lusambo, ainsi que deux de César. Toujours rien de mère ! Qu'est-ce que cela signifie ? 

Je vais faire une moukande (N.B. : terme d'origine bantu signifiant lettre) pour Kabinda, Kanda Kanda et Bena Dibele où je n'irai pas afin que ma correspondance me parvienne (mais à mon retour seulement à Kinshasa) 

M. Bastin, le beau-frère de Marcel Hers (?), éploré de voir combien j'abîmais mon travail, m'a fait confectionner une admirable boîte, une vraie bibliothèque, dans laquelle je peux glisser 90 panneaux. Il m'a, en outre, acheté, jusqu'ici, trois pochades. Cela fait huit ventes : je suppose, vu ces indices, que j'en pourrai faire une trentaine à Kin : l'auto... quoi ...

Ma santé est excellente : j'ai hier un peu souffert de ce point au-dessus gauche de l'aine, mais c'est passé maintenant. Je crois que c'est nerveux et que je me ressens de cet inconvénient quand je suis fatigué. Or j'avais fait 250 km sur une route faite de bosses et de fossés dont on n'a aucune idée en Europe. 

Malgré ma volonté, je dors en t'écrivant, sans doute t'en aperçois-tu à mon écriture. Je te quitte en t'embrassant et en te chargeant de mes tendresses pour les enfants. Je leur écrirai dans des temps moins durs. Dis à André que son numéro de Nous (le dernier) est fort intéressant et que la grande nouvelle de Delecourt est excellente. C'est un collaborateur de grand choix. 

À tous trois, un million de baisers (dans une sueur désagréable hélas) 

Fernand 


Luluabourg, le 13 février 1933, lettre adressée à une correspondante non précisée (Jeanne Hovine sûrement)

Ma chère amie, 

Je vous écris : un plomb s'égoutte sur ma tête. je souffre un peu, il me faut bien l'avouer. la chaleur est telle que tout, dans mon wagon, craque, se dessèche et gondole. Les mouches tombent, mes boys dorment, ma palette goutte de larges touches d'huiles.Je viens de ma salle de bain et l'eau que j'en tire est écœurante de tiédeur. Que faire ? La pensée reste fraîche, l'homme veut se défendre et je vous écris. je suis revenu hier d'une grande randonnée dans le Sankuru... un rien ! La distance de Bruxelles à Paris dont j'ai fait cent kilomètres la nuit en forêt. On me disait que la région était rebelle sur le parcours, mais j'ai sur les noirs des idées bien assises qui n'ont pas été démontrées... Ce sont des gens accusés de tous les péchés du monde et qui en somme me ressemblent comme des frères jouisseurs mais pas méchants pour un sol. 

La preuve en est que j'ai pu, après une séance de danses commandée en obtenir de bonne volonté autant qu'il m'a plu en avoir. Tous les chefs noirs sont venus en grand apparat nous montrer leurs danseurs et leurs talents chorégraphiques personnels par pure bonne volonté. Peut-être encore par vanité, car les noirs, qui savent tout à distance, n'ignorent pas comment l'illustre Impotent, le Roi des Bakubas, m'a reçu. Ce fut une grande fête : une cour immense, cinq cents femmes peintes en rouge, des chefs en grands costumes, le roi dans un écrin énorme d'objets rutilants, lui, immobile, les autres dansants, hurlants. J'ai vu de grandes choses, chère amie, et vous auriez fait avec votre sœur un bien joli sujet de conte pour vos petits amis du "Soir" si vous vous étiez trouvées là avec moi. 

Je m'énerve à ce souvenir et mon papier me colle aux doigts aussi, plaignez-moi mais ne critiquez pas votre correspondant. Plaignez-le un instant seulement car ce soir, dans la fraîcheur, il aura un bon whisky frais et en plénitude de jouissances, il regardera les lézards et les mantes religieuses courir leurs proies avec plus de cœur et plus de vaillance que s'il était à Bruxelles cherchant un "deux" pour terminer un rami. 

J'ai appris tout le succès que vous aviez eu à Rataillon et m'en suis fort réjoui. J'ignore ce qui s'est fait à Nous, mais suis persuadé que vous avez défendu les jeunes de tout votre cœur talentueux. J'espère aussi de vos nouvelles à É'ville. J'écris à Kabinda, Bena Dibele et Kanda Kanda en cas où vous m'auriez écrit dans l'une ou l'autre de ces stations (où je n'irai pas ayant choisi une autre route qui m'était encore inconnue). 

Mon travail me parait meilleur et plus approfondi que précédemment, cela n'aurait rien d'étonnant vu l'expérience que j'ai maintenant de la Colonie. Cependant, en artiste, j'aimerais assez être circonspect. quoi qu'il en soit, je garde confiance, bonne humeur et santé parfaite. Les coloniaux que je rencontre ne laissent pas de me flatter beaucoup en me racontant "colonial né et bien trempé" ...il est vrai que je vois cela à ma chère maman qui me dit que dans notre famille on doit être "finis au fusil". 

Je suis confus de l'affreuse moukande que je vous griffonne, mon papier se soulève dès que ma main se reprend  Avec l'encre vous aurez et je m'en excuse la sueur de votre ami

 

Allard l'Olivier

Excusez-moi d'avoir envoyé au Cercle ma première lettre. Le courrier allait partir et chercher votre adresse dans toutes mes malles l'aurait fait rater. Mes hommages à votre soeur, mes compliments à votre beau-père. pour vous, un baiser un peu trop long, mais très respectueux sur les doigts. 

 

Luluabourg le 13 février, à sa mère 

Ma chère petite mère, 

Sans essayer de pénétrer tes raisons, je constate avec une certaine tristesse que tu ne me gâtes pas de tes lettres : j'en ai reçu une en tout et pour tout depuis que j'ai touché ce sol. Suis-je puni ? Je ne le pense pas et crois plutôt comme je te connais que tu remets de m'écrire parce que tu ne le ferais pas gaiement. C'est une erreur. Je ne suis pas toujours non plus en humeur d'écrire gaiement et cependant, le faisant, je rattrape tout mon optimisme et me figure pourtant aux miens que je suis un peu moins éloigné d'eux. En fait, je ne suis pas tout près et je m'en rends compte par l'horrible chaleur dont j'ai été gratifié aujourd'hui et hier. Mon papier, tout poissé dans le bas de cette page te dira que si j'apporte ma pensée j'apporte aussi ma sueur. De mon wagon qui séjourne depuis dix jours à Luluabourg, j'attends philosophiquement le train-courrier qui m'amènera en sept jours à Élisabethville où le climat est moins ardent. Cette escale a été longue parce que j'ai pu profiter de l'auto d'un ami de Lusambo, un Namurois plutôt, M. de Wasseige, qui m'a fait faire quelque cinq cents kilomètres de route et m'a permis de découvrir des tas de congoleries ignorées. J'ai vécu des heures extraordinaires et magnifiques, et j'ai peint à tour de bras. Ce temps passé n'est pas perdu : je me fais l'impression maintenant d'être un pionnier de la peinture au Congo, comme jadis il y eut des pionniers pour le commerce et l'industrie dans ce pays. Si je dois laisser un nom en peinture, ce voyage entrera pour une bonne part dans la grâce que la postérité me fera. En attendant, je gagne un peu ma vie : j'ai vendu jusqu'ici pour une vingtaine de mille francs, doit la moitié vient à point pour mes frais de route. Ma santé reste excellente : les coloniaux durs à cuire me sacrent colonial de première classe et cette estimation me gonfle d'orgueil. Il est vrai que je dois à mes parents une santé dont je leur sais gré et qui me permet de m'installer dans les plus mauvaises conditions comme si j'étais dans un fauteuil paré, le sourire aux lèvres.

Mon wagon, je te l'ai dit, est tout à fait confortable :j'ai deux boys, un salon, une cuisine, une salle de bain, une chambre de débarras et une à coucher, qui a un lit dur mais sain comme il convient ici. Il y a un mais... la chaleur ! Quand le soir vient, ce serait une bénédiction s'il ne fallait fermer à cause des milliers de moustiques, papillons, mantes religieuses et tant de bilolos insupportables.

j'espère que tu te soignes bien et que tu me donneras de bonnes nouvelles à Élisabethville. celles qui seraient éventuellement à Bena Dibele, Kabinda ou Kanda Kanda ne me toucheront qu'à Kinshasa, au retour car je ne puis passer dans ces postes, ayant changé cet itinéraire comme déjà, contre un autre plus intéressant. 

Au reçu de cette lettre, tu pourras te dire que je suis sur le chemin du retour, sans doute dans le Ruanda... de là je boufferai les étapes pour être comme convenu en juin à Kinshasa, où je ferai une exposition. Je pense qu'il me sera possible de rentrer pour mes cinquante ans. Cinquante ans ! Je m'en sens vingt encore ! Comme le temps passe ! 

Je te quitte, ma chère petite mère, sans doute n'ai-je pas dit le quart de ce que j'aurais voulu dire, cela se résume surtout en ceci : soigne-toi bien, garde ta bonne santé pour que j'embrasse au retour une fraîche et toujours jeune maman. Reçu deux lettres de mon oncle César à Lusando. Je lui répondrai demain. 

Aujourd'hui, j'ai fait trois lettres, six heures de peinture et mon bain m'attend, avec des vêtements frais et secs. Les miens puent la sueur. Je t'embrasse encore. Amitiés aux amis

Fernand 

Fernand chante-t-il encore ? Si j'en juge par moi : oui !

Luluabourg le 13 février 1933, à son ami et voisin M. Van Oost (N.B. : Il existe une très belle toile de Jacqueline van Oost bébé)

Mon cher Ami,

La solitude de mon wagon me permet d'être, le soir, un peu rêveur ; comme je le suis très peu, je troque volontiers la rêverie contre le bavardage. Bavarder seul, c'est écrire à ceux auxquels on pense et tout naturellement Stockel, la famille, les amis, le clan du "Plateau" viennent à l'esprit et chacun a son tour.

Il y a, à ma droite, une immense plaine et de magnifiques installations désaffectées : c'est la Sabena arrangée par la crise. Il me revient, et la chose m'a été racontée à Madimba, que les émolûments d'un géomètre pour le cadastre d'une concession de 500 hectares ont coûté environ trois fois huit mille francs (prix en litige bien entendu) à cause des erreurs successives qui avaient été commises. Un avion eut coûté trois fois moins et l'opération aurait été faite et bien faite une fois pour toutes. En vérité, la crise dont on parle tant et qui fait tant de torts, est provoquée en beaucoup de cas par un esprit routinier et un manque d'assimilation aux nécessités présentes. On fauche rigoureusement le camp d'aviation de Luluabourg et aucun avion n'y descend plus. On discute le prix du travail d'un nègre et on lui fait faire des besognes épuisantes et qui ne riment à rien. Il n'est pas un blanc qui ne rouspète sur les capacités laborieuses du noir et ne trouve, d'autre part, très à propos de le faire poireauter une demi-heure avant d'étendre le bras et de lui prendre la lettre qu'il tient au bout d'une baguette respectueuse. J'ai l'esprit beaucoup trop logique pour un peintre et cet esprit est sans cesse heurté ici. Monsieur Tshoffen passe, il préconise l'économie, il dit l'État sans argent et au sortir de la colonie donne trois millions et demi au curé de Matadi qui a déjà une église mais voit grand, plus grand encore sur le compte des autres. Je ne rouspète pas et j'ai dans l'idée que si j'allais trouver ce phénomène de la Charité, j'aurais une commande de "chemin de croix" dans les tarifs pépères... pour ce que ça lui coûterait... !

Il y a à Bruxelles une société bien établie avec ascenseur, sur trois étages des dizaines de bureaux avec directeurs, sous-directeurs, secrétaires et adjoints pour les affaires de laquelle j'ai rencontré en trois semaines un client ! Je ne compte pas les services d'Afrique qui sont aussi importants... Où trouve-t-on l'argent ? Il y a à Kinshasa une concession immense avec cinquante maisons toutes meublées dans les trois cent mille francs l'une et qui sont toutes inoccupées. La société, la Texaf pour ne pas la nommer, a 152 millions du Crédit anversois ; privilégié, l'administrateur responsable a, dit-on, quarante millions bien placés en Belgique et doit bien rigoler en pensant aux actionnaires qui ont payé trois ou quatre mille francs des valeurs qui ont fait sa fortune et qui valent maintenant 125 frs.

Je fais de la peinture toute la sainte journée et peux bien parler d'autre chose le soir, excuse-moi. Je vis des heures inouïes, non seulement je vois mais je hume et je sens, et supporte mille choses étranges. Si je te disais que j'ai, en t'écrivant, trois mantes religieuses sur mes bras : elles chassent les moustiques sans autre souci de l'énorme animal qui les porte, indulgent...

J'ai été reçu par le roi Lukengo, ses guerriers à barbe bleue ou écarlate. J'ai fait de nuit, sur des routes impossibles, cent cinquante kilomètres d'auto en forêt, sans pneu de rechange. J'ai vu, sur le Sabnkuru, des milliers de poissons morts descendre au fil de l'eau pendant trois jours ! Un remorqueur en a été arrêté. Tout est grand, comme sans limite, dans ce pays magique : les paysages, les éléments, la bêtise des hommes, leur audace aussi. Il est séant d'être philosophe et, en bon colonial, je le suis. J'attends mon temps sans impatience. Quand l'heure sera venue de retourner au "Crokette", ce sera avec joie. J'espère que tu te portes bien, ainsi que Suzanne , les enfants et tes parents. Je vous souhaite à tous la santé dont je jouis et l'ardeur que je mets à vivre.

Mille compliments en famille de votre 

Allard l'Olivier

 

le 15 février, lettre adressée à son ami Guebels

Mon cher ami

Je quitte Luluabourg après y avoir séjourné deux semaines, ce qui m'a permis d'explorer la région jusqu'au Sankuru. Inutile de vous dire que je continue, en raison même de mon tempérament, de kilomètre en kilomètre, à faire produire mes impressions de voyage. Et elles sont multiples... Ce fut d'abord le Kasaï avec mon installation de route sur le "Galiéma", hôtes charmants, heureux voyage avec la visite des postes à bois. Puis mon wagon, une merveille de confort due à la générosité du B.C.K. Arrêt à Domingo, d'où je suis allé voir le Roi Lukengo. Reçu en grand apparat par cette châsse impotente ; j'ai connu des heures extraordinaires... j'aurais voulu dix paires de bras, les miens étaient tremblants de mon excitation picturale... Des croquis, six pochades ! le soir j'étais comme une lavette mais heureux. Je me propose de faire pour l'"Illustration" quelques pages sur cette idole immobile : j'espère recueillir toute la documentation le concernant et peut-être lancer cette idée qu'après tout, cette paralysie est judicieusement simulée. Ce ne serait pas bête, ne trouvez-vous pas, que de garder une toute-puissance occulte grâce précisément à la grandeur de l'inertie. Tant de gens se diminuent en vaine agitation qu'on pourrait proposer l'envers assez poétiquement.
Après un arrêt de quelques jours à Mweka, j'ai fait quelque cinq cents kilomètres en forêt, ayant rencontré un vieil ami du Kivu tout à fait fortuitement ! J'ai eu la joie de voir les danses Tchi Tchi'bi, petites filles ma foi fort averties qui dansent des pantomimes fort, fort curieuses et troublantes pour un quinquagénaire célibataire ! Qu'est-ce que vous allez  croire ?...Vu aussi les danses sauvages chez Pania Sembé, ancien chef révolté à Tshikania ; là aussi j'ai peint en folie, me mettant de la couleur dans le nez, dans les cheveux, ce qui témoigne d'une grande agitation... exemple notre ami Marquès.

Ma santé continue à être excellente. je n epuis que souhaiter que la vôtre et celle de votre chère famille soit dans la même forme. 

Mon courrier pour É'ville arrive dans quelques instants. Je vais rouler et me trouver dans l'impossibilité d'écrire : je me hâte pour vous adresser mon très cordial souvenir, mes respectueux hommages à madame Guebels et mille amitiés à vos enfants. Si vous voyez Marquès : mes bons compliments, je vous prie. 

Allard l'Olivier

Veuillez dire si vous voyez monsieur Leleux que j'ai été très sensible à son article dans Courrier d'Afrique. je compte d'ailleurs lui écrire dans quelques jours. 

 

 

Carte synthétisant les déplacements de Fernand de 1932 et 1933.(Carte d-maps.com)